De Yórgos Lánthimos
Avec Emma Stone, Mark Ruffalo, Willem Dafoe
Chronique : Avec Pauvres Créatures, Yórgos Lánthimos commet un nouveau geste de cinéma radical.
Sur la forme d’abord, singulière, déroutante même. Il utilise une image concentrique avec un effet Fish-eye, donnant parfois l’impression de filmer à travers un judas, comme s’il souhaitait mettre symboliquement son spectateur dans une position de voyeur. Il débute dans un très beau mais clinique noir et blanc lorsque Bella est encore à Londres avant de le troquer pour des couleurs vives et saturées quand elle part à l’aventure, et y découvre des paysages aussi surréalistes que fantasques. Il impose une imagerie gothico-rétro-futuriste fascinante et grotesque (on pense à Dali), réinventant Lisbonne, Paris ou Athènes et les intérieurs chics des demeures bourgeoises du 19ème siècle avec un stimulant goût du détail.
Mais Pauvres Créatures est tout aussi radical sur le fond. Avec cette fable fantastique empruntant au mythe de Frankenstein, le réalisateur grec aborde frontalement et de manière désinhibée notre rapport au corps, aussi bien du point de vue de la médecine que de la sexualité.
Le scénario, adapté d’un roman graphique, a pourtant tout du projet casse-gueule. Une femme revenant à la vie par l’entremise d’un savant-fou qui lui greffe le cerveau de son enfant à naître, c’est osé. Comme un bébé, Bella a tout à (ré)apprendre, boire, manger, parler, marcher…. Or elle a déjà le corps d’une adulte et les désirs qui vont avec… mais sans les carcans et normes imposés par la société. Elle va découvrir le monde avec un regard neuf et vierge de toute règle sociale et (surtout) patriarcale, étrangère à la méchanceté et au cynisme qui peut y régner, avide de nouveautés et impatiente de satisfaire son propre plaisir. Elle va brouiller les repères des hommes qu’elle va croiser, jusqu’à les rendre fous. D’abord avec naïveté mais de plus en plus consciente de sa force et son pouvoir.
Le récit est en ce sens parfaitement maitrisé, progressant intelligemment au fur et à mesure que Bella se confronte au monde extérieur et se (re)construit une identité, celle d’une femme éprise de liberté et bien décidée à conserver le contrôle de son corps.
Le réalisateur joue autant du malaise que sa réalisation très graphique (violence, nudité) peut provoquer, que d’un humour grinçant dont il ne se départit jamais. Il fait preuve d’un certain savoir-faire dans le burlesque et l’ostentatoire, bien aidé par des acteurs brillants et pleinement investis, William Dafoe, Mark Ruffalo et la jeune française Suzy Bemba en tête. Et il en faut du talent pour exister face au génie de Emma Stone, fascinante en femme enfant avide de liberté. Elle s’empare du destin de Bella Baxter avec une audace sidérante, un culot phénoménal, consciente que ce genre de rôle ne se présente pas deux fois à vous dans une carrière. Son visage aux mille expressions, l’aisance avec laquelle est joue de son corps, la facilité avec laquelle elle passe du burlesque au drame, Emma Stone livre une performance hors norme.
Grâce à sa comédienne et un sens aigu de la narration, Pauvres Créatures finit par arriver exactement là où il veut nous conduire, à une charge anti-patriarcale imparable, d’autant plus remarquable et efficace qu’elle aura été intelligemment et patiemment amenée.
Ce final confirme que ce film ne ressemble à aucun autre, burlesque et déroutant certes mais aussi jubilatoire et exaltant visuellement.
Synopsis : Bella est une jeune femme ramenée à la vie par le brillant et peu orthodoxe Dr Godwin Baxter. Sous sa protection, elle a soif d’apprendre. Avide de découvrir le monde dont elle ignore tout, elle s’enfuit avec Duncan Wedderburn, un avocat habile et débauché, et embarque pour une odyssée étourdissante à travers les continents. Imperméable aux préjugés de son époque, Bella est résolue à ne rien céder sur les principes d’égalité et de libération.