Sandra, Samuel et leur fils malvoyant de 11 ans, Daniel, vivent depuis un an loin de tout, à la montagne. Un jour, Samuel est retrouvé mort au pied de leur maison. Une enquête pour mort suspecte est ouverte. Sandra est bientôt inculpée malgré le doute : suicide ou homicide ? Un an plus tard, Daniel assiste au procès de sa mère, véritable dissection du couple.
Certaines années, nombreuses et nombreux sont celles et ceux qui se demandent quelle substance ont bien pu fumer les membres du jury du Festival de Cannes pour arriver à leur choix concernant la Palme d’Or. Et puis, de temps en temps, il arrive qu’il y ait une telle évidence concernant un film que critiques, spectateurs lambdas et … jury se retrouvent presque tous d’accord pour le promouvoir tout en haut du palmarès. C’est à un tel évènement, finalement assez exceptionnel, que nous avons eu droit cette année. Il faut dire que L’anatomie d’une chute, le 4ème long métrage de Justine Triet, n’est rien de moins qu’un véritable chef-d’œuvre, digne de marquer durablement l’histoire du cinéma. Ce film a pour titre Anatomie d’une chute car il cherche à cerner la vérité concernant la chute mortelle d’un homme, Samuel Maleski, professeur et écrivain raté, tombé du 2ème OU du 3ème étage du chalet qu’il habitait depuis un an avec Sandra Voyter, sa compagne, écrivaine à succès, et Daniel, leur fils de 11 ans. S’agit-il d’un accident ? D’un suicide ? Ou d’un meurtre ? Il aurait très bien pu avoir pour titre « Anatomie d’un couple », car Sandra étant la seule suspecte envisageable si les thèses de l’accident et du suicide sont écartées, la vie passée du couple Sandra/Samuel va se retrouver analysée sous toutes ses facettes lors du procès. Un autre titre était envisageable, « anatomie du fonctionnement de la justice française », ce film montrant en particulier combien ce fonctionnement est différent de celui de la justice américaine que nous avons pu voir à plusieurs reprises dans de nombreux films. Mais qu’importe, après tout, le titre donné à ce film, l’essentiel étant que, durant 150 minutes qui paraissent très courtes, le spectateur se retrouve happé par ce qu’il voit et ce qu’il entend, par l’intensité dégagée par la plupart des scènes, balloté entre la certitude affichée par l’avocat général quant à la culpabilité de Sandra et les réponses apportées par la défense de cette dernière aux éléments accusateurs qui ont comme caractéristique de toujours rester dans le domaine du subjectif. Par ailleurs, les spectateurs en couple vont sans doute se demander s’ils doivent réfléchir sur le champ à tout ce qui se passe dans leur propre couple ou si il serait plus judicieux de remettre cette réflexion à plus tard. De même, ceux qui sont parents, ne manqueront pas de s’interroger sur l’opportunité de laisser Daniel, un enfant de 11 ans, assister à l’ensemble d’un procès au cours duquel ses parents vont lui apparaître sous un jour nouveau et pas particulièrement brillant et, tout spécialement, sa mère, la seule survivante.
On retrouve dans Anatomie d’une chute, un certain nombre d’éléments déjà présents dans des films précédents de Justine Triet : ce qui se passe au sein d’un couple, un procès, un chien qui joue un rôle important lors de ce procès, …. Dans un film dans lequel il n’y a strictement rien à rejeter, il y a une scène qui dure une dizaine de minutes et qui s’avère encore plus forte que toutes les autres : un enquêteur a retrouvé une clé USB dans les affaires de Samuel et cette clé comprend l’enregistrement sonore, effectué par ce dernier, d’une dispute qu’il avait eue avec Sandra la veille de sa mort, une dispute au cours de laquelle les deux membres du couple se sont jeté à la figure tous les ressentiments, nombreux et variés, qu’ils avaient envers l’autre, sur le partage des tâches, sur l’assujettissement de l’un.e envers l’autre, etc., et qui, manifestement, s’est terminée par des actes de violence. De Sandra sur Samuel ? de Samuel sur Sandra ? de Samuel sur lui-même ? Davantage dans le domaine matériel que dans le domaine physique ? Dans cette scène qui se déroule dans l’enceinte du tribunal, avec le son de cette dispute qui est diffusé sans, bien entendu, être accompagné d’images, on se retrouve tous, magistrats, jurés, avocats, public du tribunal, public du film, dans la même situation que Daniel, malvoyant depuis un accident survenu alors qu’il était âgé de 4 ans. Bien entendu, les conclusions quant à l’éventuelle culpabilité de Sandra que l’accusation et la défense retirent de l’écoute de cet enregistrement sont aux antipodes l’une de l’autre. Bien entendu, le spectateur peut difficilement s’empêcher de tirer sa propre conclusion. Cette scène est donc particulièrement forte, mais le film est truffé de scènes très fortes et il ne peut être question de toutes les évoquer. De toute façon, Anatomie d’une chute est un film qui ne se raconte pas, c’est un film qui se voit, qui s’écoute et qui, ce faisant, donne un plaisir immense aux spectateurs.
Quoi de mieux pour écrire le scénario d’un film qui raconte l’histoire d’un couple que de le faire à 4 mains, en couple, d’autant plus que la scénariste et réalisatrice Justin Triet a la chance d’avoir comme compagnon Arthur Harari, à qui elle octroie systématiquement un rôle dans chacun de ses films. Pour la photographie, la réalisatrice a de nouveau fait appel à Simon Beaufils, déjà Directeur de la photographie dans ses deux films précédents. Quant à la musique, la preuve est une nouvelle fois apportée que, contrairement à ce que pratique le cinéma américain, les grands films n’ont pas besoin de musique pour créer ou pour renforcer plus ou moins artificiellement des émotions. Certes, on entend de la musique dans Anatomie d’une chute, mais c’est en suivant la deuxième règle du Dogme95 : « Aucune musique ne doit être utilisée à moins qu’elle ne soit jouée pendant que la scène est filmée », ce qui est le cas pour « P.I.M.P » de Bacao Rhythm & Steel Band que Samuel écoute avec un fort volume sonore lorsque, au début du film, Sandra reçoit l’étudiante venue l’interviewer, ainsi que pour « Asturias » d’Isaac Albéniz et le « Prélude en Mi mineur op. 28 n°4 » de Chopin que Daniel s’efforce régulièrement de jouer au piano avec plus ou moins de bonheur.
Sandra étant un personnage maîtrisant mal le français, Justine Triet a choisi de la faire s’exprimer le plus souvent en anglais alors que ce personnage, comme la comédienne qui l’interprète, sont d’origine allemande. La raison de ce choix apparaît clairement dans la fameuse dispute évoquée plus haut. Cette comédienne allemande qui interprète le rôle de Sandra, c’est Sandra Hüller et le talent qu’elle développe dans Anatomie d’une chute s’avère absolument admirable. Si on ajoute qu’elle est également excellente dans La zone d’intérêt, le Grand Prix du Jury de la dernière compétition cannoise , on peut être certain qu’elle aurait obtenu le Prix d’interprétation féminine sans l’existence d’une règle récente qui interdit qu’un même film obtienne la Palme d’Or et un Prix d’interprétation. Sandra Hüller n’est pas la seule à se montrer à son avantage dans Anatomie d’une chute. En fait, c’est le cas de tous ses interprètes, même si on est enclin à mettre particulièrement en avant Swann Arlaud, l’interprète de Vincent, ami et avocat de Sandra, Antoine Reinartz, qu’on se plait à détester dans son rôle d’avocat général, le traditionnel « méchant » des films de procès français, un avocat général « nouvelle génération » capable de montrer sa connaissance du rap en plein prétoire, sans oublier, bien sûr, Milo Machado Graner retenu pour interpréter le rôle de Daniel, un témoin important, un enfant malvoyant qui va découvrir une face de ses parents qu’il ne soupçonnait pas. Dans Anatomie d’une chute, même Messi est exceptionnel : il s’agit du chien qui interprète le rôle de Snoop, le Border Collie de Daniel et qui simule une maladie de façon étonnante. C’est d’ailleurs lui qui s’est vu décerner la désormais traditionnelle Palm Dog du Festival 2023.
Pour la 3ème fois dans l’histoire du Festival de Cannes, un film réalisé par une femme s’est vu décerner la Palme d’Or. Avec le recul, il est clair que la récompense obtenue par le premier, La leçon de piano, était amplement méritée. On sera beaucoup plus circonspect concernant Titane, primé en 2021, qui fait partie des Palmes d’Or décernées par un jury dont nombre de cinéphiles se demandent ce que ses membres avaient fumé lors de leurs délibérations. Avec L’anatomie d’une chute, il est difficile d’imaginer que cette Palme d’Or amplement méritée en 2023 n’arrive pas à résister à l’usure du temps !
Sorti en 2023
Ma note: 20/20