Sculpter son récit – 2

L'encre est certainement plus puissante que l'épée, il suffit de savoir la manier dans un duel comme dans l'écriture d'un scénario. Pourtant, il y a un piège : les arcs dramatiques des personnages. Ce sont des orbites étonnantes que ces arcs dramatiques. Les personnages sont mus vers une destination qu'ils ignorent encore mais ils le sont comme un insecte attiré par l'incandescence d'une ampoule.
C'est un sujet très sérieux. Tentons, néanmoins, d'être ludique. L'intrigue a ce don de transformer un personnage. Habituellement, il évolue de la chenille au papillon, sauf que, condition humaine, il y connaît une anxiété existentielle.

Cette métamorphose n'a pour intention d'amuser ou de tourmenter le personnage, elle est ce qui fait battre l'intrigue. Elle lui donne vie.
Le point de départ, c'est un héros ou une héroïne aussi perdu dans la vie qu'un pingouin au milieu de smokings, il pense qu'il est à une réunion de famille. L'endroit où ils finissent, qu'ils soient révélés à eux-mêmes, triomphants ou bien face contre terre dans la boue du désespoir, dépend des caprices de notre créateur impitoyable : le scénariste.

Les arcs dramatiques se déclinent en quelques variantes, agréable ou désespérante. Il y a la classique ascension, où notre héros et notre héroïne, armés de rien d'autre que de courage et d'une quantité inouïe de chance, s'élèvent de l'obscurité jusqu'à l'illumination de leur propre être, comme s'ils avaient été promu en eux-mêmes et par eux-mêmes.

Une autre variante est la chute. Il est intéressant cet affalement tragique car bien que l'on sache que les choses finiront mal pour le personnage, on ne peut en détourner le regard. Cet arc enseigne à notre personnage les dures leçons de l'orgueil, le laissant souvent avec rien d'autre que sa fierté en lambeaux et peut-être une sagesse nouvellement trouvée, s'il a de la chance.

Et bien sûr, l'arc plat. Ici le personnage reste inébranlable au milieu du chaos. Il est le roc dans la tempête. Il possède une telle moralité qu'il pourrait traverser un ouragan dans un canot pneumatique. Son parcours n'est pas celui d'une métamorphose personnelle. Plutôt, il transforme le monde qui l'entoure. James Bond est 007. Sauf peut-être depuis Daniel Craig avec lequel Bond connaît quelques tourments personnels qui l'obligent à voir les choses autrement.
Mais l'arc plat tente de prouver que plus les choses changent, plus nous avons besoin qu'elles restent les mêmes.

L'arc dramatique

Vous pourriez vous demander pourquoi l'arc dramatique d'un personnage importe autant ? Évidemment, l'arc dramatique est précieux car il est l'âme du récit. Ce qu'il offre au lecteur/spectateur, ce n'est pas seulement un aperçu de ce que nous sommes, même si la fiction ne fait que nous imiter ; il nous montre aussi ce que nous pourrions devenir, en bien ou en mal. Ils créent un récit personnel qui nous accroche et nous retient. Ces arcs dramatiques produisent la charge émotionnelle. Les rires, les larmes et les soupirs : ils se lisent tous dans l'arc dramatique. S'il n'y avait pas d'arc dramatique, il n'y aurait pas d'étincelle.

Développer un parcours tout en nuances est comparable à la préparation d'une expérience culinaire exquise en utilisant seulement les outils les plus basiques. Cela exige de la créativité, de la persévérance et une volonté de s'éloigner des voies traditionnelles. Le cœur de cette méthode consiste à plonger notre protagoniste dans une intense adversité, impatient que nous sommes déjà alors qu'il évolue en une formidable entité ou qu'il se désintègre dans le néant. Les scénaristes assument la double fonction d'assassin et de sauveur tandis qu'ils jettent leurs personnages dans des défis extrêmes avant de leur montrer (et au lecteur/spectateur) une direction vers le salut, ou peut-être, vers la chute. Cette méthode est semblable à un exercice d'équilibre sur le fil narratif, où un faux pas pourrait faire tomber l'ensemble du récit dans l'oubliable.

Au sein du magnifique spectacle de la fiction, les personnages dansent, chancellent, ou même jouent de manière dramatique avec notre affection alors qu'ils traversent la scène imaginaire. Maintenant, allons-nous nous intéresser à l'évolution des personnages ? Continuons d'être ludique et examinons les hauts et les bas que traversent les personnages, du changement qui se produit chez eux de ce fait vers le triomphe ou bien le déclin.

Pour commencer, plongeons dans l'arc dramatique lui-même. Imaginons, si on veut, un personnage aussi novice que moi en matière de fortune qui se lance sur la corde raide de l'existence. Voici l'outsider ignoré, le joyau brut, la larve au seuil de sa métamorphose.
Au cours de son arc dramatique, notre héros ou notre héroïne, à travers une série de mésaventures, de chutes, et peut-être une éventuelle tarte à la figure, maîtrise l'art de l'équilibre. Ils apprennent à marcher non seulement sur la corde raide littérale de leur chemin mais aussi à trouver une harmonie entre leurs imperfections et leurs forces. Nous assistons au parcours d'un être timide qui finit par s'emparer de la scène avec l'assurance d'un dompteur de lions expérimenté. Et juste entre nous, j'ai toujours trouvé que les lions avaient un tempérament bien plus agréable que celui des humains. Heureusement tous ne sont pas seulement un loup pour l'homme.

Ce récit personnel dévoile la splendeur de l'effort acharné, de l'optimisme malgré les revers constants, et la victoire d'atteindre le dénouement avec certes quelques cicatrices.

Donc l'arc narratif est un arc qui décrit une évolution. C'est comme de faire apparaître un lapin d'un chapeau, à la double condition que le lapin accepte et que le chapeau ne soit pas détraqué. Ce récit personnel conte l'histoire d'un personnage qui connaît des modifications si drastiques que, à la fin, il est presque méconnaissable. Il n'est vraiment plus lui-même. Mais c'est un autre lui-même.
Dans cet arc, notre personnage principal est semblable à ce magicien qui apprend à disparaître entièrement, pour ne réapparaître qu'en tant qu'entité complètement renouvelée. Au départ, il peut être dépeint comme un voyou au cœur aussi dur que du métal, mais à travers une série d'épreuves, des mésaventures ou des situations romantiques compliquées, et au moins une situation particulière qui lui dessille les yeux, il devient un être au cœur compatissant, ou au très minimum, un matériau composite économiquement viable.

Un tel changement suscite l'admiration et une satisfaction, voire du plaisir, chez la lectrice et le lecteur. Comment une telle prouesse a-t-elle été réalisée ? se demandent-ils. Comparable à la performance d'un magicien, ce processus implique souvent des artifices, en l'occurrence narratifs.

Reprenons l'arc dramatique de la chute, célèbre depuis au moins Adam. Loin d'être digne, c'est la chute mémorable d'une existence qui a choisi sa destinée, un faux pas sur la peau de banane de l'orgueil et de l'hubris. Des hauteurs qu'il s'est lui-même construit, le personnage est sûr de son immunité face aux revirements imprévisibles de la vie. Dans cet arc dramatique de la chute, nous assistons à la fascinante déchéance d'une estime de soi très empâtée avant d'être crevée par de dures vérités.

Ceci est la leçon poignante que la loi de la gravité s'applique également aux ego surgonflés. Ils chancellent et s'écrasent pour le plaisir du lecteur/spectateur. Néanmoins, cette chute porte en elle un élément de grâce. Elle signifie un ancrage, un moment de réflexion pour notre personnage alors qu'il réalise qu'il n'a peut-être pas été le meneur qu'il imaginait. On les laisse alors à leurs propres conséquences.
Après ils réfléchissent sur leurs faux pas, et, avec de la chance, assimilent des leçons précieuses sur la modestie.

Pandora de Albert Lewin (1951)

Pandora comme une interrogation sur la vie et les luttes des femmes. La femme Pandora ne nous est pas présentée comme un symbole de liberté et d'indifférence, mais comme une femme qui lutte contre ses désirs et les contraintes sociales que la Providence de sa beauté et de ses talents lui impose.

Pandora est une femme indépendante et très sûre d'elle-même. Elle parcourt la vie selon ses propres termes et se redresse contre les normes de sa société. Cependant, malgré l'audace dont elle fait preuve et la manière dont elle captive les hommes par sa beauté et son talent, elle est incapable de maintenir des liens vrais et significatifs.
Pandora est mise en scène comme une femme incarnant simultanément puissance et fragilité, capable néanmoins d'introspection. Le moment décisif de sa transformation se produit lors de sa rencontre avec le mystérieux Hollandais Volant. Contrairement aux autres hommes qui sont tombés sous le charme de Pandora, le Hollandais, avec sa destinée maudite d'errer éternellement sur les mers, représente non seulement un mystère qui fascine Pandora, et implicitement traduit son tumulte intérieur et sa quête de sens.

Cette rencontre marque le début du processus de découverte de soi par Pandora. C'est la matière du récit qui questionne des idées comme la rédemption, la relation et la quête d'authenticité dans une société prescriptive, oserais-je dire patriarcal ?
Le récit se focalise sur les expériences intimes de Pandora, ses sentiments et ses motivations, mettant en avant la puissance d'une vraie relation à transformer une âme. Il faut de l'audace pour affronter ses propres fragilités et ses ambitions, et c'est ce que fait Pandora dans sa relation avec le Hollandais Volant.

Ce récit n'est pas seulement légendaire, mais il est surtout un récit très humain d'épanouissement de soi et de recherche d'une véritable délivrance du joug matériel, psychologique ou émotionnel de son monde actuel. Tout au long d'un arc plein d'intenses émotions, Pandora subit la pression de ses désirs et de ses craintes. Nous sommes nous-mêmes amenés à réfléchir sur la véritable nature de l'amour.
La condition du marin maudit à errer sur des océans sans fin est aussi intéressante. Car la malédiction ne tient que jusqu'à ce qu'il rencontre une femme prête à sacrifier sa vie pour lui. Mais après avoir compris cela, Pandora est dans une impasse morale. L'amour authentique est-il réellement altruiste ou simplement une illusion, se demande t-elle. Pandora peut-elle jamais aimer ? Et jusqu'où est-elle prête à aller pour aimer ?

C'est à une découverte émotionnelle et spirituelle que nous invite Pandora. Dans le captivant climax de Pandora, elle décide de mettre fin à sa vie pour le Hollandais. C'est un acte d'amour sincère. Ce n'est pas une dernière option.
Pandora a encore le choix. À travers son sacrifice pour son bien-aimé, Pandora dépasse son égoïsme d'antan. Ce sacrifice incarne un amour intemporel, il transcende les limites de l'existence. Cet ultime moment n'est pas seulement le point d'orgue d'une évolution personnelle. Il est l'assertion que l'amour est puissance immortelle et désintéressée.


Ce malheur provoque sa décadence, une chute qu'engendre la cruauté d'autrui et la condamnation de la société. Cette destinée qu'elle ne maîtrise pas contraste entre sa bonté originelle et la corruption morale du monde. Dans sa chute, Thymiane est confrontée à la trahison de ceux en qui elle avait confiance : sa famille, la société patriarcale et les institutions censées la protéger.

Son séjour forcé dans un établissement de redressement, puis son arrivée dans une maison close, sont autant de commentaires féroces sur le traitement des femmes par la société de son temps, en particulier celles qui sont considérées comme étant tombées en disgrâce.
C'est à travers ces épreuves que l'arc dramatique de Thymiane évolue de la simple survie à la résilience. Thymiane ne se contente pas seulement d'endurer son infortune. Elle trouve de la force dans l'adversité. Cette période de sa vie est ce qui fait d'elle une figure de force et d'autonomie. L'itinéraire de Thymiane va au-delà d'un simple récit de chute et de résistance. Il se mue en une quête d'autonomie. En somme, elle devient plus forte et déterminée en même temps qu'elle se bat pour être indépendante et se définir elle-même, plutôt que de se laisser enfermer dans les étiquettes que la société veut lui coller à cause de ses prétendues erreurs passées et de son statut de victime.

C'est une vraie lutte que de s'affirmer et de se libérer de ces stéréotypes, mais Thymiane y arrive avec brio. Le choix de quitter le bordel et de prendre sa vie en main marque un moment majeur de son arc dramatique. Cette décision marque son refus d'être particularisée par les fantômes du passé. Son cheminement vers l'autonomie se dévide comme un récit d'émancipation. Retrouver son identité et sa volonté d'indépendance sont mis en exergue face à l'accablement et à l'opprobre.
La trajectoire de Thymiane dans Le Journal d'une fille perdue se conclut en demi teintes. En atteignant l'indépendance et une intelligence d'elle-même, son parcours montre les conséquences d'une opprobre sociale et les combats individuels qu'elle a mené.

Le message est une critique des conventions sociales s'appuyant sur le vécu de Thymiane. Il démontre la force et l'honneur de ceux qu'il représente. De surcroît, son histoire personnelle va au-delà de sa propre expérience car elle jette un éclairage sur les défis sociétaux plus larges de son époque, défis qui, malheureusement, continuent d'être pertinents aujourd'hui.

Dernier Caprice expose de manière assez fine les liens familiaux, les différences générationnelles, et le canevas délicat des liens affectifs. Ces arcs sont valorisés par l'approche très personnelle de Ozu de la condition humaine. Il démontre le bel mais fragile équilibre entre les objectifs individuels et les exigences de la société.

Ozu tient compte aussi de l'arc dramatique de la relation mère & fille entre Akiko et sa fille Noriko. Car tout comme un parcours individuel, une relation peut, elle aussi, connaître une évolution. Par celle-ci, Ozu montre de manière très élégante non seulement la maturation de Noriko mais aussi le lien empathique de plus en plus serré entre la mère et la fille.

Akiko la veuve

Dans les contours lisses de l'arc narratif de Akiko se dessine l'étrange silence d'une veuve à travers la plénitude de son chagrin. Absorbée dans la quiétude de la solitude, son arc narratif décrit la lente et sereine acceptation du cheminement de sa fille Noriko vers l'indépendance.
Lorsque son mari eut quitté ce monde éphémère, Akiko s'est retrouvée ancrée sous l'autorité d'émotions immuables et son cœur s'est étroitement attaché à Noriko. Elle apparaît comme une figure d'affection que rien ne peut perturber et, peut-être, de gardienne trop zélée. En effet, ses actions se motivent par la peur de perdre la seule compagne qu'il lui reste.

Pourtant, alors que le récit se déroule délicatement sous le regard attentif de la société et de ses attentes, c'est-à-dire les demandes muettes pour qu'elle cherche une nouvelle compagnie et pour que Noriko s'engage dans une voie similaire ; Akiko est doucement poussée vers une prise de conscience.

La réalisation que sa propre sérénité est étroitement liée au bonheur et à l'indépendance de Noriko marque une étape très forte dans son arc.

Le charme de l'évolution de Akiko ne réside pas dans les grands gestes, mais dans les silencieuses reconnaissances de son conflit intérieur. Un conflit qui s'enlise dans les sables mouvants de sa relation avec Noriko.
C'est un arc aux étapes douces et introspectives qui offre un aperçu sur l'âme de Akiko, sur un cœur débordant d'amour pour Noriko et un souhait désintéressé pour le bonheur de sa fille, même si cela signifie accepter la solitude.

Le récit personnel de Akiko est un témoignage non seulement de son endurance face à la souffrance, mais aussi de sa capacité à changer. C'est un récit qui célèbre la force tranquille nécessaire pour laisser partir les êtres aimés, pour soutenir les choix de Noriko avec un cœur aimant, reconnaissant que l'amour véritable comprend la liberté de laisser l'être aimé tracer son propre cours.

Dans cette transformation subtile, Akiko trouve non seulement l'acceptation, mais aussi une relation plus vraie avec le fleuve toujours en mouvement de la vie, comprenant que l'amour, dans sa forme la plus pure, est la liberté d'aimer sans retenue.

Noriko l'indépendante


Noriko se trouve à une croisée des chemins, partagée entre sa loyauté sincère envers sa mère et son aspiration à tracer son propre chemin. Ce qui implique de s'émanciper de ce qu'on attend de nous.

Sa réticence à se marier renvoie à des sentiments partagés entre la loyauté envers sa mère et son scepticisme vis-à-vis des traditions matrimoniales. Alors que l'intrigue se déploie, semblable au cycle des saisons, Noriko change.
Ses propres réflexions et ses rencontres la guident doucement vers une détermination d'elle-même. Elle démêle lentement l'entrelacement de ses désirs, de ses obligations, et comprend que les relations de la maturité sont autres, guidée par la sagesse tranquille de ses compagnons.

Son arc dramatique atteint son apogée avec la décision de se marier. C'est un pas qui indique pour elle une recherche de validation sociale. Ce choix, loin d'être une concession aux pressions externes, est une reconnaissance sincère de la force et de l'indépendance de sa mère.
Un modèle qui éclaire le chemin de Noriko vers sa propre découverte. C'est une articulation majeure dans l'existence de Noriko. Elle démontre sa capacité à harmoniser ses ambitions personnelles avec les liens familiaux. À travers cette étape significative, le récit de Noriko nous expose la vaillance nécessaire mais calme pour aborder sa propre destinée. Il faut simplement veiller à ne pas heurter les relations qui ont fait ce que nous sommes.

Dans Dernier Caprice, Yasujirō Ozu nous invite humblement à réfléchir sur l'amour, l'indépendance et l'éphémère de la vie. Les arcs dramatiques de Noriko et de sa mère démontrent l'importance du respect des valeurs traditionnelles tout en acceptant que l'on change.

Ce film rend hommage à la solidité des liens familiaux malgré les nécessaires modifications des relations. Ozu nous aide simplement à comprendre un peu mieux la condition humaine. Et pour Ozu, la véritable beauté de l'être se situe précisément dans les transformations lentes mais inévitables de nos existences.