[Cannes 2024] “Le Deuxième acte” de Quentin Dupieux

Le Deuxième acte[Hors-Compétition, Film d’Ouverture]

De quoi ça parle ?

D’un homme, David (Louis Garel), harcelé par Florence (Léa Seydoux), une femme amoureuse de lui mais dont il ne partage pas les sentiments. Comme elle insiste, David propose à son ami Willy (Raphaël Quenard) de la séduire et de la détourner de lui.
Mais Florence, persuadé que David est l’homme de sa vie, veut lui présenter son père, Guillaume (Vincent Lindon). La rencontre de ces quatre personnages se déroule dans un restaurant paumé en pleine campagne, “Le Deuxième acte”.
Ca, c’est le pitch apparent. Une situation de vaudeville assez quelconque…
C’est du moins cette intrigue que le cinéaste semble vouloir mettre sur les rails. Au sens propre, puisque la seconde scène du film, une longue discussion entre David et Willy, est filmée en un long plan-séquence, en travelling. Mais comme il s’agit d’un film signé par Quentin Dupieux, cinéaste friand d’absurde, d’humour décalé et de dispositifs narratifs complexes, la narration sort rapidement des rails pour aller vers des chemins de traverse.
On réalise qu’il s’agit finalement du tournage d’un film. Par moments, les deux acteurs quittent leur rôle pour échanger autour de leurs scènes, de leurs dialogues. Même chose pour la scène suivante, associant Florence et Guillaume. Soudain, au beau milieu d’un dialogue, le second décide qu’il en marre et ne veut plus jouer dans ce “navet” et débiter des répliques qu’il juge totalement insignifiante. Sa partenaire tente de le ramener à la raison et ils entament une discussion sur le métier d’acteur, dérisoire face aux enjeux d’une planète à l’agonie.
Quand le quatuor est enfin réuni, dans le décor du Deuxième Acte, le tournage dégénère. Des tensions apparaissent entre les quatre comédiens, qui peinent à jouer leur scène. La présence de Stéphane (Manuel Guillot), un figurant plein de bonne volonté, mais ultra-nerveux, tétanisé par sa première apparition à l’écran, n’arrange rien à l’affaire.
Sous cet angle, le film devient une satire assez féroce du milieu du cinéma, et notamment du métier d’acteur. Ici, les quatre comédiens principaux apparaissent comme des individus assez détestables. Le pire est Guillaume, acteur expérimenté, aimant rappeler à ses partenaires qu’ils sont loin de son niveau et de sa longue carrière, blasé de tout mais cherchant constamment à tirer la couverture à lui. Un type orgueilleux, sanguin, capable d’en venir aux mains quand quelqu’un lui tient tête. Willy, de son côté, a tout du type un peu fruste, agissant avant de penser, ce qui le conduit à quelques dérapages, notamment vis-à-vis de Florence, qui n’hésite pas à lui rappeler que la société a changé depuis #MeToo et qu’il ferait bien d’évoluer également.
Celle-ci, d’abord assez professionnelle, se laisse vite gagner par la morosité ambiante et les ondes négatives émises par ses partenaires avant de craquer à son tour. Le plus sage et posé semble David, mais on comprend là encore rapidement que son attitude n’est qu’une façade et qu’il ne vaut guère mieux que les trois autres.
A moins que, dans ce monde où tout n’est qu’apparence, le récit ne prenne encore un autre tour…


Pourquoi le film (nous) divise ?

Au vu du sujet, avec des personnages doubles, voire triples, on le serait à moins…

Commençons par le négatif : On reste un peu sur notre faim. Le film semble inachevé, trop court et bancal. C’est souvent le cas des oeuvres de Quentin Dupieux, qui donnent généralement l’impression d’être des exercices de style amusants mais trop courts et trop légers pour convaincre. C’est encore plus vrai pour celui-ci, peut-être à cause de son statut de film d’ouverture du Festival de Cannes, toujours très attendu, ou de sa construction gigogne assez fragile, qui ne repose sur rien d’autre que sur des scènes de dialogues assez creuses (du moins en apparence) et des numéros d’acteurs. Il semble manquer un peu de matière pour relier les scènes entre elles et donner à l’ensemble la cohérence voulue.

Pour autant, le dispositif de film dans le film est intéressant et intelligemment utilisé. Dans la première partie, il permet au cinéaste de parler du climat délétère qui entoure le monde du cinéma depuis quelques mois et de choses qui l’agacent, comme le sentiment d’être inutile, dérisoire, en tant qu’artiste, face à un monde “en train de couler”, ou de devoir composer aujourd’hui  avec le politiquement correct, en opposition totale avec son type d’humour et de récit, et la “cancel-culture”, qui aimerait bien faire disparaître tout ce qui est anticonformiste, hors des sentiers battus, comme son cinéma surréaliste. Dupieux peut aussi prendre un malin plaisir à dépeindre ses acteurs comme des divas capricieuses, aux égos ingérables, ou, au contraire, des amateurs trop tendres, paralysés par le trac.

La seconde partie rebat les cartes. Les personnalités des personnages s’inversent complètement et viennent nuancer le jugement qu’on avait pu se forger durant la première partie. Ainsi, le cinéaste rappelle que les êtres humains sont des animaux sociaux complexes, qui peuvent porter des masques, jouer la comédie, dissimuler ou exprimer des émotions, selon le contexte. Il convient de ne jamais se fier aux apparences en ce domaine. Ses personnages sont ainsi, complexes, ambigus, associant bons et mauvais côtés. Ils sont imparfaits et cette imperfection peut les conduire à être maladroits, blessants et cruels, parfois, jusqu’à conduire à des drames humains terribles.

Mais, semble dire Quentin Dupieux, c’est justement ce qui constitue le fuel de la narration, ce qui permet de raconter des histoires intéressantes et de laisser jouer les acteurs avec ce matériau.
Il est un peu question, dans le récit, de création assistée par intelligence artificielle. Mais que pourrait-il sortir de valable d’une histoire créée par un robot ? Un ChatGPT aujourd’hui, avec les verrous moraux fixés par ses créateurs, livrerait probablement un récit fade et lisse, avec happy-end sirupeux et sentiments à l’eau de rose, sans violence ni haine. Mais rien de vraiment excitant pour un spectateur.

Le cinéaste français aime justement sortir du cadre, déjouer les règles établies et montrer des humains dans toute leur complexité. Il demande à rester libre et à bousculer les conventions pour secouer le spectateur, le désarçonner et provoquer des réactions, des questionnements. On est de tout coeur avec lui, mais il gagnerait probablement à se poser un peu, réduire son rythme de production stakhanoviste. Prendre un peu plus de temps entre chaque film, de façon à livrer un scénario plus “construit” tout en conservant s’il le souhaite une forme libre et pleine de ruptures ne serait pas forcément un mal. Le jour où il parviendra à apporter un peu plus de fond et de cohérence à ses histoires, il signera un grand film et s’imposera définitivement comme un cinéaste majeur. Sinon, il restera un aimable dilettante, auteur d’oeuvres amusantes, mais frustrantes car n’allant pas au bout de leur idée.

Ce ne sera pas pour cette fois-ci. Sur la Croisette, le film a fortement divisé les spectateurs. Certains adorent, y compris des détracteurs habituels du cinéaste. D’autres détestent, y compris certains de ses afficionados. De notre côté, on reste assez mitigés, conscients autant des qualités de l’oeuvre que de ses défauts, en cohérence avec ses personnages imparfaits.


Contrepoints critiques

”Paradoxalement, à force de répéter que le milieu du septième art se donne une trop grande importance politique et sociale, Dupieux semble légitimer ses pires travers.”
(Antoine Desrues – Ecran Large)

“Le Deuxième acte apparaît comme le film le plus hilarant et le plus réussi de son auteur depuis Au poste ! D’abord parce qu’il n’essaie pas d’échafauder un discours social à la Yannick. Ensuite parce qu’il semble ici assumer plus que jamais le cynisme et la misanthropie de son cinéma.”
(Thierry Chèze – Première)


Crédits photos : Copyright Chi-Fou-Mi Productions – Arte France Cinéma