Cette phrase, prononcée durant la cérémonie d’ouverture de la manifestation, ce mardi 14 mai, fait du bien à entendre. Car depuis quelques semaines, à en croire les “observateurs avisés”, de lourdes menaces pesaient sur la grand-messe cannoise, qui risquait d’être très perturbée, voire même annulée. Les raisons ? Déjà, il y a un contexte international bouillant, avec la guerre en Ukraine et les menaces de Vladimir Poutine de recourir à des armes nucléaires pour parvenir à ses fins, l’incessant conflit israélo-palestinien et les réactions qu’il provoque, avec la crainte d’une extension des hostilités aux pays avoisinants, sans oublier les tensions en Mer de Chine, autour de Taïwan et des îles indonésiennes.
Il y a aussi la question du dérèglement climatique, qui voit de nombreuses régions du globe subir orages et tempêtes, provoquant des inondations dévastatrices. Et comme Météo France a remplacé l’humain par une I.A. pas toujours fiable, qui sait quel cataclysme pourrait s’abattre sur la Croisette au cours de la prochaine quinzaine?
Les préoccupations sont aussi plus locales et plus en phase avec l’évènement. Un appel à la grève lancé par le collectif « Sous les écrans la dèche » invite les projectionnistes, les attachés de presse, le personnel en charge de l’accueil et de la billetterie à perturber l’évènement pour protester contre la précarité de leurs métiers, amplifiée par les dernières réformes de l’assurance chômage et le durcissement des règles d’indemnisation. Effectivement, sans tous ces travailleurs, difficile de faire fonctionner correctement les rouages du festival et il est logique qu’ils profitent de l’occasion pour se faire entendre. Pour autant, on les voit mal saborder totalement la manifestation.
Mais ce qui semblait le plus agiter les oracles médiatiques, c’est le nouveau mouvement #MeToo cinéma, initié par l’actrice Judith Godrèche en février dernier, avec ses accusations de viol contre Benoît Jacquot et Jacques Doillon. Hasard du calendrier ou non, la date de début des travaux de la commission d’enquête parlementaire sur les abus et violences dans le monde du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité coïncidait avec l’ouverture du festival de Cannes, avec évidemment la possibilité de nouvelles révélations qui pourraient impliquer des personnalités éminentes du cinéma français. Il a surtout été question d’une liste de dix noms d’acteurs, réalisateurs ou producteurs majeurs qui seraient impliqués dans des viols ou des agressions sexuelles, et que Mediapart s’apprêtait à dévoiler en ce début de festival. Une liste qui avait le potentiel pour ébranler l’ensemble du cinéma hexagonal et d’embarrasser fortement le Festival de Cannes, car plusieurs des personnalités impliquées étaient associées à des oeuvres programmées durant cette 77ème édition. Cette “information” a probablement été initiée par le compte X de “Zoé Sagan”, un compte assez révélateur des dérives des réseaux sociaux où, derrière l’anonymat de leurs pseudonymes, des individus peuvent librement relayer des fake news et des théories du complots, développer des idées extrémistes, créer des polémiques sur à peu près tout et, donc, nuire à l’image de personnalités en les faisant juger par une sorte de tribunal populaire n’ayant aucune légitimité. De quoi avoir quelques doutes quant à la véracité de la nouvelle. D’ailleurs, Mediapart a fini par démentir l’existence d’une telle liste, non sans avoir laissé préalablement l’agitation gagner le milieu cinématographique français et laissé certains confrères journalistes s’embourber en ne vérifiant pas leurs sources.
Pour autant, certaines rumeurs circulaient avant cela. Et, sans lien direct, “Elle” vient de révéler que neuf femmes accusaient le producteur Alain Sarde de viols, commis dans les années 1980 et 1990, ce que conteste le principal intéressé. De quoi alimenter les débats autour du sujet. #MeToo ou #Mytho?
A vrai dire, on s’en moque un peu… Si certains acteurs ou réalisateurs sont visés pour leur comportement avec les autres en général ou leur vie privée, cela ne nous regarde pas vraiment. Et s’ils ont commis des actes délictueux ou criminels, cela ne nous concerne pas beaucoup plus, vu que nous ne sommes ni juges, ni avocats. Ces cas doivent faire l’objet de plaintes de la part des victimes, puis être jugés par des personnes habilitées à la faire. Un point c’est tout. La notoriété de l’accusé.e ne peut constituer une circonstance atténuante. Mais elle ne doit pas non plus induire, à l’inverse, une instruction strictement à charge. Il est donc urgent d’en finir avec ces tribunaux médiatiques et cette vindicte populaire imbécile pour laisser la justice faire son oeuvre en toute sérénité, loin des réseaux sociaux et du feu des projecteurs cannois.
Comme les organisateurs, on espère que cette quinzaine sera bien dédiée à l’art cinématographique et aux regards que les cinéastes portent sur le monde, c’est-à-dire l’essence même de ce genre de manifestation, et pas à des polémiques stériles ou de l’agitation médiatique de bas-étage autour de rumeurs et de commérages.
Evidemment, la question des abus de pouvoir et des violences sexuelles ne sera pas non plus totalement tenue à l’écart. Puisqu’elle fait partie des sujets d’actualité, elle sera forcément au coeur de quelques oeuvres pendant le festival, qui sauront sans doute la traiter avec délicatesse, en évitant transformer le Palais des Festivals en Palais de Justice ou en foire d’empoigne.
Le film d’ouverture du festival, par exemple…
Certes, Le Deuxième acte ne traite pas directement du sujet, mais il nous entraîne dans les coulisses d’un tournage, exposant les acteurs sous une lumière différente et montrant tous leurs travers, tous leurs défauts. Au fur et à mesure, on découvre leurs personnalité souvent odieuses, détestables, narcissiques, hautaines, superficielles… Ils sont souvent loin des personnages qu’ils incarnent, et loin d’être des modèles à suivre pour le public. Ce sont des êtres imparfaits, comme la plupart des “gens ordinaires”, mais qui sont, du moins pour les acteurs principaux, particulièrement exposés aux regards des autres et à leurs jugements moraux. Dans plusieurs scènes, ils doivent veiller à mesurer leurs paroles, saisies par les caméras, et veiller à ne pas exprimer des opinions polémiques, des propos obscènes ou politiquement incorrects. A l’écran, ils doivent être tels que leurs personnages l’exigent. En dehors, ils doivent aussi conserver une image publique. En même temps, ils existent, ont des opinions, bonnes ou mauvaises, des idées, parfois saugrenues, ont des bons côtés ou d’autres moins flatteurs. Ils partagent avec leurs personnages cette complexité psychologique, ce mélange de forces et de faiblesses qui est l’essence de l’âme humaine. Et c’est aussi cela que l’on aime au cinéma, quand les oeuvres montrent le genre humain dans toute sa grandeur et sa décadence.
Que deviendraient les films sans cela? Ce seraient des récits édulcorés, restant sagement sur les rails du politiquement correct et du moralement acceptable. Triste programme…
Heureusement, le Festival de Cannes nous propose (le plus souvent) des oeuvres plus rudes, qui nous bousculent, nous heurtent, nous confrontent à la folie des hommes. C’est ce qui nous permet de saisir la brutale réalité du monde qui nous entoure. Il nous offre aussi, assez souvent, de petits moments de grâce, éclairés par ce que l’âme humaine peut avoir de meilleur.
Et s’il y a une actrice qui a su nous procurer ce genre d’émotions au cours des cinquante dernières années, qui a incarné des femmes complexes, héroïnes tourmentées ou méchantes touchantes, c’est bien Meryl Streep! On se souvient de son personnage dans Kramer contre Kramer, de son double rôle dans La Maîtresse du Lieutenant français. On se remémore l’émotion que nous ont procuré ses scènes en tant que Karen Blixen (Out of Africa), Francesca Johnson (Sur la route de Madison) et tant d’autres personnages de mélodrames somptueux. On se souvient aussi l’avoir adoré en sorcière (Into the woods), en garce immortelle (La Mort vous va si bien), en patronne de presse tyrannique (Le Diable s’habille en Prada) ou en mère de famille accusée d’infanticide (Un cri dans la nuit), pour lequel elle avait reçu le prix d’interprétation à Cannes. Elle a même réussi à rendre attachante Margaret Thatcher (La Dame de Fer), ce qui n’était pas donné à tout le monde…
Invitée sur scène pour recevoir une Palme d’Or d’honneur, trente-cinq ans après sa dernière participation au festival, l’actrice américaine a illuminé la salle de sa présence, se montrant à la fois humble, presque gênée de tant d’honneurs, bienveillante, face à une Juliette Binoche visiblement émue et fébrile lors de son discours de remise de prix, et généreuse, insistant pour partager cet hommage avec les personnes qui, dans l’ombre, l’assistent depuis des années.
Quelle belle idée que de l’avoir invitée pour cette première soirée et lancer ainsi les festivités ! Une légende du cinéma, un mythe, c’est quand même mieux qu’un #MeToo, non?
L’actrice américaine sera aussi présente pour une rencontre avec le public, dès demain. Du moins les chanceux qui auront pu avoir un billet, car ce genre de place est très compliqué à obtenir. En aparté, il convient de préciser que le système de billetterie a été amélioré par rapport à l’an dernier. Cette fois-ci, pas de crash de serveur, pas de bugs bizarres. Mais la plupart des séances affichent complet en quelques secondes dès l’ouverture du site de réservation. Chaque matin, le festivalier cannois a droit à sa dose d’adrénaline en essayant de réserver quelques billets donnant accès aux séances ou aux évènements organisés par le festival. Il faut être rapide, précis, inspiré. Comme pour un casse cinématographique, rien n’est laissé au hasard. Il faut repérer les séances, déterminer lesquelles vont être les plus demandées, les plus difficiles d’accès, faire des choix stratégiques (et parfois cornéliens quand deux séances se chevauchent). Mais il faut pouvoir rapidement trouver un plan B en cas de blocage. Bref, chaque matin, on rejoue 60 secondes chrono ou Ocean’s eleven devant son ordinateur ou son smartphone. Fin de la parenthèse.
Hormis le bel hommage à Meryl Streep, la soirée d’ouverture s’est avérée assez sobre et conventionnelle, sans gros couacs (hormis les plans malheureux du caméraman sur les visages de Louis Garrel et Raphaël Quenard, à des moments où ils semblaient un peu agacés de la longueur des discours) mais sans génie non plus.
On aurait aimé que Greta Gerwig esquisse quelques pas de danse sur la chanson de Frances Ha (“Modern Love” de David Bowie, reprise par Zaho de Sagazan). Malheureusement, ses talons hauts et sa robe n’étaient pas des plus adaptés pour cela.
Camille Cottin a fait le job en décrivant, pour les non-initiés, le rythme infernal des journées des festivaliers, prisonniers, pour dix jours, d’une sorte de “monde parallèle où le temps et l’espace semblent distendus”. Le tout avec charme et distinction.
Voilà, les festivités sont désormais ouvertes. Place au cinéma et à deux semaines de projections de films en avant-première, de rencontres et de débats passionnés.
Evidemment, on trouvera bien certains râleurs pour pester contre la médiatisation du festival et de ses oeuvres dont le grand public se moque complètement. C’est leur droit, mais chacun son truc. De notre côté, nous venons quand même de supporter deux semaines de parcours de flamme olympique (et c’est loin d’être fini puisqu’elle doit justement passer par les marches du Palais des Festivals) et le bazar de l’Eurovision, remporté par un.e guignol.e non-binaire, sorte d’Ed Wood chantant bondissant sur un trampoline… Alors bon, quelques films d’Art & Essai pour relever un peu le niveau, une touche de Meryl Streep, une autre de Greta Gerwig, ça ne pourra pas leur faire de mal…
A demain pour la suite de ces chroniques cannoises.