[Compétition Officielle]
De quoi ça parle ?
Des malheurs de Karoline (Vic Carmen Sonne), ouvrière dans un atelier de confection danois pendant la première guerre mondiale.
Son mari ayant été porté disparu au combat, mais ne figurant pas sur les listes de soldats morts sur le champ de bataille, elle ne peut toucher sa pension de veuvage.
Comme de bien entendu, sans argent, elle est expulsée de son domicile et doit trouver asile dans une bicoque lugubre et crasseuse, sans eau courante ni gaz et tenue par une logeuse acariâtre. “N’invitez personne!” intime-t-elle à sa locataire. Euh, vu l’état des lieux, personne ne va avoir très envie d’y passer un moment…
Comme de bien entendu, le patron de l’atelier, un petit baron célibataire, profite de la situation pour lui offrir une épaule compatissante et quelques coups de rein amicaux.
Comme de bien entendu, elle finit par tomber enceinte et par demander au géniteur de faire l’effort de l’épouser.
Comme de bien entendu, il ne l’épouse pas, car un jeune homme de bonne famille ne peut pas s’unir avec une vulgaire ouvrière. Cela ferait jaser en société. Et pour être certain qu’il n’y ait plus de problème, il la licencie illico…
Comme de bien entendu, elle décide de ne pas garder l’enfant, pour s’épargner une bouche de plus à nourrir en ces temps troublés.
Comme de bien entendu, elle ne peut pas compter sur l’aide d’un médecin pour avorter, elle essaie la bonne vieille méthode de l’aiguille à tricoter pour déloger son embryon.
Comme de bien entendu, cela ne fonctionne pas.
Mais pour une fois, Karoline pense avoir de la chance. Déjà parce que ses blessures ne s’infectent pas. Et ensuite parce que cette mésaventure va lui permettre de rencontrer Dagmar (Trine Dyrholm). Cette dernière l’assure qu’elle pourra aider Karoline à se débarrasser de son enfant après l’accouchement, en lui trouvant une famille d’adoption aisée. Elle a déjà aidé plusieurs femmes, dans le plus grand secret, en leur évitant de recourir à des avortements illégaux et dangereux.
Mais comme de bien entendu, Karoline va découvrir que Dagmar, derrière sa générosité et sa bienveillance, dissimule quelques zones d’ombre et des secrets honteux.
Quand on n’a pas de chance…
Pourquoi, de fil en aiguille, on finit par se lasser ?
A la base du scénario de La Jeune femme à l’aiguille, il y a un fait divers qui a défrayé la chronique dans le Danemark des années 1920. Une affaire déjà sordide en elle-même, dans un contexte historique très lourd, au lendemain de la Première Guerre Mondiale. Mais Magnus Von Horn a choisi de centrer plutôt l’intrigue sur le personnage de Karoline, dont nous avons donné un bref aperçu des malheurs (la liste n’est pas exhaustive…). De ce fait, l’intrigue est composée d’une successions d’évènements plus sordides les uns que les autres, une sorte de millefeuille au parfum de misère et de désespoir, amer, étouffant et, pour tout dire, assez indigeste.
Pour couronner le tout, le cinéaste a choisi de filmer tout cela dans un noir et blanc poisseux à souhait, avec une musique larmoyante (même si assez efficace par ailleurs), ce qui ajoute encore à l’atmosphère générale de l’oeuvre.
On comprend parfaitement ce que Von Horn a cherché à faire. Il a conçu son film comme un hommage aux grands drames expressionnistes du cinéma muet, ceux de Pabst, Murnau ou Von Stroheim. Il leur a emprunté certains thèmes, certaines ambiances et a choisi de s’appuyer sur une actrice principale au visage particulièrement expressif, comme les actrices les plus douées de l’époque du muet.
De ce point de vue-là, il n’y a rien à redire, le film est visuellement très réussi.
On comprend aussi que la noirceur du récit n’est là que pour mettre en valeur la petite lueur d’espoir qui vient joliment éclairer la fin du film (à condition d’oublier que les années suivantes vont être marquées par la crise économique, les poussées d’extrémisme et la préparation d’un nouveau conflit mondial). Mais en empilant ainsi les péripéties sordides, le cinéaste prend le risque de perdre le spectateur en cours de route et de ne pas pouvoir aller au bout de son propos. Tout ce qui survient après la rencontre entre Karoline et Dagmar, qui aurait dû constituer à notre sens le coeur du film, en tout cas sa partie la plus intéressante, se retrouve un peu étouffé par ce trop plein. Et Magnus Von Horn ne parvient jamais vraiment à replacer le personnage de Dagmar, pourtant le plus complexe et le plus passionnant, au centre du récit, malgré tous les efforts déployés par son interprète, Trine Dyrholm.
Certains pourraient avoir la tentation de voir dans le film une dénonciation d’un système patriarcal abandonnant les femmes à leur triste sort. Ce n’est pas vraiment le propos ici, même s’il est évident que la société danoise du début du XXème siècle connaissait le mêmes travers que la plupart des pays du vieux continent. Tous les personnages masculins n’ont pas un comportement odieux avec l’héroïne. Même son patron s’avère un type plutôt sympathique, en dépit de sa lâcheté. Ce n’est pas lui qui refuse le mariage, mais sa mère, particulièrement hostile et méprisante vis à vis de Karoline. Le clivage serait plutôt à chercher du côté des classes sociales, mais là encore le cinéaste ne creuse pas vraiment la question. Il y aurait peut-être eu un intérêt à développer la dernière partie, celle du procès, pour confronter les actes des personnages à la difficulté de vivre dans une société n’offrant que peu de place à l’espoir. Mais tout est bien trop rapidement expédié pour permettre cela.
Au final, le résultat déçoit. Le film est un bel objet, un “agréable” exercice de style (le mot n’est peut être pas le plus approprié), mais relativement lisse, quand on s’attendait à une oeuvre complexe et tourmentée. Dommage, car la première séquence du film, succession de visages se superposant les uns aux autres, comme un patchwork monstrueux et fiévreux, laissait présager d’un film formellement fou et envoûtant, explorant toute la noirceur de l’âme humaine. C’est juste un catalogue de malheurs empilés les uns aux autres.
Contrepoints critiques :
”Cauchemar visuel et thématique à la lisière du fantastique, La jeune femme à l’aiguille comptera certainement parmi les films les plus clivants de cette édition cannoise. Il n’en reste pas moins une proposition formelle ahurissante de maitrise qui, malgré un goût un peu trop prononcé pour le sordide, s’aventure comme rarement dans les ténèbres les plus noires de l’humanité.”
(Antoine Rousseau – Le Bleu du miroir)
” [Un] interminable patchwork du pire, qui semble jouir tout seul de ses supposées transgressions gratuites sans jamais produire en nous autre chose que de l’agacement.”
(Elisabeth Franck-Dumas et Luc Chessel – Libération)
Crédits photos : copyright Lukasz Bak – images fournies par le Festival de Cannes