[Cannes 2024] Jour 2 : Deuils et baby blues

Par Boustoune

La seconde journée du Festival de Cannes est généralement marquée par le coup d’envoi de la compétition officielle et donc des choses sérieuses pour la course à la très convoitée Palme d’Or.
Cette année, pour ouvrir les festivités, les sélectionneurs ont misé sur la jeunesse avec Agathe Riedinger et son premier long-métrage, Diamant brut.
Creusant la thématique abordée dans son court-métrage J’attends Jupiter, la cinéaste suit le parcours de Liane, une adolescente rêvant de devenir la Kim Kardashian française, c’est-à-dire une influenceuse et star de télé-réalité, et travaillant dur pour arriver à ses fins, en façonnant son image et tentant d’accroître incessamment sa communauté de followers malgré le manque de soutien de son entourage. Elle dresse un portrait assez subtil, loin des stéréotypes habituels, et signe un récit plus complexe et tortueux qu’il n’y paraît, évitant lui aussi certains clichés ou artifices narratifs. Surtout, elle révèle une actrice assez étourdissante, Malou Khebizi, qui crève l’écran et porte le film à bout de bras grâce à son énergie folle et sa présence explosive. Le diamant brut du titre, c’est elle et la jeune actrice peut s’enorgueillir d’avoir, dès la première séance de la compétition, fait revoir leur copie aux bookmakers concernant le futur prix d’interprétation féminine. Bonne pioche pour le moment!

La seconde journée du festival est également dédiée à l’ouverture des sections parallèles.

A la Quinzaine des Cinéastes, les organisateurs ont choisi de rendre hommage à Sophie Fillières, décédée l’an dernier, en projetant ce qui restera, hélas, son ultime long-métrage. Ma vie ma gueule porte bien la griffe de cette cinéaste atypique, qui a signé quelques jolies comédies douces-amères, captant subtilement l’air du temps. Agnès Jaoui y incarne l’un de ces personnages farfelus dont la réalisatrice et scénariste avait le secret, une femme répondant au blase improbable de Barbery (pour prénom) Bichette (pour nom), ou “Barbie” pour les intimes. Probablement une cousine de Fontaine Leglou, l’héroïne de Fragile ou de Célimène, celle de Un Chat un chat. Et certainement un alter-ego de Sophie Fillières elle-même. En tout cas une femme du même genre, intello un peu paumée, submergée par les aléas de l’existence.
Barbie est une quinquagénaire obsédée par le vieillissement et l’idée de la mort, ce qui l’affecte de plus en plus au quotidien. Sa sociabilité est en berne : ses amies la saoulent, son psy l’agace avec ses “Mmm, très bien” mécaniques, elle ne peut plus voir ses collègues en peinture. Côté vie sentimentale, la traversée du désert commence à durer. Et côté famille, il n’y a gère de réconfort à trouver : elle limite les contacts avec sa soeur, mariée avec un type qui la déteste, leur père décline de plus en plus et n’est plus que l’ombre du magicien qu’il a été et ses deux enfants la fuient, toujours embarrassés en sa présence. Quand un homme se prétendant un ami d’enfance se présente à elle, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Elle finit par perdre pied et craquer. Mais petit à petit, Barbie va remonter la pente et prendre du temps pour elle, se retrouver, se ressourcer et finalement accepter son âge et l’idée d’être désormais plus proche de la fin de sa vie que de sa prime jeunesse. Quand elle a commencé à écrire ce scénario, Sophie Fillières ne se savait pas malade. Mais évidemment, connaissant le destin de la cinéaste, emportée par la maladie, ce voyage intime prend aujourd’hui une dimension toute particulière, comme un air de baroud d’honneur, une façon de se faire plaisir une dernière fois avant la visite de la grande faucheuse. Le long-métrage est évidemment très émouvant, mais c’est loin d’être un film funèbre. C’est au contraire une oeuvre apaisée, pleine de poésie et d’humour, offrant de jolis moments de comédie. Difficile d’écrire la critique d’un tel film, qui a été finalisé après le décès de la cinéaste grâce à l’implication de ses deux enfants, Agathe et Adam Bonitzer. Le seul reproche que l’on pourrait lui faire serait peut-être de ne pas avoir su maintenir le rythme instauré par la première partie, assez savoureuse. Mais cela n’empêche absolument pas d’apprécier l’oeuvre dans sa globalité.

A la Semaine de la critique, ce sont Les Fantômes qui ont ouvert le bal. Pas besoin d’appeler SOS Fantômes, hein, tout va bien… Enfin, bien, pas sûr… On est quand même sur un sujet costaud. Le film de Jonathan Millet suit en effet un jeune syrien traquant en Europe les anciens tortionnaires du régime de Bachar El-Assad… Nous n’avons pas encore vu le film, mais les premiers échos sont unanimes, vantant un long-métrage puissant et parfaitement mené.
Dans la même section, nous avons en revanche découvert Simon de la Montagne, premier long-métrage de l’argentin Federico Luis. Le film raconte une histoire assez peu conventionnelle. Elle suit les efforts d’un jeune homme d’une vingtaine d’années, Simon (Lorenzo Ferro), pour se faire accepter par une association s’occupant de jeunes handicapés. Mais problème, le jeune homme n’a pas en sa possession de certificat de handicap, le document nécessaire à sa prise en charge. Et pour cause : il n’est pas du tout handicapé. Il ne fait que simuler ses troubles neurologiques. Pourquoi, nous direz-vous ? Le film n’y répond pas tout à fait, mais donne quelques pistes. Sans doute le jeune homme voit-il en ce stratagème un moyen de s’éloigner de sa mère, qui peine à le comprendre et à l’aimer, de son beau-père et d’un carcan familial étouffant. Euh, Simon, mon garçon, se faire passer pour un handicapé pour quitter le giron familial, c’est une tactique assez surprenante. Tu as pensé à devenir influenceur? La jeune Liane pourrait te donner quelques tuyaux…
Plus sérieusement, si le jeune homme manoeuvre pour intégrer ce foyer de jeunes handicapés, l’aspect économique n’est probablement pas étranger à cela. Dans une Argentine contemporaine en pleine crise, toute aide est bonne à prendre et Simon voit probablement dans sa petite magouille l’opportunité d’être logé, nourri et blanchi  sans avoir à travailler. Mais c’est peut être aussi qu’il se sent plus proche des handicapés que des valides. Son côté puéril, sa difficulté à appréhender pleinement le monde adulte ou à maîtriser certains codes sociaux le rendent lui aussi “différent”, inapte à la société traditionnelle.
La grande force du film de Federico Luis, ce sont évidemment ses personnages hors normes, tant Simon, incarné avec conviction par Lorenzo Ferro, que ses camarades, joués par des non-professionnels en situation de handicap.

La section Un Certain Regard a également ouvert ses portes, après la présentation du jury présidé par Xavier Dolan et une tribune offerte à Judith Godrèche pour exposer le mouvement #MeToo Cinéma.
L’actrice n’est pas venue sur scène faire un discours. Elle a préféré projeter un court-métrage, Moi aussi, tourné avec de nombreuses victimes de violences sexuelles dont elle a recueilli les témoignages, suite à ses prises de parole en février dernier.
Bon, autant dire les choses franchement, le court en question n’a pas un grand intérêt artistique.  La caméra filme une sorte de flashmob dans une rue parisienne, où une danseuse virevolte entre des victimes de violences, les incitant par le geste à libérer leur parole. C’est assez évocateur et intéressant pendant quelques minutes, mais étiré sur près d’un quart d’heure, cela suscite surtout un ennui poli. On comprend que cette sélection était plus politique qu’autre chose et que cela permettait de soutenir le mouvement sans lui laisser prendre trop de place lors de la quinzaine. Objectif atteint. S’il n’avait pas été entendu la première fois, le message est bien passé…

C’est ensuite le cinéaste islandais Runar Runarsson qui est monté sur la scène du Théâtre Debussy, entouré de son équipe, afin de présenter son nouveau long-métrage, Ljosbrot (When the light breaks).
Ouh, il était stressé, le cinéaste islandais! Même s’il s’est dit très « happy » d’être là, on le sentait un brin crispé. Il a avoué être un peu terrassé par le trac, mais a promis que son film serait “plus fun que lui”…
Euh… Vraiment? Parce que non, ce n’est pas l’adjectif qui nous vient à l’esprit en premier pour décrire cette histoire.
Certes, le début est assez « positif » (tout est relatif). Deux jeunes amants, sur la plage, esquissent quelques projets d’avenir. Pour le moment, les rendez-vous de Una (Elín Hall) et Diddi (Baldur Einarsson) sont encore tenus secrets, car ce-dernier est déjà en couple avec une autre. Mais cette fois ci, il annonce être prêt à quitter Karla (Katla Njálsdóttir), sa compagne, pour s’installer avec Una. Les deux amants passent la nuit ensemble et imaginent les futurs voyages qu’ils feront ensemble. Au petit matin, Una se réveille seule dans le lit. Diddi est déjà parti pour un voyage. Le spectateur, lui, sait que ce départ est définitif. Cela ne fait guère de doute après la séquence faisant office de générique de début, un long plan-séquence filmant les lumières dans un tunnel autoroutier, jusqu’à ce que l’inimaginable se produise. Una n’apprendra qu’un peu plus tard le décès de Diddi. Entraînée par les amis du défunt, elle participe aux évènements organisés pour honorer sa mémoire, et rencontre fatalement Klara.
Tout le film repose sur cette rencontre entre la compagne officielle, que tout le monde soutient et réconforte et la maîtresse, qui doit ravaler sa souffrance en silence. Il n’y a pas d’intrigue à proprement parler, juste des moments de chagrin et de recueillement, de douleur partagée et d’embrassades endeuillées. Mais la douleur des deux femmes, assez similaire, finit par fusionner. A l’écran, cela donne quelques plans magnifiques, dont un s’inspirant d’une fameuse séquence de Persona d’Ingmar Bergman (on peut trouver pire référence…) où les reflets des visages des deux femmes semblent se superposer, et un autre où, enlacées, elles forment sans le savoir un coeur, unies par le même amour et le même deuil.
Donc, non, ce n’est pas un film “fun”, loin de là, mais c’est un très beau film, tout en délicatesse et en subtilité, porté par des jeunes comédiens épatants. A commencer par Elin Hall, qui réussit à montrer parfaitement les émotions qui traversent son personnage. Elle est, à l’image du film, magnifique et bouleversante.

Pour finir, on n’a pas beaucoup ri non plus face au second film en compétition du jour, La Jeune femme à l’aiguille… Le troisième long-métrage de Magnus Von Horn est un récit absolument sordide, tourné dans un noir et blanc poisseux évoquant un peu les grands drames du cinéma muet expressionniste. Son personnage principal, Karoline (Vic Carmen Sonne) voit s’abattre sur elle calamité sur calamité. Employée d’un atelier de confection textile danois, durant la Grande Guerre, elle n’a aucune nouvelles de son mari, envoyé au front. Comme il ne figure pas sur le registre des soldats tombés au combat, elle ne peut prétendre à la pension de veuvage. Du coup, elle est expulsée de son logement et doit trouver asile dans un taudis répugnant. Son patron, attristé par sa situation, décide de la prendre sous son aile… mais pour mieux pouvoir coucher avec elle. Evidemment, elle finit par tomber enceinte, mais l’individu n’assume pas ses responsabilités. Au lieu de l’épouser, il la licencie, ce qui n’arrange évidemment pas ses affaires. Elle pense évidemment à avorter pour ne pas avoir de bouche supplémentaire à nourrir. Mais dans le Danemark du début du siècle, l’avortement était illégal.  Le seul moyen de décrocher l’embryon était l’aiguille à tricoter. D’où le titre et une scène peu ragoûtante, car Karoline tente le coup, forcément, et se rate. Quand on a la poisse… Mais cela lui permet de rencontrer Dagmar (Trine Dyrholm), une apothicaire qui, en secret, aide les mères à se débarrasser des nourrissons non-désirés, en trouvant à ceux-ci des familles d’accueil parmi les notables de la ville. Une éclaircie, enfin, pour Karoline? Pas vraiment, car au fur et à mesure qu’elle apprend à connaître Dagmar, elle découvre d’autres facettes de cette femme, bien moins aimables, et même quelques secrets peu avouables… Comme si le millefeuille mélodramatique n’était pas assez indigeste, le cinéaste ajoute à son histoire inventée, déjà bien sordide, une couche de fait divers, inspirée d’un cas bien réel ayant secoué le Danemark des années 1920. Ca fait beaucoup pour un seul film… Au point que l’on finit par se désintéresser de cette histoire et de ses personnages. Alors certes, les images sont très belles, parfois envoûtantes, à l’instar de la scène d’ouverture, et Trine Dyrholm livre encore une belle performance dans un rôle complexe. Mais on se demande s’il était bien nécessaire d’ajouter ce film à la compétition en dernière minute. Promouvoir Ljosbrot en compétition officielle aurait peut-être été un choix plus judicieux.
Enfin, on ne va pas sombrer dans le “Baby Blues”… Il en faut pour tous les goûts, et ce n’est que le second jour de projections… Pas de quoi remettre en question la qualité du cru cannois 2024…

A demain pour la suite de ces chroniques cannoises.