7h00 Ouverture de la billetterie. Une à deux minutes d’adrénaline pour cliquer sur les séances souhaitées en espérant que la séance n’affiche pas déjà complet
7h10 Petit-déjeuner, café
7h25 Douche et habillage
7h45 Direction le Palais des Festivals pour la première séance du jour
Et ainsi de suite, en empilant films, séances d’écriture et quelques pauses.
La routine de festival varie assez peu, finalement. Tout juste peut-on choisir ses séances, car rien qu’avec la compétition officielle, on a vite rempli l’agenda…
On a un peu l’impression d’être comme Jesse Plemmons dans le premier sketch de Kinds of kindness, de Yorgos Lanthimos. Il y incarne Robert, un employé en adoration devant son patron, Raymond (Willem Dafoe). Il obéit à tous ses ordres et suit scrupuleusement toutes ses consignes. Et ça va assez loin, car chaque jour, le “tyran” lui rédige son planning détaillé, heure par heure et même minute par minute, fixant précisément chaque activité à accomplir, au travail comme dans sa vie privée – allant jusqu’à autoriser ou non des rapports sexuels. Il lui conseille ses lectures, compose ses menus à la calorie près, règle chaque détail de sa vie, sans lui autoriser la moindre fantaisie. Tout passe par l’employeur/démiurge. C’est lui qui a acheté la maison et la voiture de Robert, les objets de décoration de son domicile (une collection d’objets ayant appartenu à des sportifs célèbres, du casque d’Ayrton Senna à une raquette cassée de McEnroe). Il lui a même présenté celle qui devait devenir son épouse, Sarah (Hong Chau). Evidemment, c’est assez pratique de se laisser quelqu’un tout décider à sa place, mais cela laisse assez peu de liberté et de possibilité de libre-arbitre. Et cela induit surtout une totale dépendance à l’individu qui contrôle tous les aspects de votre vie. Robert va en faire l’amère expérience en refusant d’obéir à l’un des ordres de son patron. Une demande certes assez singulière, puisqu’il doit provoquer un accident de voiture mortel. La conscience de Robert se bloque à l’idée de causer la mort d’une autre personne. Alors, il donne sa démission et voit tous les éléments constitutifs de son existence s’effondrer les uns après les autres.
Dès ce premier sketch, formidable, Lanthimos frappe fort et peut continuer à développer son univers étrange et dérangeant et creuser ses thématiques personnelles autour des rapports humains, de la difficulté d’être libre dans un monde où tout repose sur des rapports de classes et de sexe.
Le second sketch tourne autour du désarroi d’un policier, Daniel (Plemmons, encore) dont la femme Liz (Emma Stone) a disparu en mer, lors d’une expédition de plongée. L’homme est obsédé par sa disparition et finit par la voir partout, même dans le visage des suspects qu’il emmène au poste, ce qui n’est pas sans causer quelques désagréments. Finalement, par miracle, Liz est retrouvée. Mais cela n’apaise pas Daniel, qui se demande comment elle a pu survivre aussi longtemps sur une île déserte, contrairement à ses camarades d’infortune. Il en vient à la conclusion qu’elle a pratiqué le cannibalisme et l’idée le dégoûte. Alors, il préfère s’orienter vers une autre possibilité : ce n’est pas sa femme qui est revenue, mais une créature qui a volé son apparence. Il s’enferme alors dans la paranoïa et refuse de s’alimenter tant qu’il n’a pas la preuve de sa théorie.
Le troisième sketch place Jesse Plemmons et Emma Stone dans la peau de membres d’une secte. Eux aussi ont un régime un peu particulier : jamais de poisson et jamais d’eau “contaminée”. La seule boisson autorisée est une eau purifiée, composée uniquement des larmes de leurs gourous, Omi et Aka (Dafoe et Hong Chau). En aparté, voilà qui explique probablement le prix des Perrier-rondelles dans les bars de la Croisette… Idem pour les échanges de fluides corporels. Les seuls rapports autorisés sont ceux avec les gourous, sous peine d’être contaminé, mis en quarantaine et exclu de la communauté.
Outre l’observation de ces règles, les disciples sont aussi chargés d’une importante mission : trouver l’élue, une femme aux caractéristiques physiques et psychiques particulières, ayant le pouvoir de sauver l’Humanité.
Plutôt que différents “types de bonté”, les trois récits de Yorgos Lanthimos explorent plutôt différents types de relations inconditionnelles et à leurs limites. Par dévotion professionnelle, par amour, par foi, les personnages sont prêts à tout pour satisfaire l’objet de leur affection. Mais cette servitude aveugle est rarement profitable. Elle finit par détruire les individus, leur ôter toute dignité, toute existence propre ou les transforme en de simples animaux de compagnie.Des chiens en adoration devant leur maître. Dans une drôle de séquence onirique, le cinéaste imagine d’ailleurs ce que donnerait un monde inversé, où les chiens promèneraient leurs humains de compagnie. C’est à l’image du film : décalé, drôle, un peu dérangeant et porté par un réalisateur en grande forme. Lanthimos peut clairement postuler à une place au palmarès. Après, le jury choisira peut-être de primer plutôt l’une des triples performances d’acteurs du film. Dans ce cas, on miserait bien une pièce sur Jesse Plemmons, trois fois formidable ici.
Second film en compétition du jour, Trois kilomètres jusqu’à la fin du monde du roumain Emanuel Parvu. Si son nom n’évoque pas grand chose aux cinéphiles, le visage d’Emanuel Parvu leur sera davantage familier, puisqu’il a joué à deux reprises sous la direction de Cristian Mungiu. On sent clairement l’influence de ce-dernier dans la mise en scène du jeune cinéaste roumain. Plans fixes joliment composés, jeu sur la profondeur de champ, opposition entre le plan initial, ample, en extérieur, offrant un horizon parfaitement dégagé et les suivants, en intérieur, plus serrés, qui viennent de plus en plus étouffer le personnage principal et souligner son aliénation au sein d’un système inique.
Le récit suit le drame vécu par Adi (Ciprian Chiujdea), un jeune homme de dix-sept ans. Habitant à Tulcea, la ville la plus proche, pour y suivre ses études, le garçon profite de l’été pour passer quelques jours dans son village natal, quelque part dans la région du “Bras de Saint Georges”, dans le delta du Danube. Il passe quelques moments sur la plage avec son amie d’enfance, Ilinca (Ingrid Micu-Berescu) puis passe la soirée dans un bar. Quand il rentre finalement, cette nuit-là, il a le visage tuméfié et ensanglanté, le corps meurtri après une sauvage agression. Immédiatement, ses parents (Bogdan Dumitrache et Laura Vasiliu) l’accompagnent au commissariat porter plainte. Ils sont reçu par le chef de la police locale (Valeriu Andriuță), qui ouvre le dossier et fait établir un rapport médico-légal. Les choses se compliquent assez rapidement quand les soupçons se portent sur les fils de Zentov, un caïd local qui a quelques appuis hauts-placés. Le policier subit quelques pressions pour classer l’affaire. Zentov lui fait comprendre qu’il serait dommage, alors qu’il vient de demander sa retraite anticipée, de faire quelques années de plus à cause d’un travail d’enquêteur trop zélé. Et comme cela ne suffit pas, il finit par lâcher les véritables raisons de l’agression d’Adi. Si l’adolescent a été attaqué, ce n’est ni pour lui dérober son téléphone, ni par vengeance, comme le pensait le père du gamin, qui a des dettes auprès de Zentov. Il a été agressé car on l’a aperçu, à la sortie du bar, enlacer un autre garçon, un touriste de passage avec qui il avait sympathisé.
Il s’agit clairement d’une agression homophobe. Quelque chose qui peut sembler inimaginable dans l’Europe d’aujourd’hui, où les moeurs semblaient avoir un peu évolué. Mais les réactions à cette révélation sont encore plus édifiantes. Jusqu’alors considéré comme une victime par ses proches, Adi perd subitement toute leur affection. Il est considéré comme un pestiféré, un malade à soigner, un pécheur à exorciser. On le prive de contact avec l’extérieur, confisquant son téléphone et empêchant toute sortie de la maison familiale. Il est reclus dans sa chambre, mis de côté comme un secret honteux. Toute la communauté semble liguée pour régler le problème, laissant éclater toute son intolérance et une étroitesse d’esprit assez hallucinante. Il faut entendre les âneries débitées par les différents protagonistes au sujet de l’homosexualité pour le croire. Adi encaisse difficilement toute cette violence verbale, qui lui fait presque plus mal que la violence physique. C’est tout son univers qui s’effondre, tous ses rêves. Il se voyait déjà partir à Bucarest pour vivre sa sexualité de façon décomplexée, trouver un métier correspondant à sa sensibilité et ses capacités. Voilà qu’il doit accepter le plan de ses parents concernant son avenir : un passage dans un établissement chrétien histoire de se purger du Mal, puis une formation pour intégrer la marine et un mariage arrangé avec une fille du coin. L’enfer…
Le cinéaste en profite aussi pour mettre à plat tous les défauts de la société roumaine, qui souffre, dans certaines régions, de cet obscurantisme, mais aussi qui pâtit d’un système politique et social corrompu.
Belle démonstration, qui confirme que la relève du jeune cinéma roumain, très actif au début des années 2000, est assurée.
A la jeunesse d’Emanuel Parvu, le festival a choisi d’associer l’expérience du vétéran Paul Schrader, également en compétition avec Oh, Canada.
Tiré de “Foregone”, l’ultime roman de l’écrivain Russell Banks, ce long-métrage raconte la dernière journée de la vie d’un documentariste canadien, Leonard Fife (Richard Gere). Bien que gravement malade, en phase terminale d’un cancer incurable, Fife accepte de donner une dernière interview à deux de ses anciens élèves, à condition de pouvoir développer librement le récit de son existence et certains secrets qu’il n’avait jamais révélés. Il insiste pour que sa compagne Emma (Uma Thurman) soit présente pour entendre l’intégralité de ses confidences.
Il ne répond pas aux questions, mais se met à raconter sa vie. Il commence par évoquer l’existence qu’il aurait pu mener. Américain d’origine, il a d’abord brièvement été marié à une jeune femme de bonne famille avec qui il a eu un fils. Le couple envisageait de s’installer dans un coin tranquille des Etats-Unis, où Leonard pourrait mener une carrière d’enseignant tout en démarrant une carrière littéraire. Quand le père de la jeune femme lui a proposé un plan de carrière différent, en reprenant la direction d’une de ses sociétés, il a finalement pris peur et tout plaqué. Il démonte aussi le mythe de son arrivée au Canada, supposément en protestation héroïque contre la Guerre du Vietnam alors que la réalité est moins glorieuse. On ne sait pas trop si ses souvenirs sont précis ou flous, s’il ne mélange pas les époques ou s’il ne prend pas quelques libertés avec les faits, et cette impression d’incertitude est soutenue, à l’écran, par la présence, tantôt de l’acteur incarnant le jeune Leonard, tantôt de Richard Gere. En tout cas, le résultat semble dresser un portrait assez fidèle, assez juste, du personnage : un aventurier, séducteur impénitent, ayant du mal à se poser quelque part, mais assagi avec l’âge et la maladie, ayant finalement pris conscience de l’importance d’Emma dans sa vie. Grâce à sa mise en scène et à son montage, Schrader réussit le pari de transposer sur grand écran le style très littéraire de Russell Banks et de respecter l’essence de l’oeuvre originale.
C’est un bon travail de réécriture et d’adaptation, auquel le cinéaste apporte aussi sa propre patte, ce ton singulier qui caractérise ses dernières oeuvres. Sans doute a-t-il projeté un peu de sa propre personnalité dans ce portrait d’un cinéaste en fin de vie, attendant la mort avec sérénité après l’avoir frôlé sérieusement il y a deux ans.
Après, avouons-le, ce n’est pas non plus le film le plus excitant de ce 77ème Festival de Cannes. On peut le trouver un brin “académique”, pour ne pas dire ennuyeux. Et s’il ne cède jamais à la tentation de faire de ce film un mélo larmoyant autour d’un cancéreux en phase terminale, Schrader signe aussi un film un peu trop “sec”, où l’émotion n’affleure jamais vraiment.
En tout cas, voici la compétition bel et bien lancée.
On peut continuer notre programme…
22h30 dernier film du jour
00h30 écriture du billet quotidien
02h00 on ne dort jamais dans cette ville?
A demain pour la suite de ces chroniques cannoises.