[Compétition Officielle]
De quoi ça parle ?
Dans un univers ressemblant fortement au notre, une mégalopole appelée New Rome, menacée autant par la chute d’un antique satellite soviétique que par un mode de vie décadent, fait l’objet d’une lutte de pouvoir entre plusieurs notables.
Parmi eux on trouve un architecte de génie, Cesar Catilina (Adam Driver), qui se propose de reconstruire la ville comme une utopie verte et durable, à l’aide d’un matériau révolutionnaire de son invention, et, s’opposant farouchement à ce projet, le très conservateur maire de la ville, Frank Cicero (Giancarlo Esposito), partisan du maintien du système de valeur capitaliste traditionnel et de l’ouverture de nouveaux casinos qui distrairont les plus riches tout en faisant rêver les plus pauvres. La fille de Frank, Julia (Nathalie Emmanuel), se retrouve partagée entre la loyauté due à son père et ses affinités avec les propositions visionnaires de Cesar. Autour d’eux gravitent d’autres personnages, intrigant en coulisses ou cherchant tous à satisfaire un intérêt personnel : Clodio Pulcher (Shia LaBeouf), le cousin de Cesar, qui cherche à lui nuire par tous les moyens, notamment en oeuvrant à un soulèvement populaire, Hamilton Crassus (Jon Voigt), président de la plus grande banque de la ville et son épouse Wow Platinum (Aubrey Plaza) qui cherche, elle, à s’attirer les faveurs de l’architecte, quitte à nouer des alliances de circonstance.
Pourquoi on aime/déteste en même temps?
Face à un tel objet cinématographique, reposant entièrement sur des oppositions et des contradictions, on est tenté d’écrire deux critiques radicalement différentes.
En sortant de la salle, la première réaction est une grande déception, proportionnelle aux attentes placées en ce film depuis des années puisque c’est un projet porté depuis des lustres par Francis Ford Coppola, maintes fois reporté, annulé, puis remis en chantier. On attendait rien moins qu’un chef d’oeuvre, du moins un très grand film, et au final, on se retrouve avec une oeuvre curieuse, assez hermétique et confuse, qui alterne moments de grâce et séquences atterrantes.
Mais en même temps que nous avait-on réellement vendu? Un film de science-fiction ? Ca l’est un peu, oui, mais juste pour le côté futuriste des immeubles imaginés par Cesar. C’est surtout une sorte de péplum moderne, baignant dans un contexte politique rappelant la Rome Antique. La plupart des personnages portent des noms de tribuns ou d’empereurs romains (Cesar, Cicero, Crassus…) et l’opposition entre Cicero et Cesar Catilina fait directement référence à l’épisode de la Conjuration de Catilina, dans l’histoire de l’Empire Romain. Le sport national, dans cet univers parallèle, n’est pas le baseball ou le football américain, mais les courses de char façon Ben-Hur. Mais ce n’est pas qu’un péplum non plus. Les luttes de pouvoir, les affrontements entre clans familiaux, les trahisons et les complots, rappellent évidemment Le Parrain et bon nombre de films de gangsters qui en ont découlé. C’est aussi un drame flamboyant, façon opéra italien, et un drame plus intime, où il est question de deuil et de reconstruction personnelle. C’est aussi une farce, peut-être, vu le côté comique ridicule de certaines scènes – du moins on l’espère, sinon c’est embarrassant… En tout cas, il y a un peu de satire sociale, quand les travers de nos sociétés sont brocardés (l’info-spectacle, les popstars, les deepfakes…). Et aussi une pointe de récit shakespearien, puisqu’on y cite Hamlet et que la relation entre Cesar et Julia fait penser à celle de Romeo et Juliette. C’est encore un brûlot politique, alertant sur la nécessité de construire un monde de paix, en harmonie avec la nature, une véritable utopie. Enfin, Megalopolis est ce qu’il affirme être, une fable établissant un parallèle entre la chute de l’empire romain et celle qui menace nos sociétés occidentales décadentes, rongées par la cupidité, la corruption et le fossé se creusant entre les élites et le peuple. Ouf! rien que ça! Rien d’étonnant à ce que Megalopolis donne une impression de trop plein, de foisonnement bordélique.
On peut se dire qu’assembler tous ces éléments les uns avec les autres était une tâche un poil trop complexe pour un cinéaste quasi-octogénaire et inactif depuis un bon moment, aussi talentueux soit-il. Décréter que c’est un ratage, un point c’est tout…
On peut aussi essayer de l’analyser autrement. On a parlé, pour ce long-métrage, d’un “film-testament”, de l’oeuvre d’une vie. C’est un projet que le cinéaste porte depuis les années 1980, qui a nécessité plusieurs années d’écriture. Il essaie de le financer depuis les années 2000. Sa production a été maintes fois reportée. Des scènes ont été tournées, puis détruites après les attentats du 11 septembre. Tout a failli s’arrêter à plusieurs reprises. Forcément, le scénario a évolué depuis sa première version. Le cinéaste a changé, le monde aussi. Il convient peut-être, alors, de voir Megalopolis non pas comme une oeuvre narrative classique, mais comme une plongée dans l’imaginaire du cinéaste, un film dont le foisonnement correspond au bouillonnement mental de Francis Ford Coppola lui-même. Ce qui expliquerait que l’on passe souvent d’une scène à l’autre comme la pensée passe parfois du coq-à-l’âne, bien qu’en suivant une ligne directrice majeure. Ce qui expliquerait aussi la présence d’éléments politiques, intimes, oniriques, de souvenirs, tout ce qui constitue l’univers mental d’un individu. Forcément, c’est un voyage déstabilisant.
Ca l’est d’autant plus que la personnalité du cinéaste est complexe et que la genèse de son projet a été chaotique. L’opposition entre Cesar et Cicero (tous deux avec un C comme Coppola) auxquels on peut ajouter Crassus (toujours avec un C)correspond aux tourments intérieurs du cinéaste. Ils correspondent aux multiples facettes de sa personnalité. Cesar est l’architecte, le créateur, le visionnaire, celui qui est capable de maîtriser le temps (n’est-ce pas là l’apanage du cinéaste). Cicero est le traditionnaliste, le côté plus classique du cinéaste. Crassus est le banquier, l’évocation d’un cinéma plus “grand public”, plus “bankable”, qui rappelle que Coppola, avant d’être obligé de produire lui-même ses films, avec les recettes de ses oeuvres passées et son business vinicole, était un cinéaste générant beaucoup de recettes au box-office. Ce film est la synthèse de tout ce qu’il est ou a été. Une oeuvre somme, mouvante, difficile à appréhender pleinement.
D’autres choses viennent un peu nourrir la réflexion. Ce happening live durant la projection, par exemple, quand la salle se rallume un instant et qu’un homme vient dire quelques lignes au micro. A quoi sert-il? Peut-être à évoquer les grands orateurs romains puisqu’ils sont au coeur du film, mais peut-être aussi à évoquer les débuts du cinématographe, quand les films étaient systématiquement accompagnés par des artistes, des musiciens ou des bonimenteurs, un spectacle de foire.
Cela permet d’envisager une autre piste d’analyse : Voir Megalopolis comme une allégorie du septième art. Le cinéma, c’est quoi? C’est un peu tout cela en même temps, des visions d’artistes et des oeuvres commerciales, du divertissement et de la matière à réflexion, des genres différents, des émotions qui se télescopent, des souvenirs qui se mélangent, du ressenti. Un magma complexe et riche, qui évolue sans cesse.
Bien sûr, on peut adhérer à ces pistes d’analyse et trouver, malgré tout, le résultat assez indigeste et un brin… mégalomane. Mais force est de constater que Megalopolis est une oeuvre beaucoup plus cohérente qu’il n’y paraît et que le cinéaste en assume tous les défauts, toutes les imperfections, qui font partie intégrante de sa conception hors normes.
Contrepoints critiques :
”Opéra bouffi, triste farce, pudding pontifiant : on pourrait résumer le ratage en autant de formules lapidaires.”
(Nicolas Schaller – Le Nouvel Obs)
”Il faudra plusieurs visionnages (et bien du courage) pour démêler les fils de ce galimatias branlant.”
(Marie Sauvion – Télérama)
”une œuvre colossale, baroque, époustouflante, bien qu’elle s’accompagne d’une surcharge mentale. Loin de laisser indemne, le long métrage en vaut néanmoins la peine tant une œuvre pareille n’a certainement jamais existé, et n’existera peut-être jamais plus.”
(Cineman)
Crédits photos : copyright 2024 Caesar Film LLC – image fournie par le Festival de Cannes