Bon, c’est bien beau le cinéma. Cela permet de parler de tous les malheurs de la planète, de donner les clés des conflits, d’exposer des drames humains, de dénoncer des tyrans ou de pointer du doigt les petits travers des humains. Peut-être peut-il même aider certains spectateurs à changer de comportement ou à s’investir dans des causes nobles. Mais globalement, cela permet plus de mettre les problèmes en lumière que de les résoudre. Pour agir, il faut des politiciens d’élite, des dirigeants visionnaires, puissants, rompus à l’exercice de la diplomatie, qui prennent des décisions radicales et impulsent leur mise en application. Par exemple les membres du G7, un club regroupant les dirigeants de sept grandes puissances mondiales, qui se réunit une fois par an pour effectuer le check-up du Monde et essayer de définir une stratégie commune de prendre des engagements collectifs forts.
Dans Rumeurs, de Guy Maddin, Evan Johnson et Galen Johnson, c’est la chancelière allemande (Cate Blanchet, en clone d’Angela Merkel) qui reçoit ses petits camarades dans un château en Bavière. La liste d’invités compte le président français (Denis Ménochet), son homologue américain (Charles Dance), la Prime Minister britannique (Nikki Amuka-Bird), le président du conseil italien (Rolando Ravello, en clone de Silvio Berlusconi), le chef de la diplomatie nippone (Takehiro Hira) et le premier ministre canadien (Roy Dupuy, en parodie de Justin Trudeau, snobé par les chefs d’états puissant, mais chouchou des dames). Au menu, une garden party, une visite du site de fouilles situé à proximité du château, ou des momies de plus de deux millénaires viennent d’être exhumées et surtout, un déjeuner de travail pour réussir à générer une déclaration commune sur une « crise » dont on connaîtra jamais vraiment la nature exacte – et peut-être eux non plus. Les politiciens commencent à cogiter en binômes ou trinômes, ce qui ne donne pas grand chose, si ce n’est une poignée d’éléments de langage pour le moins hétéroclites et saugrenus, d’où ressortent quelques mots-clés pompeux et des concepts fumeux, comme l’idée (française, forcément) de mettre fin à la procrastination. Mais le vent se lève soudain, dispersant les pages de notes dans la forêt voisine. Le président français leur court après (pour une fois qu’il était inspiré, hors de question de perdre le fruit de son labeur). Il ne revient qu’à la nuit tombée, couvert de boue et l’air terrifié, affirmant à ses collègues, perplexes, qu’une des momies l’a attaqué. En même temps, il est vrai que l’ambiance a changé (A l’écran aussi : l’image est verdâtre et une musique stridente accompagne chaque pas des personnages). Les assistants et attachés de presse ont disparu, tout comme le personnel du château. Le réseau de communication est coupé. Et des créatures bizarres semblent les menacer, au loin. Vont-ils trouver la sortie de cette forêt labyrinthique? Vont-ils réussir à unir leurs forces pour se sortir de cette situation complexe? Et surtout, vont-ils finir par pondre un communiqué correct avant la fin du meeting?
Le concept du film de Guy Maddin, Evan Johnson et Galen Johnson est plutôt original. Il débute comme une pure comédie satirique, brocardant les élites mondiales, pour se transformer en une fable fantastique sur la solitude des gouvernants face à leurs responsabilités, dans un monde de plus en plus anxiogène. Le hic, c’est que, comme le fameux discours des protagonistes, il ne dépasse jamais ce stade de concept. Passée la première demi-heure, l’humour se fait un peu répétitif et finit par tomber à plat (on gardera toutefois la scène où la présidente de la Commission Européenne (Alicia Vikander), également de la partie, tombe justement à plat pour cause de “crise énergétique”). Ensuite, la partie fantastique prend le relai, mais ne débouche sur rien de vraiment consistant. Avec un aussi gros cerveau collectif aux commandes, on était en droit de s’attendre à mieux. Rumeurs restera une curiosité cinématographique, un brin potache, pas à la hauteur des enjeux…
En tout cas, ce ne sont pas ces dirigeants-là qui vont sauver la planète… Mais quelle idée, aussi, de faire un club des grandes puissances mondiales sans y inviter la Chine. Heureusement, le Festival de Cannes a rétabli l’équilibre en proposant non pas un film chinois en sélection officielle, mais deux aujourd’hui. En référence aux publicités d’un célèbre lunettier, on serait tenté de parler d’une offre “Chine-Chine” (pardon, la fatigue…).
Et les deux oeuvres portent l’estampille de Jia Zhang-ke, en tant qu’acteur et producteur pour Black Dog, réalisé par son disciple Guan Hu, en tant que réalisateur pour Caught by the tides.
Commençons par Black Dog, présenté dans la section “Un Certain Regard”. Dès le premier plan, on est séduit par la puissance de la mise en scène. Un bus roule paisiblement dans le désert de Gobi, transportant des passagers jusqu’à la ville la plus proche quand déboule une meute de chiens errants qui provoque la sortie de route du véhicule. A son bord, il y a Lang (Eddie Peng), un quadragénaire qui vient tout juste de sortir de prison après avoir purgé sa peine. Avant le drame, Lang était une célébrité locale, à la fois musicien et cascadeur. Désormais, il n’y a plus grand monde pour le reconnaître. La ville a tout d’une ville fantôme après avoir été désertée par ses habitants, à cause des bouleversements économiques de la Chine des années 2000, de la mort des petits commerces et de l’évolution du climat, entre tempêtes de sable et sécheresse. Le départ des habitants a provoqué l’abandon de nombreux chiens, livrés à eux-mêmes dans les rues. L’action du film se déroule en 2008, juste avant les Jeux Olympiques de Pékin. Il faut donner une image positive du pays aux touristes du monde entier, et des meutes de chiens errant dans les rues, cela fait mauvais genre. En quête de travail, Lang est engagé dans une brigade chargée d’attraper les toutous égarés, notamment un chien noir, soupçonné d’être enragé et violent. Lang va se prendre de sympathie pour ce chien doté d’un sacré caractère et essayer de l’apprivoiser. Dans le même temps, il essaie de renouer avec son père, malade et réfugié dans le zoo de la ville, un lieu tout aussi déprimant que le reste de la cité, fait connaissance avec une jeune femme travaillant dans un cirque sans entrevoir de possibilité de construire un avenir commun et voit même son passé refaire surface, quand un proche de l’homme qu’il a tué jadis vient lui demander réparation.
Le scénario développe plusieurs ramifications différentes, pouvant évoluer vers le mélodrame, la comédie ou le film noir pour donner au film un côté imprévisible. Mais le récit est surtout prétexte à dresser le portrait d’une région de Chine laissée à l’abandon, sacrifiée sur l’autel du développement économique du pays, où des vagabonds et des laissés-pour-compte tentent de survivre. Restant sur le souvenir pénible de Mr Six, présenté il y a quelques années à la Mostra de Venise, on n’attendait pas grand chose de ce nouveau long-métrage de Guan Hu. Nous avons bien fait de tenter l’expérience. Black Dog est, pour le moment, l’un des plus beaux films de ce début de festival, porté par une mise en scène somptueuse et des performances d’acteurs remarquables, tant du côté humain que canin. Beaucoup de film ont du chien cette année dans la sélection, mais celui-ci postule assurément à la Palme Dog…
En tout cas, Jia Zhang-ke peut être fier de son disciple, qui semble prêt à prendre la relève pour capter les mutations de la société chinoise et parler de tous ceux qui les subissent au quotidien. Certains diront, non sans méchanceté, qu’il est peut-être temps pour lui de passer la main, car son cinéma commence à tourner en rond, racontant les mêmes histoires et brassant les mêmes thèmes. Sur ce dernier point, c’est indéniable. Il y a beaucoup de similitudes entre Caught by the tides et le reste de sa filmographie. Comme Au-delà des montagnes, Caught by the tides développe son récit sur une période de plus de vingt ans et montre comment l’essor économique de la Chine, le passage du communisme au libéralisme, a impacté les lieux et les êtres. Un sujet également au coeur de 24 Cities, I wish I knew ou A touch of sin. Il y est également question, comme dans Still Life, des conséquences de la construction du barrage des Trois Gorges, qui a forcé à l’exode toute la population locale et altéré irrémédiablement les paysages locaux. Et le cinéaste chinois traite, comme dans Au-delà des montagnes et Les Eternels, d’une histoire d’amour tourmentée, victime des flux et reflux de l’économie chinoise du XIXème siècle.
Mais on peut difficilement reprocher à un auteur sa constance thématique, surtout quand il essaie, de film en film, d’alterner la forme – fiction, documentaire, film à sketchs – ou le genre – drame, polar, anticipation…- et tente constamment de se réinventer. Sur ce film-ci, il est tout à fait logique que le film ressemble à tout son travail précédent, puisqu’il a été monté à partir de rushes de ses films précédents, qui réunissaient déjà ses acteurs-fétiches, Zhao Tao et Li Zhubin. Avec ce récit, Jia Zhang-ke revisite une bonne partie de sa filmographie et condense ses thématiques habituelles pour les réduire à l’essentiel. Il dépeint des personnages pris dans les paradoxes de la société chinoise, plus prisonniers que jamais de leur cadre de vie et plus seuls et désespérés qu’avant, malgré toutes les avancées sociales et technologiques de ces vingt dernières années.
Le cinéaste innove aussi sur la forme, anti-narrative au possible, et composée essentiellement de flux d’images et de musiques. Les dialogues sont rares – voire inexistants pour Zhao Tao, muette du début à la fin et l’émotion passe surtout par les regards et les impressions laissées par le montage. Il faut, pour en profiter, accepter de jouer le jeu, se laisser porter. Sinon, l’expérience risque de s’avérer assez pénible… Mais que l’on aime ou non cette oeuvre atypique, il convient de saluer l’audace de la démarche de Jia Zhang-ke. Le palmarès dira si elle a été payante ou non.
Cette année, on a l’impression que les cinéastes sélectionnés tentent quasiment tous de nouveaux paris, essayant de sortir de leur zone de confort ou cherchant à se renouveler sur la forme.
C’est vrai pour Jia Zhang-ke. C’est également vrai pour Jacques Audiard.
Pour son nouveau long-métrage, Emilia Perez, le cinéaste français a cumulé les difficultés.
1) Il a posé ses caméras au Mexique et tourné dans un mix de langue anglaise et d’espagnol. Il n’est jamais évident de tourner dans une langue autre que sa langue maternelle et de diriger des comédiens étrangers, même s’ils sont aussi brillants que
2) Il a choisi un sujet compliqué, en racontant l’histoire, entre film noir et mélodrame, d’une avocate (Zoé Saldana) qui accepte d’aider Manitas (Karla Sofía Gascón), chef d’un des plus grands cartels du pays à se retirer des affaires, se faire passer pour mort et renaître dans la peau de la femme qu’il a toujours voulu être.
3) Comme si cela ne suffisait pas, Audiard y ajoute des éléments de comédie musicale, avec de nombreuses séquences chantées
Sur le papier, l’équation semblait insoluble. A l’écran, petit miracle, le charme opère, grâce à la mise en scène, soyeuse et élégante, les performances des actrices – incluons Selena Gomez dans le trio – et les chansons, musicalement agréables et souvent très émouvantes.
Encore une belle réussite pour Jacques Audiard qui continue de surprendre de film en film, s’amusant à faire ce qui lui plaît, où il veut et avec qui il veut en proposant toujours de nouvelles choses.
Il est trop tôt pour dire si cette 77ème édition du Festival sera un “grand cru” ou non. Le G7 n’a pas encore signé de déclaration commune sur le sujet… Mais en tout cas, cette édition 2024 est déjà pleine de surprises. Il est très rare de voir, dans la sélection officielle, autant de cinéastes sortir des sentiers battus, proposer des choses nouvelles et radicales, quitte à désarçonner les spectateurs. Pour le moment, les festivaliers ont pu découvrir des propositions de cinéma assez radicales signées Magnus von Horn, Andrea Arnold, Yorgos Lanthimos, Rungano Nyoni, Jia Zhang-ke, Jacques Audiard, sans oublier le film décalé de Quentin Dupieux en ouverture et, bien sûr, l’expérience Megalopolis. Demain, nous vous parlerons du film de Noémie Merlant, Les Femmes au balcon, et d’un autre objet cinématographique hors normes, qui fera sûrement date dans l’histoire cannoise : The Substance de Coralie Fargeat.
A demain, donc, pour la suite de ces chroniques cannoises.