C’est aussi un festival assurément politique, qui confronte des visions du monde parfois radicalement différentes les unes des autres. Hier Limonov. Aujourd’hui, le Président brésilien Lula (dans le documentaire d’Oliver Stone et Rob Wilson, Lula) face à Donald Trump (dans The Apprentice d’Ali Abbasi) et Cate Blanchett, dans son propre rôle, en ambassadrice du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés.
A Cannes Première, Alain Guiraudie a proposé sa nouvelle réalisation, Miséricorde, une curieuse comédie noire autour du désir. Le récit commence pourtant assez classiquement. Jérémie (Félix Kysyl), un jeune homme d’une trentaine d’années retourne dans le petit village d’Aveyron où il a vécu, pour assister aux funérailles de son ancien employeur, le boulanger local.
Il est accueilli par le fils de celui-ci, Vincent (Jean-Baptiste Durand), et sa veuve, Martine (Catherine Frot), avec lesquels il reste un peu après les obsèques. Quand Martine lui propose de rester pour la nuit, Jérémie accepte. Et finalement, il s’imagine rester un peu plus longtemps que cela. Après tout, rien ne le retient vraiment à Toulouse puisqu’il n’a plus de travail depuis des mois et que son couple bat de l’aile. Il pourrait même se réinstaller ici, reprendre la boulangerie. Mais sa présence génère quelques remous dans le village. C’est surtout avec Vincent que les choses se compliquent très vite. L’homme ne comprend pas pourquoi ce copain, qu’il avait perdu de vue depuis des lustres, s’incruste subitement dans sa vie et s’installe chez sa mère. Il se demande si Jérémie ne chercherait pas à séduire cette dernière et profiter de sa détresse. Hum… On comprend que Jérémie avait surtout un gros faible pour le défunt, et qu’ils ont peut-être eu une brève histoire ensemble, il y a longtemps. Et on décèle que Vincent, pourtant marié et père de famille, voit d’un mauvais oeil le rapprochement de Jérémie avec Walter (David Ayala), un agriculteur local, bourru et solitaire. Jalousie? Vieille rivalité refaisant surface? Toujours est-il que les tensions s’exacerbent. Après une esquisse de bagarre, interrompue par le passage du curé (Jacques Develay), que Jérémie a tendance a beaucoup trouver sur son chemin, les deux hommes finissent par en venir réellement aux mains. Pour un fils de boulanger et un ancien artisan, se mettre des pains pour des histoires de miches, quoi de plus logique. Mais un coup un peu plus violent que les autres va tout faire basculer. On pense alors que le film va tourner au drame criminel, comme L’Inconnu du lac, et suivre les efforts de Jérémie pour se sortir du pétrin. Mais le ton décalé du récit s’affirme encore davantage. Si l’étau se resserre sur Jérémie à mesure que les gendarmes remettent en question sa version des faits, cela ne fait que renforcer le désir qu’éprouvent pour lui certains des personnages et complexifier l’affaire.
En même temps, les oeuvres d’Alain Guiraudie ont très souvent en commun ce ton légèrement décalé, qui permet de traiter de ses sujets avec une pointe d’humour et de folie douce. Et le thème du désir, qu’il soit homosexuel, hétérosexuel ou bisexuel, est récurrent dans ses films. Le cinéaste continue de creuser ce sillon, sans jeu de mot en référence à l’une des scènes les plus crues et provocatrices de ce long-métrage, une scène de lit qui fera probablement grincer quelques dents chez les plus pieux des spectateurs.
Il y a aussi un peu d’érotisme dans le nouveau Cronenberg. Assez peu par rapport à certains de ses films précédents, puisque le sujet ne se prête pas trop à la gaudriole, mais les scènes n’en sont pas moins marquantes. Dans l’une d’elles, on voit un homme tenter de faire l’amour avec sa compagne, malade d’un cancer provoquant une fragilité osseuse et lui ayant déjà valu une amputation du bras. Ce n’est pas simple…
Le cinéaste canadien est déjà de retour sur la Croisette, deux ans après Les Crimes du futur. Avec ce film, il revenait aux sources de son cinéma et au « body horror » après plusieurs films plus réalistes, moins organiques et plus cérébraux. Ou plutôt, il tentait d’opérer la fusion de ces deux versants de son cinéma. Confirmation de cette nouvelle tendance avec Les Linceuls, histoire de corps, de coeurs et d’esprits abîmés, dans un récit complexe, associant drame intimiste, film d’anticipation, espionnage et thriller, pour mieux égarer le spectateur tout en lui offrant plusieurs pistes d’analyse. Vous serez excusés si vous ne comprenez pas tout du premier coup, ou du deuxième, ou même si vous ne parvenez pas à relier tous les éléments entre eux. Le personnage principal lui-même s’y perd… Il s’agit de Karsh (Vincent Cassel, en alter-ego du cinéaste, même tenue vestimentaire et même coupe de cheveux), un homme qui ne parvient pas à surmonter le décès de son épouse Becca (Diane Krüger), emportée par un cancer six ans auparavant. Depuis, il a mis de côté son affaire de vidéos industrielles pour se lancer dans un business novateur, des linceuls 3.0 dotés de caméras pouvant permettre au proches de voir en temps réel l’évolution de la décomposition du cadavre, strate par strate et à 360°. Une façon de se refuser à la séparation physique avec l’être aimé. Ou une façon de repousser indéfiniment le travail de deuil.
Karsh pourrait probablement refaire sa vie, s’il le souhaitait vraiment. Ses amis lui présentent des femmes qui le trouvent bel homme et intelligent, mais son obsession morbide pour le cadavre de sa femme les fait fuir à chaque fois. Un type qui expose des photos de ses ex, c’est déjà compliqué. Là… Il y a aussi la soeur de Becca, Terry (Diane Krüger encore) qui ressemble comme deux gouttes d’eau à la défunte et est célibataire, mais comme nobody’s perfect, elle est aussi complètement parano, adepte des théories du complot et se trimballe constamment des chiens de compétition à toiletter.
Un soir, des individus vandalisent huit sépultures dans le cimetière, dont celle de Becca. Et au même moment, le service logiciel des linceuls est piraté, rendant l’accès aux images et données impossible. Karsh doit essayer de rétablir le service tout en cherchant l’origine de l’attaque et en rassurant ses clients sur la fiabilité du système et la protection des données. La traque des mystérieux hackers laisse envisager la possibilité d’un complot à large échelle, fomenté par les fournisseurs d’électronique chinois, coréens et russes associés au projet, et impliquant peut-être autre chose que du vol de technologie digitale. Aidé par sa belle soeur, l’ex de celle-ci, Maury (Guy Pearce) et Hunny, une application IA (Diane Krüger, dans un triple rôle, donc), Karsh découvre que le médecin qui a soigné Becca est aussi son ancien amant et que, simple hasard ou fait essentiel, il a disparu au même moment que le vandalisme subi au cimetière, juste avant de participer à une conférence sur ses travaux de recherche. Et si tout était connecté?
En tout cas, cette quête dangereuse, associée à l’impossibilité de se reconnecter à la tombe de sa compagne, oblige Karsh à sortir de sa bulle et de retrouver, peut-être, une vie normale. Les Linceuls est donc à la fois une oeuvre intime, poignante et fascinante, sur le travail de deuil, un récit d’anticipation anxiogène qui alerte sur les dangers d’un monde entièrement numérique et piloté par IA. Et une fable sur une humanité au bord de la crise de nerfs, dans un contexte international tendu.
Pas sûr que l’autre film de la compétition du jour, The Apprentice, vienne nous rassurer, puisqu’il s’agit d’un film sur le potentiel futur président des Etats-Unis, Donald J. Trump.
Ali Abbasi s’intéresse au tout début de la carrière de l’entrepreneur. A cette époque, Trump (Sebastian Stan) n’est encore que le bras droit de son père. Un simple larbin, qui doit sonner aux portes des locataires pour récupérer les loyers a la fin du mois (prenant quelques coups et insultes au passage). Il n’a pas vraiment voix au chapitre concernant les décisions stratégiques de l’entreprise familiale. Le succès du groupe Trump lui permet cependant d’accéder à un club privé où se retrouvent de nombreuses personnalités richissimes et leurs brillants conseillers. Parmi eux, Roy Cohn (Jeremy Strong), un avocat féroce, frayant avec la mafia et les milieux ultra-conservateurs, maîtrisant les ficelles de la communication comme personne. Sentant que ce jeune loup ambitieux a du potentiel pour les affaires, mais a besoin d’être formé et encadré, il décide de l’aider. Il tire d’abord le groupe Trump d’un mauvais pas, trouvant un arrangement dans une affaire de discrimination raciale qui aurait pu être fatale à la société en cas de condamnation et d’amende à payer. Le groupe immobilier de Fred Trump refusait en effet de louer ses appartements à des personnes de couleur.
Grâce à ses conseils, Donald écarte rapidement son père du pouvoir. Cohn lui apprend toutes les ficelles du métier et le transforme en véritable machine de guerre dans le monde des affaires. Il aide Trump à faire passer des projets pharaoniques auprès des autorités, des syndicats et des partenaires financiers de la mafia. En cas de blocage, il fait jouer ses relation et active ses moyens de pression. Mais Trump, bien vite, n’écoute plus aucun conseil. Il décide d’épouser un mannequin, Ivana et met le paquet pour la séduire. Il se lance aussi dans le projet de construction d’une tour gigantesque à New York et de nombreuses autres folies (des buildings et des casinos, entre autres) pour lesquelles il n’a pas la trésorerie.
Quand Cohn essaie de le rappeler à la raison, pour lui éviter la faillite, Trump décide de prendre sèchement ses distances. Mais la vraie raison de cette rupture est plus bête que cela. Trump a découvert que Cohn était homosexuel et donc potentiellement porteur du virus du SIDA. Une bonne raison pour l’éloigner de ses bureaux et hôtels. On n’est jamais trop prudent… Sympathique bonhomme, ce Trump, n’est-ce pas? Le film d’Ali Abbasi le montre sous toutes les facettes, et pas des plus avantageuses : fils indigne, faux-frère, ami lamentable, amant toxique, mégalo, raciste, voleur, drogué aux amphétamines, prêt à tout pour parvenir à ses fins…
Amis américains, des élections ont lieu cette année. Vous avez vu de quoi était capable le personnage. Il est rattrapé par ses nombreuses casseroles et les magouilles qu’il n’a cessé de mettre en place pour accéder au pouvoir et y rester. Allez-vous sérieusement envisager de voter pour lui? En cas de doute, allez voir ce film passionnant, porté par les performances de Jeremy Strong et de Sebastian Stan, beaucoup voyant dans le second un bon candidat… au prix d’interprétation masculine. En même temps, est-ce si difficile de camper Trump à l’écran? Un pincement de lèvres, un plissement d’yeux, une moumoute jaune et un peu de fond-de-teint couleur citrouille et le tour est joué, non?
On plaisante sur le jeu de Sebastian Stan. Sa performance est remarquable. On plaisante moins sur le conseil de vote. Votez intelligemment!
Bon, allez voter, déjà, pour ne pas risquer de subir des boulets élus par d’autres… Le bureau de vote est trop loin? Tut tut tut, pas du tout! Prenez le subway, le train, le bus… Mieux, prenez le chat-bus! C’est rapide, fun et vous croiserez peut-être Totoro en chemin. Ô, hasard du calendrier, le Festival de Cannes proposait justement Mei et le bébé Chat-bus ainsi que trois autres courts-métrages issus du Musée Ghibli, à Mitaka, près de Tokyo dans le cadre de l’hommage rendu au mythique studio d’animation, mais aussi à son parc et son musée. Pour la première fois, le Festival de Cannes a choisi de récompenser par une Palme d’Or d’honneur tout un studio, et non pas un film ou un auteur en particulier. Si Hayao Miyazaki et Toshio Suzuki n’ont pas fait le déplacement, ils ont réalisé une petite vidéo amusante où le réalisateur de Mon voisin Totoro affirme, pince sans rire, ne pas être à l’aise avec les honneurs et avec l’ambiance frénétique du Festival de Cannes et être bien content d’y envoyer son fils Gorö à sa place, bouclant son intervention par un “Bon courage!” à son héritier. Gorö Miyazaki n’a pas eu à beaucoup se forcer pour accepter le trophée, remis sur scène par Juan Antonio Bayona. Il a pu recevoir tout l’amour du Grand Théâtre Lumière, plein à craquer, durant dix minutes de standing-ovation. La vidéo en hommage aux oeuvres du studio, très joliment montée, a permis à chaque spectateur de se rappeler d’au moins un film qui l’a fait rêver, qui l’a ému, qui l’a émerveillé au cours des quarante dernières années. Kiki, Ponyo, Chihiro, Marnie, les deux enfants du Tombeau des lucioles, la Famille Yamada, sans oublier l’inénarrable Porco Rosso et le réconfortant Totoro… Autant de personnages qui nous ont accompagné, nous ont aidé à grandir ou aidé nos enfants à découvrir le monde.
Ghibli a réussi à imposer une animation japonaise de haute qualité, des récits puissants, portant des valeurs humanistes ou écologistes, apportant un peu de douceur et de magie à un monde réel qui en a bien besoin.
La récompense reçue aujourd’hui est amplement méritée. On vote Ghibli!
Si le chat-bus ne nous entraîne pas faire un tour ailleurs, à demain pour la suite de ces chroniques cannoises !