Dès la première séquence du nouveau film de Gilles Lellouche, L’Amour ouf, on pense en avoir la vérification puisque Clotaire (François Civil) l’un des deux protagonistes principaux meurt d’une balle dans la tête, après un règlement de comptes entre gangsters. Fin de l’histoire. Bang ! Plaf ! Fondu au noir et début du flashback. On retrouve Clotaire enfant (Malik Frikah), se chamaillant avec son frangin dans le minuscule appartement familial, rendant fous leurs parents et leurs autres frères et soeurs. Les gamins chahutent, s’insultent, se cognent, jusqu’à ce que leur père (Karim Leklou) intervienne à son tour, avec la même violence verbale et physique. Bienvenue chez les Ch’tis! C’est le nord! Clotaire, éduqué à la dure et en total décrochage scolaire, cultive une rage intérieure qui va fatalement l’entraîner sur la mauvaise pente à un moment ou un autre. Mais au début, il est juste un sale gosse qui, avec sa bande de potes, s’amuse à terroriser et insulter les collégiens du quartier. La seule qui ose lui tenir tête, c’est Jacqueline (Mallory Wanecque), une nouvelle qui vient de s’installer dans le quartier. Elle porte un prénom de grand-mère et s’habille BCBG, mais ne se laisse pas impressionner et possède un sens de la répartie assez efficace. Entre les deux, ce n’est pas encore l’amour fou, juste de l’amour vache, mais il y a quand même, dans cette rencontre électrique, une sorte de coup de foudre. Clotaire est impressionné par le côté calme et posé de Jackie, sa capacité à se défendre sans violence, par les mots. Jackie, elle, envie à l’adolescent son côté punk provocateur, bad boy au coeur d’artichaut, derrière sa carapace. Clotaire de se prend quelques râteaux pour la forme, avant de réussir à conquérir Jackie.
Ils ont à peine le temps de se fréquenter que, déjà, leurs plans de vie les séparent. Jackie est invitée par son père (Alain Chabat) à se focaliser sur ses études. Clotaire, lui, n’a pas le même prénom que le cancre du “Petit Nicolas” pour rien. Il ne met plus les pieds au collège, préférant apprendre à l’école de la rue. Ses petits larcins et son tempérament explosif finissent par attirer l’attention de La Brosse (Benoît Poelvoorde), un caïd local, spécialisé dans les braquages. Le truand le prend sous son aile et lui confie des plans de plus en plus risqués jusqu’à ce qu’un braquage finisse par échouer, laissant Clotaire seul face à la justice. Verdict : Douze ans ferme. Et la séparation avec Jackie.
A sa sortie, le jeune homme cherche à retrouver la femme de sa vie. Mais Jackie ne l’a pas attendu. Clotaire se remet alors à traîner avec ses vieux copains et l’engrenage de haine et de violence peut se remettre en marche… On se dit alors que, plus qu’une romance folle, L’Amour ouf est une histoire de gangsters assez banale, qui avance vers un dénouement connu. Mais la dernière partie vient rebattre les cartes. Comme si la relation entre Jackie et Clotaire, cet amour incompréhensible et irrationnel étalé sur plus de vingt ans, était capable de faire plier le scénario et s’affranchir du matériau original, le roman de Neville Thompson, qui cherchait, lui, à casser les codes de la romance adolescente. C’est notre interprétation la plus simple pour expliquer le dénouement inattendu du récit. Les autres ne seraient pas cohérentes d’un point de vue scénaristique, soit totalement absurdes. Comme il y a quand même du talent à l’écriture, Gilles Lellouche s’étant adjoint les services d’Audrey Diwan, Julien Lambroschini et Ahmed Hamidi, nous avons plutôt tendance à écarter la dernière hypothèse. En revanche, rien n’explique la durée du film, démesurée pour un tel récit (2h45), sinon la générosité du cinéaste en termes d’effets de mise en scène, de morceaux de bravoure cinématographiques, d’expérimentations visuelles. On a l’impression que le cinéaste s’est mis dans la même position que le protagoniste, qui, en prison, a dressé la liste de tous les mots que lui évoquaient l’élue de son coeur, et a dressé la liste de tout ce qu’il aimait au cinéma et tout ce qu’il avait envie d’essayer à l’écran. Il s’amuse, comme d’autres cinéastes lors de cette édition cannoise, à mixer les genres : thriller, comédie, drame, film social et comédie musicale. Il empile les morceaux musicaux comme sur une playlist de K7 audio. Et il essaie tous les plans, tous les effets de mise en scène ou de montage dont il rêve, sans limites. Parfois, ses expérimentations séduisent, comme le moment-clé du braquage du fourgon blindé, où la musique cesse pour la première – et probablement seule – fois du film, ou ce plan en split-screen réunissant deux fois deux personnages et deux époques en un même mouvement, durant une éclipse solaire. Mais à d’autres, elles agacent – un plan –séquence où la caméra zoome sur chaque visage, de façon grotesque, une succession de couchers de soleil d’un kitsch assumé, un chewing-gum collé au mur qui bat comme un coeur (beurk!). Comme on dit, c’est une proposition de cinéma. Chacun est libre d’y adhérer ou non. Ce qui est un peu dommage, c’est que le temps passé à mettre en place ces effets n’est pas davantage mis au service des personnages. La plupart des personnages secondaires sont sacrifiés, même si leurs interprètes n’ont pas besoin de beaucoup de temps pour exister à l’écran (Elodie Bouchez, émouvante comme toujours, Alain Chabat, parfait en père compréhensif et philosophe…). Mais les personnages principaux en pâtissent aussi. On aurait aimé, par exemple, que Jackie adulte bénéficie du même traitement que Clotaire, pour pouvoir rendre plus crédible le lien qui l’unit à son homme (et on sait de quoi Adèle Exarchopoulos est capable en la matière).
En tout cas, L’Amour ouf fait parler. Avec Megalopolis, c’est le film, jusqu’à présent, qui divise le plus les festivaliers. Pour certains, c’est un nanar boursouflé, d’une naïveté confondante, pour d’autres, une oeuvre très riche et d’un lyrisme saisissant. Ce n’est probablement ni l’un ni l’autre.
C’est aussi l’amour qui pousse Fernand de Morcef (Bastien Bouillon) à trahir Edmond Dantès (Pierre Niney) et l’envoyer croupir dans un cachot sombre et humide, sur l’île d’If. La jalousie, surtout, les deux hommes étant amoureux de la belle Mercédès Herrera (Anaïs Demoustier). Quand Edmond et Mercédès annoncent leur mariage, il encaisse assez mal la nouvelle. Apprenant qu’un complot se trame contre Dantès, ourdi par l’affreux Danglars (Patrick Mille), il profite de l’occasion pour s’y associer et faire condamner son vieil ami. Le procureur De Villefort (Laurent Laffite), bien que conscient de l’absurdité de l’accusation, s’assure que Dantès sera lourdement condamné, afin de couvrir ses propres secrets.
C’est encore et toujours l’amour qui aide Dantès à tenir pendant ses quatorze années de captivité, creusant secrètement un tunnel pour s’échapper avec l’abbé Faria (Pierfrancesco Favino). L’amour et la soif de vengeance. Ayant récupéré le fameux trésor des Templiers, Dantès revient sous plusieurs identité, dont celle du personnage donnant à l’oeuvre son titre, Le Comte de Monte Cristo, et piéger tous ceux qui ont comploté contre lui.
Et c’est l’amour qui finira par triompher lors du dénouement. Enfin, pas notre amour pour cette longue fresque adaptée du roman d’Alexandre Dumas, réalisée par Alexandre de La Patellière et Matthieu Delaporte… On aurait aimé l’aimer, pourtant, comme on a aimé Un illustre inconnu, autre film autour d’une usurpation d’identité, signée du même duo, ou comme les deux volets des Trois Mousquetaires, dont ils avaient assuré le scénario et la production.
Le problème, c’est qu’ici, il n’y a qu’un seul film de 2h58 pour contenir toutes les intrigues imaginées par Alexandre Dumas, les nombreux personnages secondaires et les démêler les fils des différents complots. C’est bien trop peu pour une histoire aussi complexe. Du coup, le film est assez confus et ne laisse jamais le temps d’exposer les tenants et aboutissants de l’oeuvre. En termes de mise en scène, c’est relativement lisse. Il y a bien quelques plans larges magnifiques, sublimant les décors naturels liés à l’intrigue, mais ceux-ci sont accompagnés d’une musique pompière et envahissante de Jérôme Rebotier qui donne envie de se couler de la cire dans les oreilles et de s’enfermer au cahot ad vitam pour ne plus avoir à supporter cela. Dommage, car l’idée de dépoussiérer les grands romans d’aventures ne manque pas de panache.
L’amour est encore au coeur de Vivre, mourir, renaître de Gael Morel, présenté dans le cadre de Cannes Première, une romance contrariée se déroulant à un moment charnière des années SIDA.
L’oeuvre est décomposée en trois parties. On suit d’abord la rencontre de Cyril (Victor Belmondo), artiste photographe homosexuel, et de Sammy (Theo Christine), son voisin de palier. Bien que celui-ci soit en couple avec Emma (Lou Lampros) et soit père d’un petit garçon et potentiellement d’un autre bébé en route, il se sent irrémédiablement attiré par Cyril et, l’attirance étant réciproque, finit par entamer une liaison avec lui. Comme Cyril est séropositif, il prend toutes les précautions pour ne pas contaminer Sammy et, par ricochet, Emma. Mais suite à des problèmes de santé, Sammy découvre qu’il était déjà porteur du virus et a contaminé Emma sans le savoir. A la question déjà compliquée du ménage à trois vient s’ajouter également la gestion d’une maladie souvent fatale à cette époque, l’AZT n’étant pas un traitement très efficace ni très bien supporté. La vie s’écoule sous la menace permanente de la maladie, au gré du dosage des Lymphocytes T4. Préparez vos mouchoirs, car la seconde partie est taillée pour vous arracher des larmes… Derniers moments de bonheur et de souffrance lors d’une pause estivale, silhouettes s’effaçant au coucher de soleil (comme dans le film de Lellouche), musique lancinante en boucle (mais belle partition, efficace). La mise en scène pourrait se prendre les pieds dans le pathos et se muer en un épouvantable mélo, mais petit miracle, ça passe. Mieux, la troisième partie vient complexifier le récit, avec l’irruption des trithérapies pour traiter la maladie. Les survivants entrevoient la possibilité d’une quasi-guérison, en tout cas d’un avenir “normal” et cela les plonge dans une certaine confusion. Jusqu’à présent, l’épée de SIDA-moclès les obligeait à vivre dans une urgence permanente, avec intensité. Là, ils se retrouvent brutalement exposés à un futur qu’ils n’envisageaient plus, un autre vide à combler alors que le deuil est déjà douloureux. Tous ces enjeux sont exposés de façon très fine et sensible, portés par une mise en scène sobre et précise et des acteurs excellents. Encore une belle surprise dans cette section récente du festival de Cannes, qui propose chaque année des oeuvres ayant le niveau de la compétition officielle.
En compétition, justement, il y avait aussi All we imagine as light de Payal Kapadia. Et là encore, l’amour fait partie des thématiques développées par le film. Enfin, il y a surtout celui qui unit Anu (Divya Prabha), une infirmière hindoue de Mumbaï, et Shiaz (Hridu Haroon), un homme musulman. Une idylle interdite, vue d’un mauvais oeil par la communauté hindoue et pourrait donc poser problèmes aux deux amants. Pour les autres personnages féminins du film, l’amour est un lointain souvenir, voire une chimère. Les hommes de leur vie sont soit décédés, comme celui de Parvati (Chhaya Kadam), soit disparus, comme le mari de Prabha (Kani Kusruti), parti travailler en Europe mais n’ayant donné que peu de nouvelles depuis. Il y a quand même cet autocuiseur flambant neuf reçu récemment par la jeune femme, sans mot d’accompagnement, et qu’elle attribue à cet olibrius. Est-ce bien lui qui a envoyé l’objet? Reviendra-t-il un jour? Si oui, Prabha le supportera –t-elle puisqu’elle n’a aucune affinité avec ce mari qu’on lui a imposé? Est-il seulement encore en vie?
L’incertitude empêche la jeune femme de se remarier, de refaire sa vie. Sur les 20 millions d’habitants de Mumbaï, il doit bien se trouver quelques hommes prêts à l’aimer… En attendant, elle promène sa solitude, perdue dans la ville.
Un jour, Anu et Prabha accompagnent Parvati dans son village natal, afin de l’aider à déménager. Après des démêlés avec des promoteurs indélicats, Parvati n’a pas eu d’autre choix que de quitter Mumbaï et revenir au pays, au Kerala. La découverte de cette région côtière, constituée de lagunes et forêts tropicales, très différente de Mumbaï, va les aider à renforcer leurs liens, leur sororité, et à reprendre leur avenir en main.
Payal Kapadia signe un très beau film, envoûtant qui nous fait visiter les paysages du sud de l’Inde et réussit à dresser, par petites touches, le portrait sans fard d’une société complexe, dominée par le patriarcat et un système de castes sociales et religieuses injuste. Mais ce n’est ni une oeuvre misérabiliste, ni un film désespéré, bien au contraire. C’est un long-métrage élégant et digne, qui met en exergue les relations humaines, la solidarité, le soutien réciproque, bref, tout ce qu’il y a de lumineux chez l’être humain. Des choses que l’on trouve partout, même à Mumbaï, mais que les feux de la ville, l’agitation permanente, empêchent de distinguer vraiment. Là, dans ce village côtier où la nuit engloutit tout et ou le temps semble suspendu, une simple guirlande lumineuse suffit pour éclairer de petits moments de bonheur ou de complicité.
Sur cette fin apaisée, nous vous envoyons plein d’amour depuis la Croisette (en tout bien tout honneur, hein, pas de #MeToo entre nous). A demain pour la suite de ces chroniques cannoises.