Pour boucler la compétition, le festival a proposé deux films magnifiques, qui s’imposent comme les favoris pour la Palme d’Or.
Déjà, La Plus précieuse des marchandises de Michel Hazanavicius.
Un conte, comme le présente le narrateur (Jean-Louis Trintignant). L’histoire d’une gentille bûcheronne qui, un jour de blizzard et de neige, découvre un bébé abandonné au bord du chemin de fer et décide de l’élever, en remplacement des fils qu’elle a perdu lors de la guerre mondiale. Son mari, un gentil bûcheron mais un rien bourru, n’est pas d’accord, car cela constitue une bouche de plus à nourrir dans un contexte compliqué de guerre et de famine. Surtout, il sait que les êtres transportés par ces trains sont des “sans coeur” ou du moins sont considérés comme tels par la majorité des locaux. Mais peu à peu, il finit par craquer devant l’innocence de ce bébé, petite lueur de joie dans un monde sombre, violent et cruel.
Evidemment, pas besoin de chercher bien loin ce à quoi fait référence le film. Il s’agit d’une évocation de la Shoah et du sort des déportés Juifs durant la Seconde Guerre Mondiale.
L’idée du conte permet au cinéaste de traiter le sujet de manière indirecte, en en faisant un récit universel louant la bonté et la générosité humaine, et se focalisant sur des personnages périphériques plutôt que sur les victimes ou les bourreaux. L’animation permet aussi d’aller vers quelque chose de plus poétique, essayant de chercher un peu de lumière dans les ténèbres. Elle permet aussi de montrer des choses à priori impossible à filmer réellement. Pour autant, le cinéaste n’élude rien de l’horreur environnante. Suivant le personnage du père du bébé, il montre le trajet classique des déportés, transportés comme du bétail dans des trains en route vers l’enfer, séparés de leurs proches, enfermés dans des camps de concentration crasseux et froids, errant hagards entre chambres à gaz et charniers. La scène où il se retrouve perdu dans le charnier, entouré de cadavres squelettiques, risque de hanter assez longtemps la mémoire de ceux qui l’ont encaissée. Les nazis ne sont jamais cités, jamais montrés, balayés du récit. D’autres personnages, aussi bêtes que méchants, sont là pour représenter leurs idées obscurantistes et leur intolérance, comme les collègues du bûcheron, profondément antisémites et veules. Hazanavicius préfère s’intéresser à ceux qui le méritent, comme cette gueule-cassée de la Grande Guerre qui accepte de fournir en secret du lait de sa chèvre à la bûcheronne, par pure humanité. La Plus précieuse des marchandises, en tant que compte, entend célébrer la vie et l’espoir plutôt que le chaos, la lumière plutôt que l’obscurité, la beauté plutôt que l’ignominie.
La conclusion invite à continuer le travail de mémoire, sous forme de conte, de témoignage ou autre, pour lutter contre le négationnisme et les idées politiques similaires à celles qui ont mené à toutes ces atrocités. Cette histoire est un conte, ses personnages n’ont pas existé, mais ils portent en eux des milliers de bribes d’existences bien réelles, de destins brisés.
On a beau avoir déjà vu des dizaines d’oeuvres sur le sujet, des documentaires, des fictions, celle-ci réussit encore à nous submerger d’émotion. On n’oubliera pas cette histoire, ni celle qui s’écrit en arrière-plan et dont il est vital d’assurer le témoignage, pour les générations futures.
Et puis, il y a Les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof.
A l’annonce de sa sélection, beaucoup ne voyaient en lui qu’un outsider, un invité surprise. Pas ceux qui connaissent déjà la puissance cinématographique et politique de son cinéma, déjà primé à Berlin (Ours d’Or pour Le Diable n’existe pas en 2020) et Cannes (Un homme intègre, prix Un Certain Regard en 2017). Sa condamnation à huit ans de prison pour « collusion contre la sécurité nationale » – comprenez, pour avoir contredit les “vérités” du régime iranien en osant montrer des images interdites et appelé à manifester contre la théocratie – puis sa fuite ont renforcé son image de cinéaste opprimé et classé son film comme un symbole de résilience et de lutte, qui ferait superbe Palme d’Or politique. Et après avoir vu l’oeuvre en question, plus de doute, on tient assurément un candidat très sérieux à la plus haute récompense cannoise.
Les Graines du figuier sauvage suit quelques jours de la vie d’une famille iranienne plutôt huppée, en septembre de l’année 2022.
Iman (Misagh Zare), fonctionnaire, vient d’apprendre sa promotion comme enquêteur au Tribunal Révolutionnaire de Téhéran, dernière marche avant le poste de juge dont il rêve. Ce nouveau poste vient récompenser vingt ans de rigueur et de probité. Sa femme Najmeh (Soheila Golestani) se réjouit pour lui et pour leur foyer. Cette promotion signifie un nouvel appartement, potentiellement un 4 pièces, afin de donner des chambres séparées à leurs deux filles, Rezvan (Mahsa Rostami) and Sana (Setareh Maleki), étudiantes. Tout ce petit monde semble vivre dans une bulle, coupée des réalités du pays.
Mais très vite, on s’aperçoit que tout ne va pas si bien. Déjà, le poste d’Iman n’est pas vraiment un cadeau. On lui a donné un poste dont personne ne voulait, l’enquêteur étant celui qui interroge les suspects pour arracher leurs aveux et qui doit signer les ordres de condamnation à mort. Il n’a pas vraiment de liberté sur ces décisions, qui sont prises par le procureur et sur lesquelles il n’a jamais le temps d’enquêter, mais il est en première ligne pour les faire appliquer et faire face à la vindicte populaire. En clair, il peut servir de fusible à tout moment en cas de litige. Son poste étant très exposé, il faut que sa réputation reste immaculée. Celle de sa famille aussi. Najmeh donne donc à ses filles la consigne de ne surtout pas faire de vagues et de respecter scrupuleusement la loi islamique. Leur apparence et leur vêtements sont scrutés avec attention, leurs réseaux sociaux aussi. Rezvan, l’aînée, ne peut pas inviter d’amies à la maison. Sana, la cadette se voit privée de Tik Tok. La belle affaire! A quoi bon gagner quelques mètres carrés supplémentaires si c’est pour avoir l’impression d’évoluer en prison? Le pire, c’est que le poste est dangereux. Suffisamment pour qu’on confie à Iman un revolver pour se défendre en cas d’attaque d’une des familles des victimes du régime.
Comme le film se déroule au moment de l’affaire Mahsa Amini, du nom de cette étudiante assassinée par la police pour n’avoir pas porté son voile en public, et des émeutes qu’elle a générées, Iman ne manque pas de travail. Il doit enchaîner interrogatoires et ordres d’exécutions qui pèsent sur sa conscience, mais qu’il applique en bon petit soldat du régime. De leur côté, ses filles se retrouvent directement concernées par les évènements quand la meilleure amie de Rezvan est grièvement blessée en sortant de l’université. Evidemment, cela génère quelques tensions au sein de la structure familiale. Mais ce qui fait basculer le récit, c’est le constat de la perte du revolver d’Iman. Cette négligence le couvre de honte. Elle pourrait lui coûter son poste et l’envoyer en prison. Mais Iman est persuadé qu’il avait bien son arme en rentrant à la maison. C’est forcément soit Najmeh, soit l’une des filles qui l’a escamoté. Comme l’arme ne réapparaît toujours pas, Iman se décide à utiliser les mêmes méthodes que celles qu’il utilise dans son travail, et va même au-delà.
De huis clos étouffant, Les Graines du figuier sauvage se mue en un thriller angoissant. Les trois femmes tentent d’échapper à la folie du chef de famille en se cachant dans une ville en ruines labyrinthique, une façon d’évoquer les personnes traquées par le régime et obligées de vivre dans la clandestinité et la peur permanente. Comme les films de Rasoulof finissent généralement de façon tragique, on ne donne pas cher de la peau des trois femmes. Mais le cinéaste, lassé d’être constamment obligé de contourner la censure pour pouvoir tourner ses films en Iran et échaudé par son passage en prison, semble n’avoir plus envie de prendre des gants avec les autorités. Cette fois-ci, il dénonce frontalement le régime, personnifié par Iman et incite la jeunesse à se rebeller pour renverser le pouvoir. Il entend, pour ce qui sera son dernier film avant l’exil, donner un peu d’espoir à ses spectateurs et à toutes celles et ceux qui pourront faire chuter les tyrans.
C’est aussi une formidable démonstration de l’utilité des images pour témoigner du réel et lutter contre la propagande. Rasoulof a intégré à son film des images réelles, issues des vidéos tournant sur les réseaux sociaux, qui viennent heurter par leur brutalité et balayer la propagande du régime. Non, les manifestants ne meurent pas de “malaises”. Ils subissent des billes de plomb dans la tête, des coups de matraque dans les vertèbres ou sur le crâne, des assauts des voiture-bélier.
Le titre lui-même est une incitation à la révolte et une parabole de ce mouvement contestataire. Les graines de certains figuiers, transportées par la fient d’oiseaux, germent dans les branches supérieures d’un arbre hôte et se développent selon un mode épiphyte. Elles génèrent des racines aériennes vers le sol, en même temps que des branches vers le ciel pour capter plus de lumière. Au bout d’un moment, les racines se soudent, grandissent et finissent par étouffer l’arbre hôte. La nature est bien faite, n’est-ce pas?
Maintenant, au jury de trancher. Au cours de cette 77ème édition du Festival de Cannes, nous avons vu des oeuvres radicalement différentes, que ce soit sur la forme ou le fond. Des récits simples ou tortueux. Des comédies (peu), des drames (beaucoup), du fantastique, de l’horreur, du western. Parfois des mélanges de genres curieux. Parfois des expérimentations visuelles ou sonores. Difficile de faire son choix.
A Un Certain Regard, le jury de Xavier Dolan a opté pour un cinéma politique et social, engagé et cinématographiquement très puissant, récompensant l’excellent Black dog, mais aussi l’Histoire de Souleymane de Boris Lojkine (Prix du jury + Meilleur acteur) et l’actrice de The Shameless. Roberto Minervini et Ringano Nyoni se partage un prix de la mise en scène qui pourra aider leurs films à être vus.
Quel sera le choix du jury de Greta Gerwig? Encore quelques minutes de patience…
A demain pour la suite de ces chroniques cannoises.