En conséquence, c’est un long-métrage essayant de trouver l’équilibre entre ces deux tendances qui a obtenu la Palme d’Or : Anora de Sean Baker. Un film indépendant américain, mélange agréable de comédie et de drame social, porté par une jeune actrice énergique, Mikey Madison. Pourquoi pas… Cela va faire plaisir aux amis américains, qui n’avaient plus été palmés depuis Tree of life en 2012. On aurait clairement préféré que Les Graines du figuier sauvage remporte le prix. Cela aurait récompensé un cinéma beaucoup plus puissant, une mise en scène plus forte et surtout constitué un geste politique fort, juste quinze jours après la condamnation de Mohammad Rasoulof par le régime des Mollahs et sa fuite du pays. Il y a probablement eu débat au sein du jury, puisque le film a obtenu un “prix spécial du jury” créé pour l’occasion. Bien maigre consolation…
Mais au moins est-il au palmarès, ce qui n’est pas le cas de plusieurs de ses petits camarades. Annoncé favori du prix de la mise en scène, Kirill Serebrennikov repart encore bredouille. C’est Manuel Gomes, cinéaste portugais de Grand tour, qui a remporté le prix, manifestement aussi surpris que nous de cet honneur fait par le jury.
Autre bizarrerie, le prix du scénario pour Coralie Fargeat. Si le point de départ de The Substance est original, le déroulé de son scénario est bien plus prévisible et le film brille plus par son choix de basculer dans le gore et le spectacle sanglant. Une radicalité qui aurait dû lui valoir plutôt un prix du jury. Celui-ci a finalement été remis à Emilia Perez de Jacques Audiard, que les bookmakers voyaient aussi parmi les favoris à la Palme d’Or. C’est peut-être, là aussi un lot de consolation. Mais dans ce cas, on peut se demander pourquoi avoir décidé de récompenser une seconde fois le film, à travers un prix d’interprétation féminine collectif. Adriana Paz, Selena Gomez, Zoe Saldana et Karla Sofia Gascon se partagent le trophée. Sans critiquer les performances de ces actrices, toutes très bien, on se demande toutefois ce qui peut justifier un prix collectif, sinon la crainte de ne primer que la seule Karla Sofia Gascon, actrice transsexuelle. En tout cas, cette dernière était seule sur la scène du Grand Théâtre Lumière pour recevoir la récompense, et a pu faire passer son message sur les discriminations sexuelles dont sont frappées les personnes transgenre, dans le milieu du cinéma et ailleurs.
D’autres actrices auraient mérité d’obtenir le prix, car la concurrence était de haut niveau cette année : Chiara Mastroianni, excellente dans Marcello mio, Nykiya Adams, Celeste Dalla Porta et Malou Khebizi, les jeunes révélations de Bird, Parthenope et Diamant brut, Emma Stone (triple rôle dans Kinds of kindness), Demi Moore (remarquable dans The Substance), sans oublier les actrices du film de Mohammad Rasoulof…
Côté acteurs, la compétition devait se jouer entre Sebastian Stan (Donald Trump dans The Apprentice), Ben Whishaw (Limonov) et Jesse Plemons. C’est ce dernier qui l’a emporté pour ses trois rôles dans Kinds of Kindness. Plutôt mérité.
Enfin, All we imagine as light remporte le grand prix. Les membres du jury ont voulu mettre en valeur un joli film, plein d’humanité et de poésie, montrant la difficulté de trouver sa place dans les mégalopoles indiennes, notamment pour les femmes.
Ils ont souhaité également primer un cinéma moins exposé, moins connu. C’est peut-être là le dénominateur commun du palmarès, si l’on met de côté Mohammad Rasoulof, inconnu du grand public, mais déjà récompensé par un Ours d’Or à Berlin, et Jacques Audiard, donc, déjà récompensé plusieurs fois à Cannes. Ceci rend d’autant plus étrange le double prix remis à Emilia Pérez. Cela aurait pu laisser un peu de place pour récompenser un autre film, comme Bird, d’Andrea Arnold.
Le choix du jury met de côté des films intéressants comme Les Linceuls de David Cronenberg, Caught by the tides de Jia Zhang-ke, Parthenope de Paolo Sorrentino ou La plus précieuse des marchandises de Michel Hazanavicius, qui nous a profondément émus. Sans oublier Francis Ford Coppola dont le Megalopolis n’a visiblement pas plus convaincu le jury que la critique.
Peu rancunier, et toujours aussi passionné, le réalisateur d’Apocalypse now et du Parrain est pourtant monté sur scène lors de la cérémonie, pour remettre une Palme d’Or d’honneur à son ami George Lucas. Ce fut l’un des rares moments festifs de cette soirée de clôture plutôt terne et froide. D’ailleurs, si le jury a clairement favorisé la jeune génération de cinéastes, ce sont bien les “vieilles gloires” qui ont animé ce festival. Meryl Streep en ouverture et George Lucas la veille de la clôture ont donné une masterclass passionnante et pu constater que leur popularité était encore intacte à l’applaudimètre, avec dix minutes de standing-ovation chacun. Coppola a su créer l’évènement, notamment avec un happening live en plein coeur du film. Cronenberg a vrillé le cerveau des cinéphiles avec son scénario complexe. Et Wim Wenders est venu présenter, dans le cadre de Cannes Classiques, une version restaurée de son Paris, Texas et a fait de nouveaux adeptes, notamment chez les jeunes cinéphiles invités par le festival lors de ce dernier weekend.
C’est bien là l’important. Faire découvrir des oeuvres variées, des cinéastes de toutes origines, toutes générations, tous sexes. Continuer à alimenter la flamme du cinéma, à donner envie à de jeunes créateurs de réaliser des films. Faire rêver et réagir les spectateurs.
Puisqu’il n’y avait pas de film de clôture cette année, nous avons justement choisi de boucler notre festival avec la séance de rattrapage de… Spectateurs d’Arnaud Desplechin., qui était proposé hors compétition.
Dans ce nouveau long-métrage, le cinéaste français raconte sa passion du septième art non pas en tant que réalisateur, mais en tant que spectateur. Il interviewe quelques spectateurs pour connaître les raisons qui les poussent à aller au cinéma et recueillir leurs souvenirs. Mais il utilise aussi, bien sûr, son alter ego de fiction, Paul Dédalus, ici dans une version juvénile pour raconter comment lui est venu sa cinéphilie à lui. Il se rappelle de sa première séance sur grand écran, Fantomas, vu avec sa grand-mère et sa soeur et écourtée parce que celle-ci avait trop peur. Puis d’autres séquences qui l’ont marqué, de films d’action en comédies. Il se souvient d’avoir aussi découvert la puissance de l’image sur petit écran, sur la télévision de mamie, qui l’autorisait à regarder des films souvent déconseillés pour son jeune âge, mais ont aiguisé sa curiosité.
Paul Dédalus a, comme on l’imaginait, animé le ciné-club du collège et fait découvert des films assez improbables à ses camarades de classe et fait les quatre cent coups avec l’aide du cinéma.
Le film montre aussi Arnaud Desplechin lui-même, dialoguant avec des personnalités ayant compté pour lui. Un “ami américain”, Kent Jones, critique spécialiste de l’analyse des films et expliquant la puissance symbolique des films. Et, surtout, Soshana Felman, l’une des personnes qui lui a “sauvé la vie”, en lui expliquant pourquoi un film en particulier l’avait dévasté, le laissant sans voix, tremblant d’émotion, pendant plusieurs jours.
Ce film, c’est Shoah de Claude Lanzmann. Une oeuvre qui met en images l’indicible et bouleverse le spectateur en le mettant dans la peau d’un témoin, d’un réceptacle de la parole des victime, exprimée par les survivants revenant sur les lieux de l’horreur. Desplechin a compris que le cinéma était aussi un moyen d’assurer le devoir de mémoire, de transmettre des témoignages, de faire des spectateurs les porteurs d’une histoire et de l’Histoire.
Spectateurs réussit à montrer tous les aspects du cinéma, son côté spectaculaire et son côté intimiste, sa force divertissante et sa capacité à faire réfléchir. C’est un film passionné et passionnant, plein d’amour pour le septième art.
Comme un beau symbole de ce festival et son palmarès, il semble inviter de jeunes cinéphiles à prendre la relève, à devenir les Paul Dédalus de demain. C’est probablement tout le sens de la dernière scène, où Mathieu Amalric, habituel alter ego du cinéaste à l’écran, mais cette fois dans son propre rôle, quitte les lieux sous le regard d’un cinéphile nommé Paul Dédalus, incarné par Salif Cissé. Comme un passage de témoin.
Voilà, c’est tout pour cette année. Nous continuerons à publier les critiques des films durant les prochains jours, et essaierons de rattraper aussi quelques films de la Quinzaine des Cinéastes et de la Semaine de la Critique.
Merci d’avoir suivi nos chroniques quotidiennes et, on l’espère, à l’année prochaine pour la 78ème édition!