[Compétition Officielle]
De quoi ça parle ?
D’amour démesuré et déraisonnable, à travers trois sketchs distincts.
1) “La mort de R.M.F.”
Robert (Jesse Plemons) est un employé dévoué, en adoration devant son patron, Raymond (Willem Dafoe). Il obéit au doigt et à l’oeil, suit scrupuleusement toutes ses consignes. Et il y en a beaucoup…
Raymond établit l’agenda détaillé de son employé, minute par minute, tâche par tâche, et ses secrétaires veillent à ce que Robert n’en dévie pas d’un pouce. Un cadre comme Robert devrait pouvoir bénéficier d’un peu de liberté et de libre-arbitre, mais ici, ce n’est absolument pas le cas. Et, encore plus hallucinant, cet “accompagnement” continue aussi dans sa vie privée. Employeur-démiurge, Raymond lui conseille ses lectures, compose ses menus à la calorie près, règle chaque détail de sa vie, jusqu’à la fréquence de ses rapports sexuels. Et sans lui autoriser la moindre fantaisie. Pour certains, cela pourrait ressembler à un cauchemar kafkaïen, mais Robert est plutôt content comme cela. Cette situation de dépendance totale lui convient et il n’est pas à plaindre, puisqu’il possède quasiment tout pour vivre une vie heureuse : un joli pavillon avec jardin, une belle voiture. D’accord, choisis et achetés par Raymond… Comme tous les objets qui égaient le domicile de Robert, une collection d’objets ayant appartenu à des sportifs célèbres, du casque d’Ayrton Senna à une raquette cassée de McEnroe, curieuse passion…
C’est encore Raymond qui a poussé le pataud Robert à fréquenter celle qui devait bientôt devenir son épouse, Sarah (Hong Chau).
A ce point-là de dépendance et de vénération, ce n’est plus de l’amour mais de la rage.
Tout bascule quand Raymond demande à Robert un service un peu particulier, provoquer un accident de voiture mortel dont la victime serait un homme dont les initiales sont R.F.M. (lui même payé pour cela par le curieux Raymond). Robert se découvre soudain une conscience et n’accepte pas de provoquer la mort d’une personne. Il prend ses responsabilités et refuse la mission, ce qui implique qu’il donne sa démission. Robert se retrouve, pour la première fois depuis des lustres, livré à lui-même et voit tous les pans de sa vie s’effondrer les uns après les autres…
2) “R.M.F vole”
Daniel (Plemmons) est un policier en plein désarroi. Sa femme Liz (Emma Stone) est portée disparue, suite à une expédition de plongée qui a mal tourné. Cela le pousse à la voir partout, par exemple en ce suspect qu’il doit escorter au poste et à qui il caresse les cheveux de façon gênante (pourtant, il est loin de ressembler à la belle disparue…). Ses collègues s’inquiètent un peu pour sa santé mentale quand finalement, par miracle, Liz est retrouvée, indemne. Ses camarades ont eu moins de chance. L’un a été amputé d’une jambe. Les deux autres se sont noyés. Liz n’a pas une égratignure.
Mais curieusement, cela n’apaise pas Daniel, qui s’imagine que sa compagne n’a pu survivre qu’en pratiquant le cannibalisme. L’idée le dégoûte et il essaie de la repousser. Mais des détails anodins l’incitent à privilégier une hypothèse improbable, posant que ce n’est pas Liz qui est revenue, mais une créature qui a volé son apparence et a pris sa place. Une créature cannibale, forcément. Il s’enferme alors dans la paranoïa et refuse de s’alimenter tant qu’il n’aura pas la preuve de sa théorie.
Cette fois, c’est Liz qui est désemparée, se demandant ce qu’elle peut faire pour aider Daniel à surmonter cette crise. Elle aussi est prête à tout pour lui prouver son amour…
3) “R.M.F. mange un sandwich”
Andrew (Plemmons) et Emily (Stone), contrairement à ce bon vieux R.M.F. qui croquera dedans durant le générique de fin, ne mangent pas de sandwich. Et à priori pas de chair humaine non plus. Mais surtout, jamais de poisson et aucune eau “contaminée”… La “communauté spirituelle” à laquelle ils appartiennent – certains diraient plutôt la “secte” – leur impose ce régime spécifique. La seule boisson autorisée est une eau purifiée, composée uniquement des larmes de leurs gourous, Omi (Willem Dafoe) et Aka (Hong Chau). Evidemment, il en va de même pour les échanges de fluides corporels. Les seuls rapports intimes autorisés sont ceux avec les gourous, sous peine d’être contaminé, mis en quarantaine ou pire, exclu de la communauté. Emily entend respecter ces règles scrupuleusement, laissant son ex-compagnon à distance. Elle n’a pas le temps pour la bagatelle, de toute façon, puisqu’Andrew et elle sont chargés d’une importante mission : trouver l’élue, une femme aux caractéristiques physiques et psychiques particulières, ayant le pouvoir de sauver l’Humanité.
Pourquoi on adore, on adore, on adore ?
On ne va pas faire la fine bouche devant cette triple dose du cinéma de Yorgos Lanthimos, toujours aussi étrange et féroce, observant avec humour les travers de nos sociétés et les comportements absurdes de certains de nos concitoyens.
Ici, plutôt que différents “types de bonté”, comme le titre l’indique, le cinéaste grec explore différents types de relations inconditionnelles et leurs limites. Par dévotion professionnelle, par amour, par foi, ses personnages sont prêts à tout pour satisfaire l’objet de leur affection. Mais cette servitude aveugle ne leur est pas vraiment profitable. Elle leur ôte toute dignité, toute existence propre, les métamorphose en animaux de compagnie, en toutous adorant leur maître. Et encore… Dans une scène onirique savoureuse, Emma Stone rêve d’une situation inversée, où les chiens ont des humains de compagnie. Eh bien ceux-ci sont bien mieux traités! Dans le pire des cas, elle finit par détruire les individus, soit psychologiquement, en les mettant dans un état de dépendance et de servitude total, soit physiquement, en les poussant à l’autodestruction.
Finalement, il décrit les mêmes mécanismes de perversion narcissique que ceux qui régissent nos sociétés, avec des élites égocentriques, obsédées par le contrôle et éprouvant très peu d’empathie pour les personnes qui les entourent. Sans aller jusqu’à dresser la comparaison avec des dictatures, on peut voir dans ce film une évocation de plusieurs chefs d’états ou chefs d’entreprises complètement coupés des préoccupations de ceux qui les entourent, isolés, comme Liz sur son île déserte. Les tyrans, dans ce film, ne réalisent peut-être même pas qu’ils abusent de leur pouvoir. Si Raymond contrôle tous les aspects de la vie de Robert, il lui donne tout ce dont il a besoin en termes de confort et de bien-être, et, à défaut d’une réelle affection, lui donne en quelque sorte un sens à son existence. Daniel est dérangé mentalement et ne réalise pas ce qu’il fait subir à Liz. Les gourous azimutés sont persuadés d’être des élus et de détenir la vérité.
La question du rapport dominant-dominé est depuis longtemps l’un des thèmes de prédilection de Lanthimos. Dans Canine, il dépeignait une famille en vase clos où les enfants vivaient selon les règles imposées par leurs parents. Dans The Lobster, le personnage évoluait aussi dans un univers totalitaire, aux règles absurdes. Et dans La Favorite, il montrait les jeux de pouvoirs de la cour sous le contrôle de la Reine, seule apte à décider du sort des unes et des autres.
Il y a beaucoup de similitudes entre des éléments de ces histoires et d’autres films du cinéaste grec. Le jusqu’au boutisme de Daniel, la foi aveugle d’Emily évoquent le fanatisme du personnage de Colin Farrell dans Mise à mort du cerf sacré. Le thème du double, abordé ici via le personnage de Liz/son doppelgänger supposé, les jumelles incarnées par Margaret Qualley dans le troisième sketch, voire les personnages du premier, dont les initiales du nom sont similaires, était aussi au centre de l’intrigue de Alps, où des acteurs redonnaient vie à des défunts en les incarnant, le temps que leurs proches fassent leur deuil. L’usurpation d’identité est l’un des moteurs de la seconde histoire. Et la résurrection est potentiellement le talent de l’élue cherchée par Emily dans la troisième.
Le cinéaste semble s’être beaucoup amusé à joué avec ses thématiques favorites, et a construire une sorte de puzzle permettant de faire des liens entre ses trois sketchs entre eux, mais aussi avec les autres oeuvres de sa filmographie.
La seconde histoire anticipe même le lien thématique avec son futur film, Bugonia, remake de Save the green planet! film coréen très déjanté où il était également question de théorie du complot…
Mais il n’est pas besoin de connaître la filmographie de Yorgos Lanthimos sur le bout des doigts – ou ce qu’il en reste – pour jouer avec lui. Le récit comporte aussi des éléments récurrents – les accidents de voiture, l’obsession pour la nourriture, les chiens, les professions médicales,… – qui permettent de créer des ponts entre les intrigues. Ce qui est important, également, ce sont les sujets qu’elles captent dans l’air du temps pour donner l’impression d’une époque qui ne tourne pas très rond.
On peut aussi admirer la façon avec laquelle il joue avec les équilibres au sein des récits. La première histoire est à dominante masculine. Les actrices sont reléguées au second plan (petit rôle pour Stone et Qualley, à peine plus de présence pour Hong Chau). La seconde oscille entre Jesse Plemons et Emma Stone. Dans la troisième, ce sont les hommes qui sont relégués au second plan, s’effaçant au profit d’Emma Stone et Margaret Qualley. Alors qu’il est beaucoup question, pendant ce festival, du collectif 50:50 prônant l’égalité hommes/femmes dans le cinéma, et porté notamment par Ariane Labed, sa compagne, le cinéaste grec envoie peut-être un joli message avec cette structure originale
Enfin, on peut se contenter d’admirer le jeu de cette troupe d’acteurs trois fois épatante et la mise en scène triplement inspirée, reposant sur un sens de la composition d’image très au-dessus de la moyenne. Ici, le cinéaste a mis de côté son appétence pour les caméras fish-eye, les plans à la profondeur de champ exacerbée et les travellings inquiétants, mais il s’autorise quelques jolis effets, comme lorsqu’il fait, par un curieux effet visuel, paraître le corps d’Emma Stone démesuré par rapport à celui de Jesse Plemons.
Certains seront peut-être hermétiques à ce cinéma étrange et un brin provocateur, mais Kinds of kindness est assurément un très bon film, qui trouve parfaitement sa place dans l’écrin de la compétition cannoise.
Contrepoints critiques :
”Trop conscient des forces qui ont fait ses travaux précédents, Yorgos Lanthimos livre un film un peu un peu trop satisfait de lui-même et de sa bizarrerie pour réellement convaincre. En somme, peu de discours et beaucoup d’esbrouffe.”
(Antoine Rousseau – Le Bleu du miroir)
”C’est cruel, insoumis, mystérieux, brutal, sinistre, grotesque, hilarant, alarmant, toxique, surréaliste, provocateur, dérangeant… Du Lanthimos à son meilleur qui ne cherche jamais à plaire, ne craint pas d’être mal-aimé et adore être mal-aimable, tout le contraire de ses personnages.”
(Alexandre Janowiak – Ecran Large)
Crédits photos : images fournies par le Festival de Cannes