[Compétition Officielle]
De quoi ça parle ?
De Rita (Zoe Saldaña), une avocate fatiguée de défendre des criminels, qui se voit offrir l’occasion de changer de vie en s’occupant d’un dernier dossier pour un important client. Manitas del Monte, chef d’un des plus grands cartels du Mexique, a décidé de se ranger des affaires et a besoin d’être accompagné pour pouvoir simuler sa mort et organiser sa nouvelle vie, dans la peau de la femme qu’il a toujours rêvé d’être.
Rita doit recruter le chirurgien qui va réaliser l’opération de vaginoplastie, organiser la mise en scène de la mort de Manitas et mettre en sécurité la famille de celui-ci en Suisse, après avoir pris soin de transférer tous les avoirs du baron de la drogue sur des comptes locaux, inaccessibles par la justice mexicaine.
Quelques années plus tard, à Londres, Rita est approchée par Emilia Perez (Karla Sofía Gascón) et réalise qu’il s’agit de la nouvelle identité de Manitas.
Emilia a le mal du pays et ses enfants lui manquent. Elle demande à Rita d’organiser leur retour à Mexico, ainsi que celui de son ex-compagne, Jessi (Selena Gomez). Pour faciliter les retrouvailles, Emilia décide de ne pas révéler son secret, mais de se faire passer pour la soeur de Manitas, une femme très riche, à la tête d’une ONG aidant les familles de victimes des gangs au Mexique.
Si tout se passe pour le mieux, dans un premier temps, leur cohabitation est menacée par les velléités de Jessi de reconstruire sa vie auprès de son amant Gustavo (Édgar Ramírez). Après tout, Manitas est mort et elle n’a aucune raison de profiter plus longtemps de l’hospitalité de cette belle-soeur sympathique, mais envahissante.
Pourquoi le film fait battre notre corazón sans s’arrêter ?
S’il y a quelque chose que l’on ne peut pas reprocher à Jacques Audiard, c’est sa capacité à toujours se renouveler avec audace, en expérimentant de nouvelles formes, de nouveaux genres, sans jamais se reposer sur ses lauriers.
Voilà un cinéaste qui ose tourner dans des langues qui ne sont pas la sienne, mettre en scène des personnages dont la culture est très différente de la sienne. Ces dernières années, il a remporté la Palme d’Or avec les mésaventures d’un gardien d’immeuble srilankais réfugié en France, en guerre contre les dealers de son immeuble (Dheepan), puis est parti aux Etats-Unis tourner, en langue anglaise, un western atypique (Les Frères Sisters). Il est revenu en région parisienne pour adapter un comics indépendant américain en un film à sketches (Les Olympiades). Pour Emilia Perez, il a décidé de tourner au Mexique, en langue espagnole. Et s’il revient à une trame de thriller et de film noir comme il les affectionne, il vient lui adjoindre un arc narratif mélodramatique, autour d’une transition de genre et ses conséquences et, encore plus audacieux, des moments de comédie musicale, avec passages chantés et dansés.
Sur le papier, le pari semblait intenable, mais à l’écran, cela fonctionne parfaitement. Grâce à la mise en scène d’Audiard, d’une grande fluidité, les moments musicaux surviennent très naturellement et sont suffisamment inventifs pour bien s’intégrer à l’ensemble. Ils ne sont aucunement superficiels. Ils ont leur fonction dans le récit, en résumant habilement en quelques rimes et quelques accords – beau travail de Camille et Clément Ducol – des situations qui auraient nécessité, avec un film plus classique, de longues séquences de flashback, ou en soulignant les émotions des personnages avec une économie d’effets.
Le cocktail fonctionne aussi grâce aux comédiennes, toutes épatantes, à commencer par l’interprète du rôle-titre, Karla Sofía Gascón. L’actrice a réalisé sa transition en 2018 et connaît donc parfaitement les motivations de son personnage et les perturbations qu’une telle décision implique sur sa vie et son environnement. Elle est aussi crédible en Manitas, truand effrayant et impitoyable à la voix rocailleuse, qu’en Emilia, femme sensible, directrice d’une ONG aidant les familles des victimes des cartels à retrouver les dépouilles des disparus, dans le désert de Mojave, et prête à tout pour ses enfants. Le film repose beaucoup sur cette dualité, avec en toile de fond une question essentielle : peut-on vraiment changer totalement de personnalité? En changeant de sexe, Emilia s’est-elle vraiment débarrassée de la violence de Manitas? La présence de Jessi ne risque-t-elle pas de réveiller ses vieux démons, la jalousie, la haine, la brutalité physique et les pulsions meurtrières?
A l’inverse, en prenant de plus en plus ses aises avec sa nouvelle personnalité, Emilia ne risque-t-elle pas d’être rattrapée par son passé, par d’anciens rivaux revanchards ou des policiers cherchant à coincer Manitas?
On comprend tout à fait ce qui a pu intéresser Audiard dans ce personnage, finalement pas si éloigné de Dheepan, qui cherchait à laisser derrière lui une vie de violence et de combat avant de voir ressurgir ses vieux réflexes de survie, ou des frères Sisters, tueurs impitoyables en quête de rédemption et d’une nouvelle existence. Les autres personnages, Rita, Jessi ou même la bien-nommée Epifania (Adriana Paz), nouvelle maîtresse d’Emilia, rencontrée par le biais de l’ONG La Lucecita, illustrent elles aussi l’aspiration à un changement, une rupture avec un passé violent et une vie faite de dangers.
Peut-être les escapades de Jacques Audiard en terre étrangère trahissent-elles aussi une envie d’ailleurs, de changement de vie pour le réalisateur. Si tel est le cas, on constate avec bonheur que le changement n’a en rien altéré son talent de cinéaste et de directeur d’acteurs.
Même si on aurait aimé être un peu plus ému par les séquences finales, peut-être un peu trop prévisibles pour un récit au concept aussi surprenant, ce nouveau long-métrage de l’homme au chapeau n’en demeure pas moins une belle réussite, qui vient parfaitement compléter une filmographie déjà impressionnante.
¡La película está chida!
Contrepoints critiques :
”Drame intime, comédie burlesque, film noir, thriller, chronique sociétale, Emilia Perez est tout cela à la fois, avec des numéros dansés et chantés en plus. On frôle l’overdose, pourtant, c’est bien l’ivresse qui nous gagne, tant cette œuvre excessive est jouissive et saisissante.”
(Christophe Brangé – Abus de ciné)
”Pour sûr, le kitsch du long-métrage est une composante essentielle de son identité, mais à quel point ce trop-plein, en l’état constitutif de son essence, finit par se retourner contre lui ?”
(Antoine Desrues – Ecran Large)
Crédits photos : Copyright PAGE 114 – WHY NOT PRODUCTIONS – PATHÉ FILMS – FRANCE 2 CINÉMA – SAINT LAURENT PRODUCTIONS – Shanna Besson – Images fournies par le Festival de Cannes