Dixit Orson Welles, Jules Raimu était le plus grand acteur du monde. Sa personnalité tout à la fois captivante, tonitruante et sensible imprégnait chacun de ses rôles. Un grand acteur assurément qui accéda à la postérité grâce au génie Pagnol. Les deux hommes avaient en commun d'être originaires du sud de la France. Quand ils se rencontrent en 1928, Marcel Pagnol a connu le succès avec sa pièce de théâtre Topaze. Raimu est un acteur reconnu mais n'ayant pas eu un rôle de premier plan à défendre. Cette rencontre va être le début d'une profonde amitié, d'une admiration réciproque et d'une alchimie professionnelle de laquelle naitront de purs chefs d'œuvre du cinéma. Cette année 2024 célèbre Marcel Pagnol à l'occasion du cinquantenaire de sa disparition. Nous avons choisi de revenir sur la collaboration artistique entre le grand auteur-réalisateur et son magnifique interprète.
MARIUS (1931) réalisé par Alexander Korda
Pagnol rencontre Raimu en 1928. Il a écrit pour lui un rôle dans sa nouvelle pièce, Marius. Cette pièce marseillaise, que Pagnol destinait uniquement à la ville phocéenne, est finalement portée à Paris par Pagnol sur l'insistance du directeur de théâtre de l'Alcazar de Marseille. Ce dernier y voit un potentiel succès. Pagnol propose donc la pièce à Raimu. Ce n'est pas le rôle de César (que Raimu immortalisera au final) que l'auteur a écrit pour le comédien, mais celui de l'amoureux Panisse (que jouera Charpin). A la lecture de la pièce, Raimu ne veut pas du rôle, préférant celui de César, le patron du bar de la marine. La raison donnée par le comédien est des plus cocasses et ne convainc guère Pagnol. En effet, Raimu veut être le propriétaire du bar car il estime que ce n'est pas Monsieur Raimu qui va rendre visite à Monsieur Charpin, mais Monsieur Charpin qui doit rendre visite à Monsieur Raimu. Question d'égo ? Peut-être. En tout cas, l'acteur obtient gain de cause et il se montre extraordinaire, donnant une épaisseur inattendue à ce César, père de Marius, qui avait tout au départ du personnage secondaire. Le succès théâtral et l'avènement du cinéma parlant amènent très vite une adaptation cinématographique. Pagnol signe un accord avec la Paramount dont une filiale vient de se créer à Paris. L'auteur écrit le scénario et les dialogues, fidèles à la pièce, et impose la distribution d'origine. A la réalisation, c'est le hongrois (naturalisé britannique) Alexander Korda qui s'accordera parfaitement avec Pagnol. Le film est un triomphe à sa sortie. Marseille y est dépeint dans toute sa splendeur au travers de personnages drôles, hauts en couleurs, sincères, touchants et pittoresques. Le maitre Pagnol sait être juste en permanence. Nous faisons connaissance avec César, patron de bar, qui vit seul avec son fils Marius. Ce dernier rêve secrètement d'embarquer sur un bateau et naviguer à travers le monde. Seule Fanny, la plus belle fille de Marseille, connait ce secret, mais elle ne souhaite que tomber dans les bras de Marius. Courtisée par Panisse, maitre voilier qui a plus de deux fois son âge, la belle Fanny espère que le cœur du beau Marius et le sien battront à l'unisson. Puis il y a Monsieur Brun, Escartefigue, Honorine... toute une galerie magnifique. Car la force du cinéma de Pagnol est de réussir à faire exister le moindre personnage de son récit. Il y a tant de cœur dans cette histoire qu'il n'est pas surprenant de constater qu'elle nous touche encore et encore presque un siècle plus tard. Si le film est rempli de répliques cultes et de scènes mythiques, le texte de Pagnol et l'interprétation générale y sont pour l'essentiel de son succès. Raimu est épatant et, pour l'anecdote, nous lui devons la scène mémorable de la partie de cartes. Scène écrite par Pagnol puis enlevée par l'auteur, c'est à l'initiative de Raimu qu'elle sera réintégrée sur scène, et bien sûr dans le film. Son " Tu me fends le cœur " est passé à la postérité.
FANNY (1932) réalisé par Marc AllégretSuccès de Marius oblige, tout le monde veut la suite. Fanny est donc écrit puis monté sur scène par Pagnol. Mais Raimu ne participe pas à l'aventure théâtrale après une violente dispute avec le directeur du théâtre. Il est bien sûr du film qui entre en préparation dans la foulée. Cette fois, Pagnol est son propre producteur. A la réalisation, c'est Marc Allégret qui est choisi ( Korda étant reparti aux Etats-Unis). On retrouve la même équipe. Fanny est la suite directe de Marius, le film démarre là où le premier s'arrête. Marius est parti. César l'apprend. C'est le choc. D'autant que la petite Fanny découvre bientôt qu'elle attend un enfant de Marius. Fille-mère, c'est l'affront ultime. Afin de ne pas être désignée comme une " fille des rues ", Fanny accepte la demande en mariage de Panisse, trop heureux de donner son nom à ce futur enfant, lui qui n'a jamais eu la joie d'être père. César est toujours aussi grande-gueule au cœur tendre. Là encore, tout marche dans cette suite qui joue encore un peu plus sur l'émotion. Cette fois, l'histoire est un peu plus centré sur César, Raimu s'en donne à cœur-joie, et ses échanges avec Panisse ( Charpin) sont un pur bonheur. Un deuxième volet à la hauteur du premier.
TARTARIN DE TARASCON (1934) réalisé par Raymond Bernard
Raymond Bernard sort des succès d'adaptations littéraires prestigieuses : Les croix de bois et Les misérables. Dans la foulée de cette dernière, il fait appel à Marcel Pagnol pour s'attaquer à un univers plus léger et effectuer un changement radical de registre. Marcel Pagnol va donc adapter Tartarin de Tarascon, l'œuvre d' Alphonse Daudet. Pagnol est en effet l'auteur idéal pour faire le travail, en véritable enfant provençal qu'il est. Surtout, Tartarin est un rôle sur mesure pour le grand Raimu. Un personnage fort en gueule, pittoresque, exubérant et mythomane. Tartarin est un bourgeois fanfaron dont la réputation, basée sur des récits de voyage souvent fantasques, n'est plus à faire. Mais le bougre va devoir quitter sa province pour rejoindre l'Afrique. L'aventure devient réelle. Si le film retranscrit fidèlement l'esprit du roman de Daudet grâce à l'excellent travail de Pagnol, il souffre néanmoins d'un véritable problème de rythme. Mais les dialogues de Pagnol et la performance de Raimu sont les atouts gagnants de cette œuvre sympathique à redécouvrir.
CÉSAR (1936) réalisé par Marcel Pagnol
Dès Marius, Pagnol avait envisagé une trilogie marseillaise. Il faut donc s'atteler à boucler l'histoire. Mais, contrairement aux autres récits de la trilogie, César est directement écrit pour le cinéma. Pagnol ayant conscience qu'il sera maintenant difficile de réunir pendant plusieurs mois sur scène ses comédiens du fait de leur actuelle notoriété, l'auteur décide d'œuvrer pour le cinéma et réalise lui-même le film. Bien que tourné 4 ans après Fanny, César situe son histoire 20 ans plus tard. Panisse mourant, la vérité sur ce fils qu'il a élevé comme le sien est révélée à l'intéressé. Césariot entreprend donc de connaitre Marius, son géniteur. L'occasion de retrouvailles entre Marius et Fanny sous l'œil de César. On retrouve toutes les qualités du cinéma de Pagnol et César s'avère être une conclusion parfaite pour tous nos personnages. Drôle et émouvant, le film est un grand succès. Pagnol décidera 10 ans plus tard d'en faire une adaptation théâtrale afin de complétement boucler la boucle. Malheureusement Raimu ne pourra participer à cette fête, il décédera quelques mois avant la première représentation.
Je souhaiterais ajouter que César contient une des scènes qui m'a le plus bouleversé dans un film. Une scène très simple. Après la mort de Panisse, les trois amis refont une partie de cartes. Les sourires sont là, les échanges se font drôles jusqu'à ce que César, dans un réflexe, se tourne vers la place qu'occupait Panisse, lui demandant ce qu'il attend pour jouer ses cartes. Là, il réalise brutalement que son ami est parti. Cette chaise vide est plus triste que son cercueil. Le génie de Pagnol est bien là, celui de Raimu aussi. En une seconde, en une réplique, ils nous font basculer du rire aux larmes.
LA FEMME DU BOULANGER (1938) réalisé par Marcel Pagnol
Pagnol rédige une histoire très simple d'un boulanger ivrogne sauvé par l'amour d'une servante d'auberge. Mais, en découvrant une nouvelle d'un roman de Jean Giono, Jean le bleu, Pagnol décide d'adapter ce récit à son univers. Moins sombre que le texte de Giono, le scénario de Pagnol met en scène un boulanger nommé Aimable qui voit sa femme, plus jeune que lui, le quitter pour un beau berger. Dès lors, le boulanger décide de ne plus faire de pain. Une partie du village va s'allier pour tenter de retrouver la jeune femme. Avec ce métrage, Pagnol se montre au sommet de son art. On retrouve tout le charme de son univers, incarné bien sûr par ses interprètes favoris. En pleine brouille avec Raimu au moment de la préparation du film, Pagnol songe à d'autres interprètes. Mais seul Raimu est capable de donner toute la nuance et la puissance nécessaire à son Aimable. L'acteur lit le texte et les deux hommes se mettent d'accord. La femme du boulanger est sans doute leur plus belle collaboration. Le film est un chef-d'œuvre, tout y est parfait. L'écriture de Pagnol et le jeu magnifique de Raimu. Toute l'intrigue tourne autour de son personnage. L'acteur fait un grand écart, parfois au cœur d'une même scène, entre drame et comédie. Il fait de son personnage un être touchant et jamais pathétique. Les scènes mythiques s'enchainent, les répliques aussi " Je suis dans le pétrin... Et dans un pétrin qui ne pétrie plus ") jusqu'à son final bouleversant entre Raimu, Ginette Leclerc et la chatte Pomponette. C'est un film qui dit beaucoup sur la réconciliation. Elle est le thème central qui va animer chacun des personnages du film. Là encore, c'est avec beaucoup d'intelligence que Pagnol fait vivre tous les protagonistes de son film. Orson Welles et Steven Spielberg y verront un film exceptionnel. Quel plus grand label qualité que celui-ci ?
MONSIEUR BROTONNEAU (1939) réalisé par Alexandre Esway
Adaptation par Marcel Pagnol d'une pièce de théâtre de Gaston ArmanRobert de Flers, le film relate l'histoire d'un bourgeois (le Brotonneau du titre) qui découvre l'infidélité de sa femme et décide de se mettre en ménage avec sa secrétaire. L'épouse repentie revient et commence un ménage à trois qui n'est pas du goût de l'opinion publique. Monsieur Brotonneau doit choisir. Plus que l'histoire de ce film aujourd'hui très difficilement trouvable, ce sont les circonstances de sa création qui ne manquent pas d'intérêt. Raimu prétend auprès de Pagnol qu'il a trouvé le rôle de sa carrière. Quand Pagnol demande de quoi il s'agit, le comédien répond qu'il n'est pas nécessaire qu'il le lui dise puisque Pagnol ne voudra pas faire le film. Le comédien pique ainsi la curiosité de l'auteur qui veut à tout prix savoir de quel projet il s'agit. Raimu lui dit alors que c'est une pièce de théâtre, de Caillavet et Pagnol se met en quête des droits d'adaptation. Quand il parvient enfin à acquérir les droits, Pagnol annonce fièrement à Raimu que le projet va se faire. En guise d'une réaction enthousiaste, Pagnol a droit à une réponse inattendue de Raimu qui ne voit pas de quoi il est question. Pagnol rétorque qu'il s'agit de Monsieur Brotonneau. Raimu veut absolument jouer. Le comédien lui avoue alors qu'il a inventé cet enthousiasme afin que Pagnol s'attèle à un nouveau projet, cette pièce le comédien n'en a que faire. Les droits étant acquis, Pagnol signe l'adaptation et convainc Raimu de faire le film sous la direction d' Alexandre Esway. Monsieur Brotonneau, le rôle que
LA FILLE DU PUISATIER (1940) réalisé par Marcel Pagnol
La dernière collaboration entre Raimu et Pagnol se place dans un contexte particulier. Le film est une commande du Service Cinématographique des Armées qui souhaite resserrer ses liens avec l'Italie de Mussolini. Nous sommes alors avant-guerre. Mais la situation va vite évoluer. La France va entrer en guerre. Pagnol va gommer tous les aspects italiens du projet, il ne restera que les origines du personnage incarné par Raimu, Pascal Anoretti. Le tournage débute en mai 40 et se trouve vite interrompu en juin au moment de la débâcle française. En août de la même année, le tournage reprend. Pagnol a modifié son scénario en fonction des événements. Ainsi, alors qu'il était question au départ de victoire française, Pagnol filme une scène où les villageois se retrouvent autour du poste radio pour l'écoute du discours du maréchal Pétain annonçant l'armistice et la débâcle française. Alors que le gouvernement de Vichy cherche à minimiser l'ampleur des combats, Pagnol rend un hommage vibrant aux soldats tombés au front pour leur pays. La fille du puisatier raconte l'histoire de travailleurs, de gens simples, d'une histoire d'amour et d'une fille-mère, personnage que Pagnol affectionne particulièrement. Raimu est un puisatier, un manuel qui travaille la terre. Quand sa fille Patricia (jouée par Josette Day) tombe enceinte d'un bel aviateur français, tombé au front, issu d'une riche famille bourgeoise, le puisatier se voit traiter de profiteur et sa fille de menteuse par la famille du garçon qui refuse de reconnaitre cet enfant comme celui de leur fils. Patricia devient une fille-mère que son père doit répudier. Mais derrière cette situation dramatique se révèle une fois encore l'humanisme de Pagnol, son sens de la comédie et de l'émotion. La fille du puisatier est à nouveau un film sur le pardon et Pagnol donne une nouvelle fois un rôle magnifique à Raimu. Le grand comédien partage ici l'affiche avec un Fernandel impayable. Pagnol a là devant sa caméra ses deux acteurs fétiches. Le film est un triomphe malgré une sortie compliquée. Fin 40, le film sort en zone libre et sera le premier film de la zone libre a être diffusé en zone occupée quelques mois plus tard. Divers montages vont circuler (le discours de Pétain est remplacé par celui de De Gaulle au moment de la libération) mais le film traverse le temps et apparait aujourd'hui comme une œuvre témoin de cette période. Un très beau point final à la collaboration artistique entre Raimu et Pagnol.
Raimu et Marcel Pagnol ont marqué de leur talent le septième art. Un acteur immense qui, dixit Pagnol, était aussi une personnalité immense. Un auteur brillant qui a représenté comme personne une région, des gens, un esprit. La rencontre de ces deux génies a donné quelques films savoureux et des chefs-d'œuvre. Dans notre époque plus qu'anxiogène, je ne peux que recommander de se replonger dans cet univers où l'optimisme de son auteur fait jaillir une grâce précieuse et bénéfique. Oui, Raimu est bien un des plus grands acteurs du cinéma français. Oui, Marcel Pagnol est un auteur et un cinéaste majeur dont l'œuvre est immortelle. Le cinquantenaire de la disparition de Pagnol est l'occasion de redécouvrir cette œuvre tout au long de l'année via festivals et ressorties. Ainsi, le Festival de la Rochelle Cinéma (Fema) propose une grande rétrospective sur le cinéaste. Du 28 juin au 7 juillet, 13 films sont programmés et un " parcours Pagnol " est organisé, animé par des spécialistes, critiques et personnalités du cinéma. Une occasion en or de se plonger dans cet univers riche d'émotions diverses. N'hésitez pas !
La rétrospective du Festival de la Rochelle Cinéma est organisée en partenariat avec Carlotta Films pour mk2 Films (qui rééditera 10 films de Marcel Pagnol le 24.07) et en collaboration avec la Cinémathèque française (intégrale Marcel Pagnol du 10 au 21.07), la Compagnie Méditerranéenne de Films, mk2, l'ADRC et L'Avant-Scène Cinéma