Here : La soupe populaire

Par Robin Miranda Das Neves

73e Berlinale
Encounters – Meilleur film
Sortie le 10 juillet 2024

  Avant la vue, Here sollicite l’ouïe faisant émerger dans le noir des bruits énigmatiques perdus entre les mondes naturels et industriels. La première image confirme cette impression : un immeuble en construction en arrière-plan se glisse entre les branches des arbres bordant l’espace urbain. Bas Devos implante son récit à la lisière de la ville et de la société qui la compose. Stefan (Stefan Gota), ouvrier roumain insomniaque, parcourt un Bruxelles endormi. Après la trajectoire nocturne de Khadija (Saadia Boutaïeb) dans Ghost Tropic [2019], le cinéaste belge continue de poser son regard sur les invisibles ou celleux qui sont contraint·es de s’invisibiliser, à l’instar de Cédric (Cédric Luvuezo) qui ne doit pas montrer aux client·es de l’hôtel où il travaille de nuit l’amulette protectrice qui orne son cou. À la manière de Pedro Costa dans le cinéma portugais, la filmographie de Bas Devos est un acte politique décolonial et humaniste prenant en compte la pluralité de la société belge. Here est une œuvre multiculturelle où la langue – du français au roumain en passant par le chinois – devient un outil poreux d’une identité collective. 

  Here est la douce rencontre de deux solitudes, celle de Stefan et celle de ShuXiu (Liyo Gong). Lorsque le hasard les réunit une deuxième fois au cœur d’un no man’s land marécageux entre Bruxelles et Vilvorde, la bryologue (botaniste spécialiste des mousses) explique à Stefan que « la mousse pousse partout » et que pourtant « personne ne s’y intéresse ». En lui prêtant une loupe, elle entraîne un changement de perception dans la réalité de Stefan. D’une part, elle lui donne accès aux plus infimes interconnexions du monde naturel (amplifiées par les plans au microscope). ShuXiu réinstaure alors la place du monde non-humain, comme cette mousse trouvée dans les interstices du béton au centre de la ville. D’autre part, en lui précisant qu’il est « trop près » d’elle lorsqu’elle examine des mousses, elle lui indique la bonne distance à avoir avec son propre environnement. L’œuvre pose en permanence la question de la place à occuper par rapport aux autres, comme lorsque Stefan s’excuse auprès de sa voisine de bus de lui avoir effleuré le coude. Il doit faire corps avec l’univers qui l’entoure au point de s’effacer dans ses marges. Ensemble, iels regardent ce que les autres ne remarquent pas : elle, les mousses ; lui, les êtres humains.

Avec la soupe qu’il cuisine avec les légumes qui pourriront durant son retour de 4 semaines en Roumanie, Stefan construit du lien social entre des personnages dominés socialement. Comme l’œuvre en elle-même, ces rencontres n’ont pas vocation à être effectives, mais simplement à célébrer le partage d’un moment présent et suspendu. À sa sœur Anca, il lui demande simplement si elle veut bien parler, « juste pour entendre sa voix ». Alors qu’elle s’exécute, il s’endort paisiblement. Here filme le quotidien comme un pur objet de désir. La caméra sensorielle de Bas Devos cherche à capter l’essence des souvenirs. Lorsqu’une femme l’appelle pour lui demander d’aller voir un ancien ami en prison, ce sont les réminiscences de son enfance en Roumanie qui jaillissent (les lucioles, les bois, la maison d’été). Dans le rêve que conte ShuXio, elle vivait dans un monde sans nom pour désigner ce qui l’entourait. Se sentant « comme un animal », elle naviguait dans un monde où le signifiant disparaissait au profit du signifié. Elle se retrouvait face à un monde pur qu’il faillait appréhender à nouveau par ses sensations. Une quête qui ne peut se penser sans l’aide de l’autre, sans la construction d’une conscience collective du présent qui nous entoure, autant dans sa matérialité (les objets) que dans son histoire (comme cette information floue sur le fait que les premiers trains sont passés ici circulant entre les personnages). C’est la beauté du cinéma de Bas Devos : envisager d’admirer le réel pour la première fois !

CONTRECHAMP
☆☆☆☆ – Excellent