Sculpter son récit – 23

Par William Potillion @scenarmag
L'importance de la cohérence

La cohérence de votre récit est un élément fondamental pour élaborer un récit qui soit non seulement crédible mais engage aussi votre lectrice et votre lecteur dans votre intrigue. Samuel Taylor Coleridge au 19e siècle a mis en avant la volonté du lecteur et de la lectrice de mettre de côté leur scepticisme tout à fait naturel afin d'accepter ce que leur conte le récit même s'il s'agit d'éléments irréalistes ou fantastiques.
Donc la cohérence au sein d'un récit permet d'obtenir cette suspension de l'incrédulité absolument nécessaire en fiction.

Des règles claires

Quel que soit l'univers, il lui faut des règles claires. On lui définit un fondement, c'est-à-dire dans un monde réaliste, ce sera une époque, un lieu ou encore un contexte socio-culturel. Et si vous optez pour le fantastique, par exemple, la magie inhérente au monde et naturelle à celui-ci, des races non-humaines ou bien en science-fiction, des technologies futuristes.
Comme notre monde, votre monde fonctionne selon les lois de sa nature. Et puis, il y a une société en son cœur. C'est-à-dire des normes sociales, des structures politiques, des pratiques culturelles. Ce qui importe est que ces institutions et pratiques soient issues de l'Histoire particulière de cet univers.

Sexe, Mensonges et Vidéo (1989) de Steven Soderbergh a très bien suivi ce conseil. Graham, le personnage principal, est impuissant. Pour compenser, il consigne sur cassettes vidéo les confessions des femmes sur leur vie sexuelle.

Cette restriction est d'une importance capitale pour comprendre l'intrigue et Soderbergh l'établit dès le début. Graham est défini par sa limite (ici, son impuissance) et celle-ci détermine ce qu'il lui est possible de faire : l'enregistrement des conversations intimes. Le conflit personnel du personnage s'expose dans cet espace ; il ne dérive pas vers d'autres préoccupations.

Poetry de Lee Chang-dong. Alzheimer qui force Mija à trouver un sens à sa vie par la poésie avant que sa mémoire ne soit totalement dissipée ; sa responsabilité envers son petit-fils ce qui limite sa propre liberté et qui crée une tension entre son désir de poésie (personnel) et son dévouement auprès de l'adolescent ; ses faibles ressources qui sont autant de contraintes sur ses choix et ses actions ; son éducation limitée.

Toutes ces restrictions sont essentielles à l'intrigue. Sans elle, nous ignorerons le conflit de Mija qui consiste à trouver de la beauté et du sens dans la vie ; nous ne cessons de nous demander comment Mija pourra traverser ses épreuves et en fin de compte, ce sont toutes ces limitations qui permettent à Lee Chang-dong de traiter ses thèmes sur la recherche de la beauté dans un monde imparfait et le refus de ce qui est pourtant inexorable.

Des conséquences

Tenez compte que chaque action doit avoir un effet. Il y a une foultitude d'effets possibles à la suite d'une quelconque cause mais pour renforcer la crédibilité de votre univers, la conséquence respecte ses règles établies. Prenons Voyage au bout de l'enfer (1979) de Michael Cimino. Les décisions des personnages de s'engager dans l'armée conduisent directement à leur expérience traumatisante au Vietnam ; sans cette relation de cause à effet, les événements vécus au Vietnam n'auraient pas eu de conséquences sur la vie des personnages après leur retour.

Les conséquences remodèlent l'évolution des personnages. Ils apprennent, grandissent ou régressent comme conséquences de leurs choix. Grâce à ce phénomène, tension et satisfaction du lecteur/spectateur sont possibles. Cela a tout à voir en fait avec la psychologie cognitive et émotionnelle. Dans Voyage au bout de l'Enfer, nous pouvons admettre qu'il y a une dissonance cognitive (en gros, on ressent un malaise lorsque deux croyances, des valeurs ou des attitudes contradictoires entrent en jeu en nous simultanément) car Cimino nous confronte à nos attentes et à nos espérances d'un monde juste d'un côté mais de l'autre, c'est frontalement que nous sommes exposés à la barbarie de la guerre.

Alors naturellement, nous cherchons à dissiper cet inconfort psychologique ce qui nous maintient dans le récit.

Et puis notre morale nous fait croire en un monde juste où le bien est récompensé et le mal puni. La lutte de Michael pour sauver ses amis puis son retour satisfont ce besoin de justice. Quant au sort tragique de Nick, il nous permet de résoudre la tension cognitive accumulée. Certes, c'est douloureux mais ce n'en est pas moins un soulagement.

En ce qui concerne l'intrigue, des conséquences imprévues mais logique (causalité) créent des rebondissements intéressants. Dans Voyage au bout de l'Enfer, la seconde scène de la roulette russe à Saïgon nous le prouve. Michael retourne au Vietnam pour y retrouver Nick qui décidât d'y demeurer après la guerre. Nick participe à des parties de roulette russe clandestines contre de l'argent.

Pendant leur captivité, ce jeu macabre de la roulette russe a des répercussions psychologiques inattendues sur Nick. Au lieu de fuir ce traumatisme, Nick en a fait une addiction qui est une réaction psychologique étonnante mais néanmoins logique avec le traumatisme terrible qu'ils ont vécu.

Et maintenant le rebondissement non moins étonnant. Michael participe à une partie de roulette russe contre Nick, son ami, pour avoir une chance de le ramener. C'est à un étrange dilemme que nous convie Cimino : pour sauver son ami, Michael doit risquer sa propre vie et celle de Nick.

Les conséquences seront aussi un moyen pour l'autrice et l'auteur de renforcer leurs thèmes. Considérons Des gens comme les autres (1981) de Robert Redford. Le thème global est l'impact du deuil sur la famille. Chaque membre est affecté par la mort de Buck. En particulier, le mutisme et le détachement émotionnel de Beth, en réponse à la tragédie, creuse un fossé entre elle et les autres. Et la tentative de suicide de Conrad est la conséquence du poids de la culpabilité du survivant et son incapacité à gérer son deuil.


D'un côté, nous avons une guérison et de l'autre une destruction.

Un troisième thème porte sur l'authenticité et l'acceptation de soi. Lorsque Conrad décide de quitter l'équipe de natation malgré la désapprobation, cela marque une étape vers l'acceptation de ses propres besoins et la reconnaissance de ses sentiments.

Lorsque Calvin attaque frontalement les émotions de sa femme, cela les conduit à une prise de conscience douloureuse mais nécessaire sur l'état de leur mariage. Et encore sous cet angle relationnel, l'amitié de Conrad et de Jeannine lui permet de s'ouvrir émotionnellement à elle ce qui appuie sur le message de l'authenticité dans les relations.

L'engagement du lecteur/spectateur

Respecter la cohérence, c'est s'assurer de l'engagement de la lectrice et du lecteur. Vérifions cette affirmation à l'aide de Tendres passions (1983) de James L. Brooks.

, c'est le récit de la relation entre Aurora et sa fille Emma sur plusieurs décennies. L'univers somme toute très logique permet au lecteur/spectateur d'entrer pleinement dans le conte et de se forger un lien très fort avec les personnages.

Cela est rendu possible par l'approche intime que nous réserve le récit avec Aurora et Emma. Aurora est certes un peu critique envers sa fille mais elle demeure très protectrice mais surtout, son amour pour elle est toujours évident. De son côté, Emma conserve sa nature optimiste et aimante malgré les difficultés. Ces postures nous parlent directement au cœur.

Les événements de l'intrigue prennent place naturellement sans sauts narratifs incohérents. Les conflits et les réconciliations, comme autant de causes et d'effets, sont le propre de toutes relations familiales. Nous ne pouvons qu'y souscrire.

Et puis le passage du temps nous permet de les voir vieillir et d'assister à l'évolution de leurs situations de vie. Comme si nos propres vies se condensaient dans ces 132 minutes que dure le récit.

Les relations sont au cœur de tout récit qui se veut bien construit. La ligne dramatique de la relation entre Aurora et sa fille est telle qu'elle nous permet de nous investir émotionnellement dans l'évolution de cette relation.

De même, la relation amoureuse entre Aurora et Garrett est construite de manière à nous faire ressentir comment Aurora change au fil de celle-ci. Les événements majeurs de leurs vies comme le mariage d'Emma, ses problèmes conjugaux et sa maladie sont tout à fait en phase avec leurs personnalités respectives.

Ce qui nous amène à nous interroger sur un principe d'écriture. Est-ce que les personnages sont créés d'après les événements (c'est-à-dire que ceux-ci sont écrits avant ceux-là) ou est-ce l'inverse, est-ce que les événements sont choisis selon la personnalité d'abord établie des personnages ?

Contemplons la relation entre Garrett et Aurora. Les personnalités d'Aurora et Garrett influencent certainement la façon dont ils réagissent aux événements majeurs comme le mariage d'Emma, ses problèmes conjugaux et sa maladie. Leurs réactions à ces événements nous en apprennent davantage sur qui ils sont. Ou dit autrement, ces faits appartiennent à l'intrigue et ne dépendent nullement des personnalités de Aurora et de Garrett.
Mais peut-être aussi que James L. Brooks ait choisi ces événements spécifiquement pour mettre en lumière ces personnalités. Je pense qu'il est préférable cependant de définir d'abord des personnalités et de créer des situations qui les mettent en valeur ce qui permet d'obtenir une synergie entre les personnages et ce qu'ils vivent dans l'intrigue.

En quoi consiste cette synergie ? Lorsque le lecteur/spectateur anticipe les réactions des personnages, c'est qu'il ressent leurs émotions avant même que ceux-ci ne les expriment. C'est une espèce d'empathie proactive où on se prépare émotionnellement à ce qu'il arrivera. Cette anticipation s'accompagne d'ailleurs de tension car nous sommes dans l'attente créée par l'anticipation.

Et lorsque l'émotion se manifeste enfin, elle fait écho ce qui amplifie encore davantage l'effet. Et puis cela nous donne une satisfaction de se sentir en phase avec les personnages et l'intrigue. Parfois, le personnage ne réagit pas comme nous l'avions anticipé. En éprouvons-nous un sentiment désagréable ? Non car ce qui contraste avec l'anticipation nous en apprend davantage sur lui. Cela nous rapproche de lui.

Une continuité

Dans Tendres passions, les enjeux se fondent sur le thème de l'amour maternel et filial. Prenons la scène de l'hôpital. Emma, malgré son agonie, conserve son humour et son amour pour sa mère. Cette séquence est la conclusion logique de toutes les tensions et de l'amour formidable entre cette mère et sa fille.

Car lorsque Aurora finit par craquer, cela demeure cohérent avec le développement de son personnage. Et la réaction d'Emma est dans la même ligne que ce que nous connaissons d'elle.