Sculpter son récit – 25

Les objets récurrents

vie en lui-même ou bien ils peuvent être lus comme autant de personnalités distinctes.

Les auteurs vont encore plus loin dans cette idée : les objets dans l'objet représentent les différentes personnalités ou identités portées par le héros. Je dis bien portées par le héros, car c'est ce que permet une valise, elle permet d'avoir avec soi, partout où l'on soit, une personne adaptée aux circonstances.
Cela semble utile mais marque plutôt la nature fluide et instable de nos états psychologiques.

Un objet est inanimé ; lui conférer une ligne dramatique comme à un sujet est difficile. Cependant, il porte les stigmates de celui ou celle qui le possède. Il devient alors un symbole des tensions et des conflits internes. Ici, l'usure de l'objet correspond à des moments de transition ou de conflit entre les différentes identités du personnage.

Le mécanisme de défense de la dissociation est un processus mental par lequel on décroche certaines pensées, émotions, souvenirs ou même certains aspects de son identité de sa conscience de soi. C'est une réaction de protection face à un traumatisme. Ici, chaque identité (elles sont quatre) range ses expériences dans des compartiments différents ce qui permet d'isoler par exemple des souvenirs douloureux.
L'idée de compartimenter n'est pas vaine cependant. Elle prouve que les différentes vies coexistent mais n'interfèrent pas entre elles. En effet, tout comme dans une valise, il est possible d'accéder à telle ou telle personnalité selon les besoins ou au contraire, la rendre inaccessible en renfermant la valise.

Ensuite, la découverte de la valise par un autre personnage puis son abandon, cela ne signifie pas nécessairement que Mateo soit sur la voie de la guérison. Seulement, le mystère de ses personnalités est maintenant connu des autres. On peut aussi penser que Mateo ait perdu le contrôle sur ses multiples personnalités, ce qui serait une aggravation de son état.
Il y a aussi l'éparpillement du contenu de la valise tandis que les différentes personnes qu'incarne Mateo selon les circonstances ne sont plus aussi différenciées. Nous sommes plutôt dans davantage de chaos que sur la voie de la guérison. En fait, Bonitzer et Ruiz nous laisse libre d'interpréter à notre guise cette solution ambiguë.

L'objet néanmoins est symbolique. Et en tant que tel, il s'adresse à nous tous. En effet, l'utilisation symbolique d'objets dans la fiction peut être un outil puissant pour établir un rapport entre l'objet et le lecteur/spectateur. Ce faisant, optez plutôt pour un objet du quotidien, quelque chose que nous reconnaissons facilement et auquel nous donnons plusieurs significations. La valise, par exemple, est à la fois commune et riche en associations. Elle évoque le voyage, les secrets, une identité cachée.. L'objet se communique lui-même au personnage. Il influence ses émotions et ses actions. Et montrez cette communication. Éventuellement, les changements physiques de l'objet correspondent aux différents états psychologiques du personnage. En quelque sorte, l'objet a comme attribut de nous montrer la conscience que le personnage a de ses propres états et opérations.

En fait, cette valise met en œuvre le concept existentialiste de l'absurdité : Sommes-nous vraiment capable de donner un sens à notre identité ? Est-elle unique, stable ou multiple et fluide ? Ce qui explique l'ambiguïté dans laquelle nous laisse Ruiz et Bonitzer.

tubes que cet objet renferme deviennent un moyen de communiquer avec des émotions et des souvenirs, même s'il ne peut pas les identifier. C'est un outil thérapeutique qui l'aide à reconstruire son sens de soi. En effet, même s'il ne peut se représenter ses souvenirs, les tubes évoquent une continuité émotionnelle entre le passé oublié et le présent, entre un Je du passé et un Je du présent.

Le juke-box lui-même ancré dans le passé est un symbole tout empreint de nostalgie. Et dans ce contexte marginalisé où vit le héros, il est un vestige portant les stigmates d'un temps plus heureux. En somme, sa présence est une résistance à l'oubli et à l'effacement tant personnel que collectif car nous pouvons consciemment identifier que ce Je de M est aussi le nôtre.

Ce que Kaurismäki cherche à nous démontrer est que l'art donne un sens à la vie. L'art, dans son éternité, construit notre identité à travers nos expériences culturelles.

Les mélodies que jouent Mila traduisent ses états d'âme, ses aspirations et ses luttes en elle-même. C'est un processus de maturation qui est à l'œuvre ici car lorsque Mila échoue à dire, le piano devient son interprète pour communiquer ses sentiments à l'encan.

Doit-on voir un rapport entre la relation compliquée d'un père et de sa fille qu'un objet nous rappelle incessamment ? Entre le passé et ses traditions et l'avenir et sa nécessaire évolution ? L'harmonie ou la dissonance entre les membres de la famille ?
Ilian Metev tout comme Aki Kaurismäki pense la valeur et le rôle de l'art et de la culture a priori de notre condition humaine. En citant le philosophe Jambique, nous sommes pris dans les flots tumultueux d'un fleuve et nous retombons avec lui mais certains objets persistent. L'idée du piano, aussi divers qu'il put être depuis son invention, porte en soi une musique intemporelle. Elle est à la fois le passé mais aussi le présent lorsque Mila en joue et son devenir à travers ses aspirations.

Le piano incarne la dualité entre le monde matériel et immatériel. En tant qu'objet physique, il est tangible, son bois poli, ses touches d'ivoire, ses cordes. On peut le toucher, sentir sa texture, son poids. C'est un instrument imposant, ancré dans notre réalité concrète.
Pourtant, dès que les doigts effleurent ses touches, le piano transcende sa nature matérielle. Il donne naissance à quelque chose d'impalpable : la musique. Ces sons qui s'élèvent ne peuvent être saisis, seulement ressentis. Ils évoquent des émotions, des souvenirs, des rêves ou tout un univers intangible.

En tant qu'auteur et autrice, vous pourriez explorer cette tension fascinante. Et si votre personnage est aux prises avec cette dualité ? Peut-être lutte-t-il pour concilier son attachement à l'objet physique (est-ce un héritage familial ou un symbole de son art ?) avec l'essence immatérielle de la musique qu'il crée.
Vous pourriez décrire les sensations physiques liées au piano. Puis, en contraste, évoquer l'expérience presque mystique de la musique qui en émane, comment elle emplit l'espace, transforme l'atmosphère, touche l'âme.