Sculpter son récit – 26

La chronologie des événements

La ligne temporelle principale, celle qui décrit la succession des événements selon un ordre chronologique ou Overall Storyline, décrit les moments où apparaissent les faits qui guident le lecteur/spectateur tout au long de l'intrigue. Elle peut être linéaire s'enchaînant dans une succession logique ou bien entrecoupée d'analepses (des réminiscences du passé) ou de prolepses (des anticipations sur ce qu'il sera ou non).

Quelle que soit la structure utilisée (linéaire ou non), les faits sont liés logiquement, c'est-à-dire que chacun d'entre eux est la conséquence d'un fait précédent et ce même fait sera la cause d'un événement futur. Pour notre entendement, cela donne un sentiment de cohérence, une espèce de zone de confort narrative. En revanche, cela ne garantit pas que nous nous passionnerons pour ce qu'il nous est conté.
Nomadland (2020) de Chloé Zhao. Le rythme lent du récit suit la vie nomade de Fern. Ce choix est voulu pour que nous puissions ressentir tout comme Fern le passage du temps et l'intensité émotionnelle qui en émane.

Cette contemplation nourrit en nous des inquiétudes : où ira Fern ensuite ? Comment survivra t'elle ? Puis le rythme est plus rapide lorsque Fern interagit avec les autres, quand il lui faut trouver un emploi ou bien lorsque son van est en panne.

Un arc narratif est un passage obligé de quelques étapes. Face à un événement donné, l'action ou la réaction d'un personnage constitue de telles étapes. C'est l'autrice et l'auteur qui jugent si un fait majeur est nécessaire et suffisant pour obliquer le point de vue d'un personnage habituellement sur lui-même.

La mise en abyme

Cette technique narrative encadre un récit dans un autre. Quand par exemple la vieille servante d'Ulysse reconnaît Ulysse à sa cicatrice, Homère interrompt le récit principal pour nous conter l'origine de cette cicatrice. Lorsqu'on connaît l'origine des choses, on les domine. Ainsi, un récit peut faire référence ne serait-ce qu'en les mentionnant à des faits qui ont eu lieu avant le début de l'histoire proprement dite.
Et ces faits peuvent être réels ou fictifs tant qu'ils servent l'intrigue.

In Media Res. Sommairement, cette technique consiste à commencer une scène au milieu de l'action. Penchons-nous sur Promising Young Woman (2020) de Emerald Fennel. La séquence d'ouverture débute dans un bar bondé où une jeune femme ivre et vulnérable est affalée sur une banquette. Un homme s'approche et lui propose de la ramener chez elle.

Arrivée dans son appartement, Cassie apparemment inconsciente, semble être totalement sous l'emprise de l'homme. Soudain, Cassie se révèle parfaitement sobre, ce qui surprend à la fois l'homme et nous. Le choix ici est de nous plonger immédiatement dans l'action sans aucune introduction ou contexte préalable.

Le In Media Res est un moyen non pas tant de nous surprendre comme ici, c'est vous qui déciderez de votre scène, il est en revanche un moyen de nous impliquer dans le récit : Qui est cette femme ? Pourquoi feint-elle d'être ivre ? Que fera t'elle maintenant ? Cela crée de la tension qui, par sa nature même, nous intéresse aussitôt.

La gestion du temps

Blood Simple (1984) des frères Coen. Marty embauche Visser pour tuer Abby et Ray. A ce moment, les Coen ont écrit une ellipse : on ne montre pas Visser qui exécute le meurtre ni ce qu'il se passe après. La scène qui suit est Visser qui remet à Marty les photos des corps apparemment morts de Abby et de Ray.

Comme on ne nous montre pas l'action, nous sommes dans l'incertitude plutôt que sur l'anticipation de ce qu'il s'est réellement passé. En cela nous rejoignons tout le jeu des fausses perceptions et des malentendus des personnages. Nous retrouvons dans cette façon de faire le In Media Res : on ne montre pas l'action en train de se faire mais les conséquences de celle-ci. Et dans le même coup, le rythme s'accélère forçant davantage notre intérêt.

Une méthode inverse est la dilatation du temps. Ce n'est qu'une impression bien-sûr mais la foultitude de détails qui nous est donnée à voir ; chaque bruit, chaque mouvement, chaque silence, chaque attente participent de l'angoisse de la situation comme, par exemple, lorsque Visser traque Abby dans la maison.
Cette impression qu'on cherche à nous donner, c'est la terreur d'Abby.

Stranger Than Paradise (1984) de Jim Jarmusch. Le film est structuré en trois parties distinctes, séparées par des ellipses. Par exemple, entre la première et la deuxième partie, le scénario fait un saut d'un an dans le temps. Cette ellipse permet de montrer l'évolution (ou plutôt le manque d'évolution) des personnages sans s'attarder sur les détails de leur vie quotidienne car Jim Jarmusch veut nous montrer leur stagnation.

L'ellipse paraît comme une figure de rhétorique mais elle est bien plus que cela. Elle peut parfois accélérer le rythme et montrer un passage plus rapide du temps pour que ressorte l'essentiel et parfois elle agit comme un paradoxe : chez Jarmusch, elle montre car l'absence, le manque se montrent effectivement, l'absence de progression des personnages. Nous pourrions même considérer une espèce de synecdoque temporelle : l'omission suggère la similitude, l'habitude, l'ennui...

Dans Stranger than Paradise, Jarmusch joue avec le temps d'une manière singulière. En l'effaçant presque, il démontre à quel point nos vies peuvent parfois sembler figées. C'est une approche existentialiste. On y retrouve cette quête de sens face à un univers muet, comme Camus l'explique dans Le Mythe de Sisyphe. On ressent aussi cet ennui profond des pages de La Nausée de Sartre. Jarmusch nous fait même réfléchir à la répétition dans nos vies. Est-ce un piège qui mène au désespoir ou une chance de se réinventer ? Kierkegaard se posait déjà la question, et on peut y voir un écho de l'éternel retour de Nietzsche.

Comme les frères Coen, Jarmusch ralentit le temps en s'attardant sur les petits riens : un geste, un regard, un silence. Mais peut-être est-ce dans ces moments apparemment vides que se cache peut-être le sens que nous cherchons tous ?