Écrire le mystère – 15

Le passé pour justifier le présent

Norman Bates, le héros emblématique de Psychose (1960) de Alfred Hitchcock, est un exemple classique de l'influence de l'enfance sur le comportement adulte. Une mère dominatrice et possessive, autre figure classique du mystère et des thrillers, altéra profondément la psyché du jeune Norman. Cette relation dysfonctionnelle l'a conduit à développer un trouble dissociatif de l'identité (conséquence elle aussi très classique dans le genre du thriller mais Ô combien passionnante à fouiller dans les tréfonds) par lequel Norman devient sa mère décédée.

Sans ce traumatisme d'enfance, les actions de Norman n'auraient jamais pu être vraisemblablement justifiées.

Figure emblématique de la culture des années 1980 et 90, Clarice Starling du Silence des Agneaux (1991) de Jonathan Demme porte les stigmates de son enfance. D'abord la mémoire de son père a influencé son choix de carrière, mais cette mort prématurée n'est pas à l'origine de son traumatisme. C'est le souvenir de l'abattage des agneaux dans la ferme de ses parents adoptifs qui modèle à la fois sa compassion et son désir de sauver des victimes innocentes et impuissantes à se défendre elles-mêmes.

Sa relation unique avec Hannibal Lecter s'explique ainsi par les expériences de son enfance.

Memento en 2000) en lui attribuant une amnésie antérograde comme conséquence d'un traumatisme. Ce qui est très intéressant car l'amnésie est forcément l'oubli du passé.

L'idée est que si nous postulons que nous sommes définis par nos expériences passées, sans celles-ci, sans qu'elles s'agrègent en nous, cette table rase de notre mémoire fait qu'à chacun de nos réveils, nous avons une identité toute neuve. Nous ne sommes pas autre, nous avons simplement à nous construire à partir de rien. Leonard a seulement une motivation alimentée par la vengeance.

Des vulnérabilités et des forces

Seven (1995) de David Fincher est un jeune détective dont l'enthousiasme et l'idéalisme sont à la fois sa force et sa faiblesse. Son passé de policier relativement inexpérimenté dans une petite ville l'a rendu ambitieux et désireux de faire ses preuves, ce qui le pousse à s'investir totalement dans l'enquête. Cependant, cette même inexpérience le rend vulnérable face à la manipulation psychologique du tueur en série John Doe. Son manque de vécu face à des crimes aussi horribles le rend émotionnellement instable, ce qui finit par le mener à sa perte.

Hannibal (2001) de Ridley Scott. Plus que jamais, Clarice est marquée par son passé. Maintenant que nous connaissons bien Clarice, nous savons que sa force réside dans sa détermination et son intégrité. Mais d'où vient sa faiblesse ? Précisément de ses interactions passées avec Hannibal. Leur relation plus que jamais ambiguë influence ses décisions mais la met aussi potentiellement en danger.

Quant aux motivations qui meuvent les personnages du mystère, on rencontre assez souvent la vengeance qui constitue davantage l'intention de l'antagoniste plutôt que du héros ou de l'héroïne bien que si ceux-ci cherchent justice, cette quête se texturerait alors d'un désir de se venger d'une iniquité subie. Dans Ne le dis à personne (2006) de Guillaume Canet, Alexandre veut découvrir la vérité sur la mort de sa femme et obtenir justice. Cependant, alors que l'intrigue s'éploie, cette motivation se teinte de vengeance. Et celle-ci devient le thème au cœur du récit. Car, en effet, Alexandre cherche vengeance contre ceux qui ont détruit sa vie mais les raisons de cette destruction se fondent elles aussi dans une espèce de vendetta à la suite d'événements du passé.

Dans le genre du mystère, la justice ne se comprend vraiment qu'à travers la vengeance comme si la quête pourtant légitime de vérité ne pouvait être possible qu'à travers un désir de revanche d'autant plus que le système judiciaire du monde fictif paraît défaillant ou corrompu. Et comme bien souvent, l'origine de ces motivations puisent sa source dans le passé.

Vertigo (1958) de Alfred Hitchcock. Scottie fut incapable de sauver un collègue à cause de son acrophobie. Alors quand un vieil ami lui demande de surveiller sa femme, Scottie y voit peut-être une occasion de se racheter. Il désire prouver sa valeur malgré son handicap.

Son investissement dans cette mission devient une obsession. Le désir de rédemption se mêle à une fixation envers cette femme. Il recrée l'image de Madeleine avec Judy. Mais, malgré ses efforts pour se racheter, Scottie échoue de nouveau et de manière encore plus dramatique.
La rédemption n'est jamais garantie car l'échec passé est bien souvent trop destructeur.

Cupidité et Ambition

Dans la littérature policière, la cupidité et l'ambition sont souvent des motivations qui font que les personnages franchissent allégrement des limites morales. L'acte illégal est alors une monnaie courante qu'il soit cupide ou ambitieux. L.A. Confidential (1997) de Curtis Hanson l'illustre parfaitement. La corruption est endémique dans la police et jusqu'au capitaine, la tête d'un réseau de corruption, prouvant par là que la cupidité a gangrené jusqu'aux plus hauts échelons.
Jack, consultant pour des émissions de télévision, est prêt à compromettre des investigations pour sa célébrité. D'autres, d'abord idéalistes, se laissent prendre au piège de leurs propres ambitions. Ce que cherche à démontrer L.A. Confidential est que la moralité ne peut s'entendre comme bien et mal : nous sommes tous amenés à un moment ou à un autre à pencher vers l'un ou l'autre. Certes la cupidité érode les valeurs morales. C'est aussi à l'autrice et à l'auteur de déterminer ces valeurs.

Un plan simple (1998) de Sam Raimi ne dit rien d'autre. La prémisse est elle aussi fort simple : parce qu'ils ont découvert par un heureux hasard une importante somme d'argent, les personnages de ce récit décident de garder cet argent à moins que quelqu'un ne le réclame.

Hank qui a une conscience morale estime qu'il est malhonnête et immoral de conserver cet argent. Il lutte contre le démon de la tentation qui lui fait pourtant miroiter que sa vie serait bien changée s'il cédait. Et voilà comment on installe un dilemme chez le personnage principal.

Alors, évidemment, les obstacles surviennent et ses décisions s'orientent vers la protection du secret. Malgré sa culpabilité grandissante, il se conforte de plus en plus vers l'image de son frère qui est initialement son contraire. Cette comparaison illustre la spirale que prend la personnalité de Hank vers les ténèbres.

Dans le même mouvement, les relations de Hank (sa femme, son frère, ses amis) s'altèrent pour signifier la même chose.

The Machinist de Brad Anderson. Trevor souffre d'insomnies qui semblent provoquer chez lui des hallucinations.

D'abord, il y a ce déni de sa réalité, il prétend qu'il va bien. Puis il alimente sa paranoïa par des théories complotistes. Il rationalise son comportement par la victimisation. Vaincu par ses illusions, il exige des réponses que rien ni personne ne peut lui donner. Et ses réactions sont toutes alors de frustrations.

Tout ceci n'est pourtant qu'un mécanisme de défense face à un traumatisme refoulé. Nous ne sommes pas épargnés par Trevor et nous questionnons sans cesse la vérité des faits qu'il nous présente. Entre ce que Trevor refoule et les justifications qu'il nous en donne, nous sommes pris dans une tension psychologique qui nous retient dans le récit. On veut savoir car ce qu'on ignore nous effraie.

Le thème du pouvoir

Le pouvoir est un thème récurrent de la littérature policière et de mystère. On le retrouve dans la motivation des personnages et dans la structure même des intrigues.

Habituellement, ce sont les méchants de l'histoire qui sont mus par un désir violent de pouvoir ou de contrôle absolu. Et il n'y a pas de moyens qui puissent les en détourner. C'est tout à fait le cas de Harry Lime du Troisième homme (1949) de Carol Reed. Tout ce que Harry fait n'a pour but que d'accroître son pouvoir et sa richesse.

Intéressant aussi à fouiller est la dynamique de la relation entre le protagoniste et l'antagoniste par laquelle du moins dans le mystère et le thriller l'un et l'autre cherchent à garder le contrôle de la situation. C'est exactement ce que nous propose Alfred Hitchcock avec Sueurs Froides ( Vertigo). Scottie est manipulé tout au long de l'intrigue mais de son côté, il tente de faire de même avec Madeleine ou Judy. C'est le jeu de son obsession qui est remarquable. En effet, son obsession pour Madeleine puis Judy est le moyen de ce contrôle alors qu'il est lui-même sous l'emprise de cette obsession. Notons aussi que cette dynamique s'inverse au fil de l'intrigue.

Z (1969) de Costa-Gavras met bien en exergue le lien entre pouvoir et corruption. Le récit est inspiré de faits réels survenus en Grèce dans les années 1960. Il raconte l'enquête sur l'assassinat d'un député de l'opposition, prémisse pour mettre en lumière la corruption au sein du gouvernement et des forces de l'ordre.

C'est bien le pouvoir qui mène à la corruption, à la manipulation de la vérité envers laquelle les masses manquent souvent d'esprit critique, biais par lequel un régime autoritaire assoit sa domination et bien-sûr aussi la répression des voix dissidentes.

Un des outils du pouvoir est la rétention ou la manipulation de l'information. Ce n'est même plus un problème de vérité. Le récit nous est contée à travers des points de vue. Cet interlocuteur est-il vraiment fiable ? Les informations qu'il nous communique sont peut-être incomplètes ou biaisées sans même que ce point de vue singulier ne le sache.

L'idée ici est de créer un décalage entre ce que le lecteur/spectateur perçoit et la réalité (du monde fictif, s'entend). Je vous renvoie vers Le Meurtre de Roger Ackroyd de Agatha Christie pour une étude complémentaire sur ce narrateur peu fiable.

Les astuces narratives du mystères

Travaillez vos fausses pistes. Elles sont indispensables au genre. Restons un moment avec Hercule Poirot. Dans La Mort dans les nuages, une femme est assassinée dans un avion reliant Paris à Londres. Quelles sont les fausses pistes ? D'abord, Poirot soupçonne un personnage innocent mais nous entraîne avec lui dans cette erreur parce qu'entre Poirot et nous s'est installée une confiance tacite. Ensuite, il accorde trop d'importance à une sarbacane. En effet, les objets sont d'égale importance des lieux (où ils se trouvent ou non). Et puis, il est délibérément trompé par des indices concernant l'identité et les activités de la victime.

Les fausses pistes sont un moyen de désorienter à la fois l'enquêteur et le lecteur/spectateur.

Une autre technique consiste à révéler progressivement les informations. La série True Detective (2014) et en particulier la première saison applique ce principe. Le récit alterne entre deux périodes ce qui permet à partir de 2012 de nous présenter des analepses de 1995.
L'avantage énorme des analepses pour l'autrice et l'auteur est qu'elles nous révèlent les informations progressivement nous laissant la liberté de les interpréter. Les contours de l'intrigue ne sont pas les seuls à détenir quelques secrets. Les personnalités des deux personnages, Rust et Marty, sont elles-mêmes des énigmes.

L'efficacité de cette technique consiste à retenir l'information le plus tard possible afin de maintenir le suspense et nous permettre d'élaborer nos propres théories car la littérature de mystère implique que nous y participions activement. Nous sommes aux côtés de Poirot, de Holmes ou de tout autre détective pro ou amateur. Et nous apprenons à les connaître à travers leurs enquêtes.

Le huis clos, quant à lui, vous offre un cadre restreint qui ne limite en rien votre créativité mais vous permet un strict contrôle des informations. 12 hommes en colère (1957) de Sydney Lumet est exemplaire en cela. Le lieu unique amplifie non seulement la tension dramatique mais ne nous distrait pas des personnages et des thèmes invoqués. Chaque nouvelle révélation, chaque changement d'opinion d'un juré, devient un événement majeur dans ce cadre confiné.
En confinant des hommes de différents milieux qui ne seront libérés que lorsqu'ils seront unanimes (la question de l'unanimité contre la majorité est un autre débat de démocratie), Lumet matérialise un microcosme de la société américaine où préjugés, justice et responsabilité civique s'interpellent mutuellement.