Sculpter son récit – 27

Par William Potillion @scenarmag
Les intrigues secondaires

Écrire une fiction, c'est déplier non seulement une intrigue principale mais aussi des intrigues secondaires car celles-ci offrent une qualité au récit, avouons-le, sans commune mesure. Tantôt, elles concernent les personnages secondaires tels que l'histoire personnelle d'un couple en parallèle par exemple du couple qui occupe principalement notre attention ou bien elles mettent en exergue des aspects singuliers dans la vie du personnage principal.

Comme toute intrigue, les secondaires ont une structure dramatique, c'est-à-dire avec un début, un milieu et une fin. Elles sont une sorte de récréation pour l'autrice et l'auteur qui les développent cependant avec moins de détails.

La texture de l'univers

(1950) de Billy Wilder raconte l'histoire de Joe Gillis, un scénariste en difficulté qui se retrouve impliqué avec Norma Desmond, une ancienne star du cinéma muet. Comment les intrigues secondaires ajoute t-elle de la texture à Boulevard du crépuscule ?
D'abord, nous avons la relation entre Joe et Betty. Considérez les relations quelles qu'elles soient comme un principe créateur. Ce qui est créé ici, c'est de la jeunesse et de l'espoir qui contrastent avec l'atmosphère décrépite et sombre de la maison de Norma. Les scènes où Joe et Betty travaillent ensemble de nuit sur un scénario revêtent une texture de possibilités dans un univers (le Los Angeles des années 1950) qui les nient.

En revanche, les parties de bridge de Norma avec d'autres has been de Hollywood couvrent le récit d'une texture de nostalgie et de décadence. Les auteurs nous montrent ici une gloire fanée.

Par ailleurs le désir et la recherche d'authenticité est une préoccupation très commune pour l'autrice et l'auteur. Donner à son lecteur et à sa lectrice une impression donc sensible d'un monde vivant et compliqué à souhait peut être obtenu par l'intervention dans l'intrigue de personnages issus du monde lui-même. Dans Boulevard du crépuscule, ce sont les professionnels du cinéma qui apparaissent ainsi brièvement mais suffisamment pour conférer à l'œuvre une texture d'authenticité.

En somme, ces intrigues secondaires devraient permettre au lecteur/spectateur à la fois d'entendre et de sentir le parfum d'une époque ou d'un lieu. Mais aussi elles montrent les personnages dans différents contextes, en particulier sur le plan psychologique. L'intrigue secondaire est alors l'occasion de montrer les personnages dans des situations variées et contrastées afin de faire ressortir des traits de caractère ou l'origine de conflits personnels.

Le Prestige (2006) de Christopher Nolan. L'intrigue principale porte sur la rivalité entre deux magiciens. L'enjeu pour chacun d'eux est d'être le meilleur mais cela serait insuffisant. Donc, les frères Nolan écrivirent des sous-intrigues afin de conférer quelque poids à leur récit.
La mort de la femme de Robert Angier qui possède sa propre ligne dramatique engendre un enjeu mâtiné de vengeance. De son côté, la relation de Borden avec Sarah nous explique le coût personnel pour Borden de se consacrer si fort à son art négligeant sa femme et passant ainsi à côté du bonheur. L'obsession autant que l'addiction sont des vecteurs destructeurs.

Autre relation, autre sous-intrigue : Angier et Nikola Tesla. L'approche vers la science-fiction est connue chez Nolan. Ici, elle lui sert à démontrer les extrêmes inimaginables qu'atteint Angier pour égaler Borden. Olivia aussi, l'assistante de Angier, bénéficie d'une intrigue bien à elle. Traître et manipulatrice, elle ajoute de la tension entre les deux rivaux.

Le rythme pour maintenir la tension

Coda (2021) de Sian Heder pour asseoir cette affirmation.

Coda raconte l'histoire de Ruby, une adolescente entendante dans une famille de sourds, qui découvre sa passion pour le chant. Ruby veut poursuivre sa passion et partir pour l'université : ce sera l'intrigue principale.

Nous distinguons trois intrigues secondaires :

  • Les problèmes financiers de la famille dans leur entreprise de pêche.
  • La relation naissante entre Ruby et son camarade de chorale, Miles.
  • La difficile communication entre la famille de Ruby et la communauté entendante.

Un rythme est une synthèse de moments où les choses s'intensifient et de moments où les situations permettent de faire une pause. Un moyen de mettre la pression est de jouer avec l'intrigue principale et une intrigue secondaire. Par exemple, les auditions de Ruby se croisent avec les difficultés financières que rencontre sa famille. Ici, l'intensité augmente car Ruby est déchirée entre son désir et ses obligations. Et cela nous est montré par contraste entre les scènes de chorale et les scènes sur le bateau.

Mais comme nous écrivons pour un lecteur/spectateur, si nous le maintenions en permanence sous la pression des situations, il se lasserait. Alors, réservons-lui quelques moments où il peut reprendre son souffle. Ainsi, les scènes entre Ruby et Miles nous offrent des moments romantiques et salvateurs pour notre cœur.
D'autres scènes sont destinées à désamorcer des situations trop tendues. C'est pourquoi les interactions familiales quotidiennes se teintent d'humour alors que les moments liés à l'avenir de Ruby sont de haute tension.

Ne soyez pas brutal avec votre lecteur/spectateur. Ne lui imposez pas au bout de quelques scènes seulement une violence dans les sentiments. Comme dans la vraie vie, les choses s'agrègent. Ici, alors que l'audition de Ruby approche, les problèmes financiers s'aggravent, sa relation avec Miles se complique quelque peu et Ruby ne parvient plus vraiment à se faire comprendre de sa famille.
La montée en tension se construit à partir de cette convergence des intrigues jusqu'au moment du climax.

Questions thématiques

Lorsqu'on soulève des questions fondamentales dans un récit, elles se suffisent rarement seules. D'autres thèmes, d'autres idées, d'autres concepts, pourtant distincts de la question fondamentale, la renforceront ou proposeront au lecteur/spectateur une perspective autre sur cette même question.
Souvent, un thème amplifie la question posée par le récit en la déplaçant dans différents contextes ou à travers différents personnages.

(1937) de Julien Duvivier correspond bien à cette définition des thèmes qui s'amplifient mutuellement à travers différents contextes et personnages. C'est l'histoire de Christine, une veuve qui retrouve le carnet de bal de sa jeunesse et décide de partir à la recherche des hommes qui y étaient inscrits. Cette prémisse offre une structure parfaite pour déployer le thème principal à travers plusieurs contextes et plusieurs personnages.

Posons-nous la question fondamentale : le passage du temps et ses effets sur les rêves et les aspirations de notre jeunesse. La multiplicité des parcours de vie que Christine aurait pu emprunter répond au thème principal des rêves de jeunesse qui peuvent bien-sûr se concrétiser mais aussi s'évanouir. Et chacun des hommes qu'elle retrouve lui offre une perspective sur la vie qu'elle aurait pu avoir.
Nos destinées sont nos choix. Ceux qu'on fait ces hommes et qui les ont menés à leurs réalités actuelles permettent d'amplifier le propos des auteurs par comparaison. La structure épisodique du récit autorise ce parallèle.

Un thème, c'est d'abord un argument. Un argument possède au moins deux aspects : la vie de ces hommes perdus puis retrouvés alors que le temps les a entraîné dans son flot irréversible permet à Christine de clarifier son regard mais le discours s'adresse surtout à nous.

Anticiper

Le troisième homme (1949) de Carol Reed joue à merveille des intrigues secondaires. En effet, Holly enquête sur la mort de Harry et ce faisant, met en place de nombreuses intrigues secondaires aux personnages et situations diverses qui semblent n'avoir aucun rapport entre elles.

L'astuce consiste à les faire converger et s'agréger afin de donner corps à la révélation attendue. Les rumeurs autour du marché noir, les interactions entre les personnages et cette mystérieuse figure dans l'ombre participent du mystère et de l'anticipation qui en émane.

La forme de l'eau (2017) de Guillermo Del Toro. Hoffstetler reste ambigu pendant une bonne partie du récit. Quelles sont ses intentions ? Est-il loyal ?

Giles lui-même constitue une sous-intrigue. Gay vieillissant dans une Amérique des années 60, sa marginalisation nous interpelle. A t-il toujours vécu dans le mensonge ? Trouvera t-il l'acceptation et l'épanouissement qu'il recherche ? Bien-sûr, l'histoire personnelle de Giles appuie sur le thème principal de l'isolement et de l'acceptation ce qui nous renvoie à Elisa mais surtout nous ne laissons de nous préoccuper par son sort.

Le mystère autour de la créature est aussi savamment entretenu. Les informations sur son origine nous sont distillées au compte-goutte car si nous avions connu plus tôt d'où il est apparu, cette réponse nous aurait donné une espèce de pouvoir sur cette créature ruinant son effet sur nous.

Les personnalités des personnages sont aussi porteuses d'interrogations. Comment ces traits de caractère influenceront-ils les événements futurs ?

Manchester by the Sea (2016) de Kenneth Lonergan, la personnalité de Lee est au cœur de l'intrigue. Son comportement renfermé, son apparent détachement et sa réticence à s'engager dans des relations interpersonnelles soulèvent immédiatement des questions. Quelle est son histoire personnelle pour qu'il soit ainsi ? Et maintenant, que fera t-il avec cette responsabilité soudaine ?

Puis au fur et à mesure que nous apprenons à connaître Lee, on s'interroge : est-ce qu'il sera capable de surmonter son traumatisme passé pour prendre soin de son neveu ? Parviendra t-il à accepter son passé et se réconcilier avec lui-même ?

Patrick aussi nous intéresse. Il vient de perdre son père, comment gérera t-il son deuil ? Et on se demande comment cette relation toute nouvelle pour lui avec son oncle évoluera au fil de l'intrigue.

Établir un rapport

Que les événements se suivent logiquement ou bien lorsque deux personnages n'ont apparemment rien en commun, les intrigues secondaires expliquent des liens qui existent pourtant même si les événements ne semblent pas liés et même si les personnages ne se connaissent pas, ils peuvent avoir partagés sans le savoir un même événement et c'est par l'intrigue secondaire que ce lien nous est démontré.
Nashville (1975) de Robert Altman. Nashville nous présente 24 personnages sur cinq jours dans la ville de Nashville. Ces personnages semblent n'avoir que peu ou pas de liens entre eux. Cependant, au fur et à mesure que le récit se déploie, Altman révèle des rapports inattendus entre eux à travers diverses intrigues secondaires.

Le récit mêle les histoires personnelles de musiciens country, d'aspirants à la gloire, de politiciens, et de citoyens ordinaires. Bien que ces personnages ne se connaissent pas tous directement, leurs chemins se croisent de manière surprenante. Par exemple, ils peuvent assister au même concert, être impliqués dans le même événement politique, ou simplement se trouver au même endroit au même moment sans le savoir.

Altman utilise ces intrigues secondaires et ces rencontres fortuites pour montrer comment les vies des personnages sont liées d'une manière qu'ils ne réalisent peut-être pas eux-mêmes. Ce faisant, il crée un portrait assez satirique de la société américaine des années 1970.

Les enjeux

Pour qualifier les enjeux et dans le même coup les motivations, les intrigues secondaires créeront le cas échéant un sentiment d'inévitabilité provoquant ainsi chez le lecteur/spectateur une anticipation de ce qu'il pourrait alors se passer.

Arlington Road (1999) de Mark Pellington. Michael, dont la première femme est morte en service, se lie d'amitié avec ses voisins après avoir sauvé la vie de l'un de leurs enfants. L'intrigue principale consiste en la montée progressive d'étranges soupçons envers ces voisins qui ne semblent pas vraiment être ce qu'ils paraissent.

Les intrigues secondaires : la relation de Michael avec sa nouvelle femme ; l'amitié entre les enfants des deux couples ; l'activité professionnelle de Michael, professeur d'histoire et spécialiste du terrorisme ; bien qu'elles ne soient pas dépendantes les unes des autres participeront à inspirer chez le lecteur/spectateur ce sentiment d'inévitabilité que quelque chose de terrible se produira alors que Michael fouille dans le passé de ses voisins.
Par exemple, Michael s'éloigne progressivement de Brooke et de Grant alors que son obsession sur ses voisins (les Lang) prend de plus en plus d'ampleur. Brooke interroge même sa santé mentale et l'amitié que lie Grant avec le fils Lang renforce la séparation qui se creuse entre son père et lui.

Cette détérioration dans les relations de Michael se veut être l'illustration des dégâts provoqués par sa paranoïa et du même coup instaure en nous la certitude que Michael s'enfonce inexorablement dans une situation dangereuse ; c'est ainsi qu'on anticipe déjà un dénouement tragique alors qu'on se questionne encore sur la fiabilité du point de vue de Michael lié à son traumatisme.

Et alors que ce qui commence comme une simple curiosité de voisinage qui constitue en soi un enjeu très faible, Ehren Kruger le scénariste l'élève en une question de sécurité nationale.