Écrire le mystère – 21

L'atmosphère du mystère
Les lieux

Dans un mystère, les lieux ont leur propre histoire et possède une étrange réputation. Ils ont cette espèce de puissance mystérieuse qui les fait entrer de plein droit dans l'intrigue. Qu'on se représente la formation rocheuse avec ses légendes et ses formes étranges dans Picnic at Hanging Rock (1975) de Peter Weir, elle est au cœur du récit. Sans Hanging Rock, il n'y aurait même pas de mystère. Et c'est aussi ce qu'il se passe dans The Blair Witch Project (1999) de Daniel Myrick et Eduardo Sánchez, la forêt de Black Hills d'apparence sinistre et recelant l'inimaginable symbolise la légende de la sorcière de Blair. Et ce symbole est nécessaire au récit : il n'est ni un caprice des auteurs, ni une touche philosophique dans un discours plus large.

The Lighthouse (2019) de Robert Eggers est un élément dramatique essentiel, c'est-à-dire comment les personnalités de ces deux hommes et leur relation pourraient-elles s'expliquer et se justifier ailleurs ? Dans Cure (1997) de Kiyoshi Kurosawa, les lieux abandonnés ou en déclin traduisent l'état psychologique des personnages et instaurent une espèce de vide existentiel qui est au cœur thématique du récit. Ainsi de l'hôpital psychiatrique désaffecté au passé sombre et mystérieux où des expériences cruelles sur la psyché humaine ont été menées et qui est utilisé par Kurosawa comme théâtre pour des révélations sur la personnalité énigmatique de Mamiya.
Symboliquement, les passages souterrains offrent la figure de l'inconscient comme lieu d'un monde secret. Les lieux ne sont plus une simple toile de fond contre laquelle se déroule l'action, ils sont des éléments actifs comme n'importe quel personnage du récit.

Des contrastes

Caché (2005) de Michael Haneke, le contraste consiste entre la juxtaposition d'un quotidien plutôt paisible et l'intrusion d'une menace mystérieuse. Certes, cette intrusion dans la normalité est toute psychologique mais c'est précisément cet effet qui provoque en nous, lecteur/spectateur, ce malaise.

(2016) de Park Chan-wook utilise un procédé à peu près similaire opposant les lieux raffinés de l'action avec les intrigues scabreuses qui s'y trament.

Le contraste porte aussi sur d'autres choses que les lieux. Par exemple, dans Un homme d'exception (2001) de Ron Howard, le contraste se produit entre la réalité et l'illusion. Le lecteur/spectateur est d'abord convaincu que ce qu'il perçoit dans le regard de Nash est la réalité jusqu'à ce qu'il nous soit révélé que ce sont des hallucinations. Ce jeu avec le lecteur/spectateur participe totalement au mystère.

Dans Black Swan (2011) de Darren Aronosky, pour traduire le mystère de la transformation psychologique de l'héroïne, c'est le contraste symbolique entre le cygne blanc tout empreint de pureté et d'innocence et le cygne noir évoquant la sensualité et le danger qui s'éploie devant nous.

La temporalité

Le temps est un élément narratif indispensable dans l'écriture de mystères. Habituellement, dans une fiction, les événements se produisent chronologiquement. Mais dans un mystère, la structure serait plutôt non linéaire : entre analepses et temps présent, entre ce qui a pu être les conditions du crime et le déroulement actuel de l'enquête.
A travers cette manipulation temporelle, c'est le lecteur/spectateur qui est lui-même manipulé par l'étrange distribution des informations entre passé et présent. (2016-2022) de Lisa Joy et Jonathan Nolan fonctionne sur plusieurs lignes temporelles pour justifier son mystère. Sans ces lignes et les révélations qu'elles contiennent, l'intrigue serait bien difficile à comprendre.The Killing (2011-2014) de Veena Sud adopte la structure d'un jour de l'enquête par épisode et c'est ainsi que les révélations qui puisent dans le passé peuvent être amenées jusqu'à nous.


Ainsi, on dissimule ou on révèle ces liens causaux selon les exigences du récit.Laura (1944) de Otto Preminger s'ouvre sur l'effet, c'est-à-dire l'assassinat de Laura avant que des analepses et des révélations concomitantes nous donnent le fin mot de l'histoire. Les Diaboliques (1955) de Henri-Georges Clouzot est on ne peut plus machiavélique mais c'est bien en jouant avec la chronologie des événements que Clouzot dissimule des causes jusqu'au dénouement. Et dans Le Procès (1962) de Orson Welles, la logique est celle d'un cauchemar. Donc jouez avec l'ordre de présentation des causes et des effets si vous espérez du suspense dans votre mystère.

Des descriptions succinctes

Dans un scénario, les didascalies ne sont pas épaisses. Réservez des zones d'ombres dans vos descriptions. Vous avez mentionné une porte, ne révélez pas ce qu'elle cache. De même, les traits de la personnalité de vos personnages ne seront découverts que progressivement. Cela alimente l'imagination du lecteur/spectateur. Considérons L'Homme qui n'était pas là (2001) des frères Coen. Ed, le personnage principal, parle peu. Il nous faut deviner ses pensées et ses émotions, ce qui nous oblige à interpréter ses actions et le sens de ses paroles. Regard et langage sont les clefs de toute interprétation.

Alors le recours à la voix off de Ed s'est avéré nécessaire pour nous permettre de mieux pénétrer cet être taciturne. Mais cette voix intérieure est faite aussi d'ombres qui cachent une intériorité que nous-mêmes dans la vraie vie avons bien du mal à éclairer.
Par ce jeu, les Coen ajoutent encore du mystère au personnage. L'esthétique visuelle du récit inscrite dans les didascalies contribue à cette ambiguïté.

Le rythme est délibérément lent, à l'image du protagoniste d'ailleurs. Dans un mystère, les informations nous parviennent progressivement afin de nous permettre de réfléchir à ce qu'il se passe et continûment d'envisager de nouvelles hypothèses au clair de l'information nouvelle. En fait, on nous invite à lire entre les lignes. Ce qui n'est pas dit concernant les relations exactes entre les personnages, leurs motivations, les événements passés, tout cela est plutôt suggéré que dit.
Les frères Coen utilisent aussi l'ironie dramatique en nous instruisant sur des données que les personnages ignorent encore. Cela crée de la tension et c'est très bien dans un mystère. En somme, le mystère ne consiste pas à montrer mais plutôt à ne pas dire les choses. Une approche assez subtile du Show don't tell !

Symboles

Twin Peaks (1990 et 1991 puis 2017) de David Lynch. Elles symbolisent l'obscurité derrière la fausse clarté de la petite ville, c'est-à-dire l'inconscient collectif de cette communauté où se cachent de sombres secrets. Étrangement, elles sont aussi un passage entre deux mondes.

Il y a aussi la loge noire aux rideaux rouges. Elle est une dimension parallèle, un espace singulier où le bien et le mal sont aux prises l'un avec l'autre sans qu'on sache vraiment qui est qui. Et en effet, le sol en chevrons noir et blanc symbolise cette dualité présente en chacun de nous. Cette loge noire est aussi le lieu des révélations et des changements subséquents vécus par les personnages.

Et le journal intime de Laura : il est le secret au cœur de l'enquête. Il y est question aussi de dualité : celle de Laura entre son image publique et ses troubles secrets. C'est d'ailleurs ce journal qui tire l'intrigue vers l'avant, un peu comme le McGuffin de Hitchcock. Remarquons que la couleur rouge est fréquemment symboliquement rattaché au surnaturel. On la retrouve ainsi dans Le Sixième Sens. Dans la série Dark (2017-2020), la grotte (figure classique) mais aussi l'usine symbolisent le passage du temps recelant de graves secrets familiaux.

Structure des scènes

Dans un mystère, une scène apporte plus de questions qu'elle ne donne de réponse. C'est-à-dire qu'il faut stimuler la curiosité d'abord et ne la satisfaire que tard dans le récit. Tant que la curiosité du lecteur/spectateur est excitée par les nouvelles questions que le récit lui fait se poser, alors il reste ferré dans celui-ci. Qu'on se représente cette scène :

  1. Pourquoi n'y a t-il pas eu de lutte ?
  2. Qu'est-ce que l'opération Phénix ?
  3. Qui était à l'étage ? Et pourquoi cet individu s'est-il enfui ?
  4. Quel est le sens du message reçu par le détective ?
  5. Où est la montre ?

Brick (2005) de Rian Johnson, au fur et à mesure que l'intrigue s'éploie, les nouveaux personnages sont aussitôt considérés comme suspects. L'accusé (2016) de Oriol Paulo utilise la même technique narrative.

En somme, comme l'enquête progresse, des suspects se révèlent. Mais elle peut aussi nous mener vers des fausses pistes. Cette complexité narrative est une espèce de miroir magique de l'ambiguïté de notre propre monde. Tout comme dans la vraie vie, la réalité fictive est trompeuse et chaotique.
Le grand problème de notre condition humaine est notre soumission à l'apparence qui est bien différente de la réalité. Ce que nous pensons être vrai (ici ce serait le suspect potentiel) est en fait faux. Discerner la vérité n'a jamais été facile surtout que nos sens ne nous y aident pas. Multiplier les suspects, c'est autant de perspectives nouvelles sur le crime. Le récit en est à la fois plus passionnant et plus sérieux. Les indices véritables et les fausses pistes créent différentes réalités au sein de l'intrigue : des pistes mènent à la vérité, d'autres à l'illusion.

Un rythme contrasté

Sang pour Sang (1985) des frères Coen est un bon modèle. Parmi les moments les plus intenses, nous avons l'assassinat manqué de Abby et de Ray ; lorsque Ray découvre le cadavre de Marty et se persuade que Abby l'a tué et évidemment le climax lui-même dans l'appartement de Abby.
Vous le constatez, ce n'est pas une tension permanente : elle est entrecoupée de moments bien plus calmes. Les scènes de dialogue entre Ray et Abby toutes empreintes d'une calme sincérité ; les conduites de nuit qui offrent aux personnages ainsi qu'à nous un moment presque méditatif après l'agitation et le chaos des scènes diurnes ; les scènes consacrées à Visser pour lui permettre de réfléchir à la situation et indirectement nous permettre de réfléchir à la situation.

En effet, Visser peut être compris comme un miroir de nous-mêmes déjà par sa position d'observateur. Il n'est pas compris dans le triangle amoureux, tout comme nous, mais contrairement à nous, ses actions influencent le déroulement de l'intrigue.

Des non-dits

Le mystère, ce sont des phrases suspendues, des regards lourds de sens et des silences. L'aposiopèse est une figure de style lorsque le locuteur interrompt son discours afin de permettre à son interlocuteur de continuer mentalement, ainsi se dit une émotion qui ne peut se dire autrement. Cette figure de style est un atout dans l'écriture de mystères. Lorsque Cole dans Le sixième sens parle de ce qu'il voit, il s'interrompt souvent au milieu d'une phrase et c'est Malcolm et nous-mêmes qui devons penser ce que pense Cole. Dans Vertigo, Scottie interroge Madeleine mais celle-ci répond de manière incomplète ou évasive. Cette aura énigmatique alimente notre imaginaire.

Regard et langage sont deux vecteurs de communication. Les mots peignent des paysages, des émotions, des sensations. Ce qui parvient ainsi jusqu'à l'œil et aussi à l'ouïe impressionne bien davantage que ne sauraient le faire de longues constructions de descriptions. David Lynch dans Twin Peaks: Fire Walk with Me est remarquable par son économie de mots. Au contraire, des images énigmatiques et surréalistes se chargent d'une aura inquiétante.
Non seulement Lynch veut que le lecteur/spectateur interprète les images et les sons qu'il perçoit mais bien davantage qu'il les ressente.

Enemy (2013) de Denis Villeneuve, le texte est rempli d'une imagerie symbolique comme ses araignées largement disponibles à l'interprétation. La structure brouille réalité et imagination. Les événements s'enchaînent non pas logiquement mais par association de thèmes ou bien visuelle. On ne parvient plus à discerner ce qui est présent, ce qui relève du passé ou bien tout simplement de l'imaginaire des personnages. On ne sait plus non plus sous quelle perspective le récit nous est conté : Est-ce Adam ou Anthony ? Villeneuve joue aussi sur le déjà-vu et l'incertitude par le jeu de la répétition (autre figure rhétorique) mais en y apportant quelques changements et cela suffit à nous perturber.

Ce que perçoivent les personnages

Lorsqu'on écrit une scène, sans aller jusqu'à dire qu'elle appartient à un personnage, nous pouvons du moins considérer qu'elle se concentre sur le point de vue d'un personnage en particulier. L'idée est de limiter la subjectivité du personnage, nous voyons à travers ses yeux tout en gardant une certaine distance pour nous permettre d'anticiper ou de déduire certaines informations. Conversation secrète (1974) de Francis Ford Coppola nous fait partager ce que Harry perçoit des faits et l'obsession qu'ils engendrent tout en nous permettant d'entrevoir des indices qu'ils négligent à cause de son état psychologique. Il y a cette scène où Harry écoute et réécoute la conversation du couple dans le parc. Il ajuste sans cesse ses instruments ce qui traduit sa nervosité que lui ne perçoit pas mais nous si : une espèce d'ironie dramatique envers le personnage lui-même. Blow Out (1981) de Brian de Palma reprend cette idée : la scène où Jack analyse ses enregistrements nous placent certes dans sa perspective car nous entendons ce qu'il entend et, néanmoins, il nous est laissé la liberté d'interpréter ce que nous entendons : de Palma n'affirme rien ici.

Cutter's way (1981) de Ivan Passer joue encore davantage avec la perspective du personnage jusqu'à nous faire douter de la véracité de ce qu'il a réellement vu.