Écrire la sf – 38

Par William Potillion @scenarmag
Les scènes à l'épreuve du temps

La science-fiction, plus que tout autre genre, se préoccupe du temps. En science-fiction, le temps n'est décidément pas celui des horloges. Il touche davantage à la métaphysique : est-il linéaire ou cyclique ? Existe t-il des réalités parallèles ? Le passé, le présent et le futur sont-ils vraiment indépendants ou se pourraient-ils qu'ils coexistent ?

Extinction de l'humanité, Le dernier survivant (1985) de Geoff Murphy traite la notion du temps d'une manière singulière en la liant à une réalité parallèle. L'idée ici est la rupture de la continuité temporelle. A l'origine du mal est la science. Mais en quoi cette rupture est-elle nécessaire au récit ? D'abord le In média res dès le début : Zac se réveille après l'apocalypse, tout est déjà consommé, nous n'assistons pas progressivement à la destruction de l'humanité. Nous sommes dans le mystère à proprement parler et cela nous rive car nous voulons en savoir plus.

Un autre élément nourricier de l'intrigue est que Zac n'a plus de souvenirs. Si nous n'avions aucune mémoire, nous ignorerions le passé. Nous sommes touchés par le désarroi de Zac devant sa situation. Et l'empathie s'enclenche. Lorsque l'auteur ou l'autrice parviennent à créer en nous un tel sentiment, nous acceptons le monde qu'ils nous proposent. Nous nous émouvons de la désorientation du personnage.
Ce qu'il nous est montré, ce sont les répercussions ou les séquelles. C'est une inversion du temps. Cela parle indirectement de notre condition humaine car nous ne pourrons jamais vraiment saisir les causes alors que nous en subissons les conséquences. On cherche du sens dans un monde dénué de logique. L'isolement et l'incertitude du héros dans Le dernier survivant exprime notre lutte pour maintenir notre identité ou même seulement notre humanité.

Certes, nous éprouvons douloureusement les conséquences mais ce que l'autrice et l'auteur explorent, ce sont nos réactions humaines à travers celles des personnages. Maintenant, la réalité parallèle suggère que Zac soit passé dans une telle réalité à cause des résultats désastreux de l'expérience scientifique, ou bien que celle-ci a altéré le temps, du moins la nature du temps telle que nous croyons la connaître. Cela crée un doute nécessaire en fin de compte à la compréhension de l'intrigue.

(1983) de David Cronenberg appuie davantage sur la distorsion de la réalité plutôt que sur une réalité qui se comprend en regard du temps. Là aussi, la désorientation du personnage principal est le moyen de l'expression entre le réel et l'halluciné, le présent et le futur. Cronenberg utilise une esthétique qui correspond au principe de la science-fiction d'opposer des éléments familiers (ici, des téléviseurs à tube cathodique) avec des éléments étranges. En fait, il parvient à anticiper dès les années 1980 la violence des médias sur la psyché humaine, les idées du transhumanisme et une étrange réalité virtuelle.

Le concept de nouvelle chair est à la fois un symbole de l'évolution de l'humanité du moins vue par Cronenberg et une métaphore des transformations sociales nécessaires même si l'homme n'a point la volonté ou le désir de ces changements. Cronenberg reprend l'idée de Gilles Deleuze pour laquelle la réalité n'est pas uniforme et continue mais plutôt multiple.

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Anne, 30 ans, se réveille. Sa chambre est encombrée de miroirs de toutes dimensions.

NARRATEUR (V.O.)

Chaque matin, Anne se réveille dans un monde familier.

Anne se lève et s'approche d'un miroir. Elle tend la main et son reflet ondule comme la surface d'une eau troublée par une brise légère.

NARRATEUR (V.O.) (cont'd)

Mais les apparences ne sont qu'une illusion.

Anne traverse un couloir aux murs couverts de miroirs. Chaque miroir montre une version différente d'elle-même : plus jeune, plus âgée, vêtue différemment pour évoquer des professions diverses.

NARRATEUR (V.O.)

Nous ne sommes pas limités à une seule version de nous-mêmes. Nous sommes toutes ces possibilités à la fois.

La salle est encombrée d'écrans de télévision de toutes tailles. Chaque écran décrit une scène d'un temps et d'un lieu différent : Anne est étudiante à l'université, sur un autre écran, elle est une enfant jouant dans un parc, sur un autre écran encore, elle travaille dans un bureau d'architectes...

Anne s'approche d'un écran décrivant une plage ensoleillée et une mer calme.

CUT TO:

NARRATEUR (V.O.)

Nos choix sont toutes ces possibilités. Le passé, le présent, le futur, tout existe simultanément.

CUT TO:

Anne se réveille dans sa chambre.

ANNE

Chaque jour est une occasion de déplier une nouvelle réalité.

Dans cette séquence, Anne nous montre que la réalité est faite de moments et d'êtres différents. Cronenberg dans Vidéodrome a une approche plus surréaliste : la cassette vidéo (je me suis servi des écrans de télévision) qui se loge dans l'abdomen de Max est la métaphore d'un contenu différent de sa réalité.

Liquid Sky (1982) de Slava Tsukerman, des extraterrestres improbables sont en quête d'héroïnes mais ils découvrent rapidement que les phéromones humaines créées au cours de l'orgasme sont bien préférables. Ce qui est édifiant, pour l'auteur et l'autrice qui cherche à composer avec le temps, est que la linéarité du temps telle que nous la connaissons est totalement altérée par les drogues (ainsi que par les expériences liées aux extraterrestres).

Les novums

Qu'est-ce qu'un novum ? C'est une innovation dans les sciences ou dans la société qui distingue votre monde, celui que vous avez élaboré par le pouvoir commun de votre raisonnement et de votre imagination, de la réalité. Vous le représenterez dans l'action des scènes afin d'aller au-delà de l'abstraction qu'est d'abord votre idée. C'est ainsi qu'en la rendant concrète, pratique, dans la scène, vous lui donnez une vraisemblance, tout au moins le temps de votre récit. Quelques exemples : le novum dans The Losbter (2015) de Yórgos Lánthimos est une société dans laquelle le célibat est prohibé. Lánthimos s'exprime à travers le surréalisme, son novum demande en effet que les contraintes de notre réalité logique et rationnelle soient éclatées. Des idées comme la punition de la transformation en animal en cas d'échec dans le choix d'un partenaire, c'est-à-dire réduire l'être humain à sa condition originelle d'animal, ne peut être en effet que surréaliste. Amour et ordre social sont juxtaposés afin de démontrer qu'un élément qui nous est familier, c'est-à-dire nos relations humaines les plus basiques, ont, dans le monde de The Lobster, des conséquences absurdes.

Dans la série 3 % (2016-2020) de Pedro Aguilera, le novum est aussi un problème de société : seulement 3 % de la population accède à une vie meilleure. Cette idée nous est démontrée de manière pratique à travers les épreuves de sélection.
Quant à (2016-2019) de Brit Marling et Zal Batmanglij, elle possède un novum qui consiste en une découverte de voyages possibles entre les dimensions par le mouvement. C'est précisément en montrant ce mouvement par la danse que ce concept très abstrait prend corps.