Écrire le mystère – 28

Par William Potillion @scenarmag

Un trait récurrent de l'écriture du mystère est de manipuler la chronologie des événements. La perception des personnages entre de plein droit dans cette manipulation car entre l'événement tel qu'il s'est déroulé et le récit que les personnages en font, il y a souvent un écart considérable.

Et l'intrigue joue de cette différence.

Le mystère a souvent recours aux analepses pour dévoiler son énigme par petites touches. Un autre moyen est de se projeter dans le futur. Ces prolepses plus rares exposent des conséquences sans que nous en connaissions les causes.

Omettre des informations, c'est-à-dire les garder pour plus tard laissant ainsi volontairement une situation confuse car nous nous doutons bien que tout ne nous est pas donné pour que nous comprenions. Cela fait partie du mystère. Dans Les Diaboliques (1955) de Henri-Georges Clouzot, Michel et Nicole complotent contre Christina. Mais nous ignorons les véritables motivations de Nicole et fort heureusement d'ailleurs car sinon il n'y aurait pas eu d'intrigue.
En rhétorique, on nomme cela une paralipse : on connaît une information mais on la tait. Tout comme le corps de Michel : sa disparition n'est pas dévoilée. En ne montrant pas les choses, le mystère s'installe : un homme est tué, on a sous les yeux son corps, qui est l'assassin (c'est le whodunit !) ?... Un homme est tué, son corps est placé de manière à être retrouvé et puis il n'y a plus de corps. Ici, on connaît souvent l'assassin qui est aussi surpris que nous d'avoir perdu son fardeau !

Cette rétention d'information est un moyen de créer de la confusion à la fois chez le lecteur/spectateur mais aussi chez les personnages : Christina est de plus en plus paranoïaque, une évolution nécessaire de son arc dramatique pour justifier son arrêt cardiaque.

L'année dernière à Marienbad (1961) de Alain Resnais, les analepses montrent des moments passés mais sans leur donner de contexte. On est frustré mais le mystère l'exige d'autant plus que ces analepses ne sont pas distribuées dans leur ordre chronologique. Il fallait oser !

La rencontre initiale est toujours supposée ; on n'en connaît que les conséquences. D'ailleurs, certaines s'expliquent et d'autres jamais. Pourquoi ? Car c'est ainsi que fonctionne notre mémoire. Elle est comme notre perception : la réalité est souvent bornée par les limites de notre regard ; d'autres fois notre imagination perturbe notre mémoire et d'autres fois encore, nous ne nous apercevons même pas que ce que l'on nous donne à voir puis à se souvenir est manipulé. En somme, nous sommes dans la même position que A : qui croire ? Nous-mêmes ? Du moins ce que nous interprétons ; les autres ?

Comme dans la vraie vie, chacun porte sa propre perspective sur les choses. Cette subjectivité des personnages nous oblige à distinguer ce qui peut être vrai.

Les nécessaires fausses pistes

D'abord l'humain. Des personnages suspects mais innocents. Leurs motivations sont certainement confuses comme beaucoup d'entre nous. Parfois ils ont des comportements étranges. Nous aussi ! Introduire de tels personnages est un moyen habile de détourner l'attention.

La fièvre au corps (1981) de Lawrence Kasdan, Matty nous est d'abord proposée comme une victime puis, progressivement, au fil de l'intrigue, elle se prouvera être la manipulatrice.
Identity (2003) de James Mangold, avec chaque événement et chaque personnage, on croit tenir le coupable.

De fausses révélations ont le même effet. Un témoignage sincère est convainquant mais ce que la personne a vu ou entendu est très influençable. Et ce peut être une erreur involontaire tout comme manipulatrice si l'intrigue le réclame.

Le but du jeu de piste est de détourner l'attention du lecteur/spectateur. Ainsi, un événement ne devrait son existence qu'à sa participation à nous tromper sur l'identité du tueur par exemple. Dans Sale temps à l'hôtel El Royale (2018) de Drew Goddard, nous avons l'impression que le secret de chacun des personnages est la clé du mystère, jusqu'à l'hôtel lui-même, mais tout est organisé pour que nous ayons cette impression. Et dans le Sherlock Holmes (2009) de Guy Ritchie, les rituels, les meurtres extraordinaires et même la fausse exécution, tout est préparé pour nous faire croire à une explication surnaturelle ce qui est bien-sûr faux.

Le crime était presque parfait (1954) de Alfred Hitchcock nous présente un mari jaloux qui cherche à se venger de sa femme qui le trompe : un stéréotype que nous reconnaissons aussitôt et, précisément, Hitchcock utilise cette perception pour nous distraire de la vérité. Vince Stone dans Règlement de compte (1953) de Fritz Lang est l'image de la brute même et son implication apparemment évidente dans le crime nous le désigne naturellement comme le coupable. C'est pour mieux masquer les véritables ramifications de l'intrigue. On s'attend à quelque chose et c'est autre chose qui se présente.

Rappelons la distinction entre motif et mobile, importante dans l'écriture de mystères. Le motif est ce qui explique pourquoi une action a eu lieu. On dit souvent la cause mais ce qui importe surtout est d'expliquer ce qui a seulement permis cette cause, les circonstances nécessaires qui l'ont fait naître et pourquoi cette cause et non une autre.

Le motif est un raisonnement. C'est un assemblage d'idées, de préjugés, de convictions, d'imagination, de perceptions que nous organisons (c'est le processus même du raisonnement) afin de décider de telle ou telle action. Bien-sûr, il y a les crimes passionnels qui, par nature, sont irraisonnés mais, cependant, les conditions de ce crime existent bel et bien sinon il n'y aurait pas d'intrigue (dans la vraie vie comme en fiction).

Le véritable intérêt de penser le motif de l'action d'un personnage, c'est que l'autrice et l'auteur peuvent aborder des thèmes abstraits : l'altruisme, un besoin de reconnaissance ou de justice, le sacrifice dans l'idée d'améliorer le monde par exemple.

Le mobile est plus concret. C'est une réalisation qui est visée. On veut obtenir quelque chose ou s'en débarrasser par exemple. Par mobile, on comprend alors motivation. C'est ce qui nous pousse à agir et dans un mystère, ce sera une action criminelle. La motivation est souvent des plus classiques : jalousie, vengeance...

Comment fonctionne un faux motif ?

Il crée des suspects. Quand plusieurs personnages ont de très bonnes raisons d'avoir commis une quelconque transgression, notre intellect, en tant que lecteur/spectateur, se délecte. Dans The Game (1997) de David Fincher, tout le monde a de bonnes raisons d'en vouloir à Nicholas. Son frère, la mystérieuse Christine, et même la Consumer Recreation Services semble avoir quelques arguments contre lui. Tout cela, cependant, n'a pour finalité que d'entretenir à la fois la paranoïa de Nicholas et la nôtre aussi.

Le relativement compliqué La prisonnière espagnole (1997) de David Mamet entoure Joe d'une multitude de personnages qui ont des motifs sérieux de lui voler son procédé. David Mamet joue avec notre perception de la situation : mais qui est avec qui ? Méfiance et paranoïa sont tour à tour convoqués.

Donc il vous faut détourner notre attention vers d'autres personnages et pour ce faire, vous devrez sérieusement étudier les biographies de ceux-ci afin que leurs actions soient logiques non seulement envers l'intrigue et aussi avec ce qu'ils sont. La passé et la personnalité qui en est grandement issue sont fondamentalement créateurs de personnages.