[Venise 2024] “Kill the jockey” de Luis Ortega

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De quoi ça parle ?

D’un jockey appelé Rémo Manfredini (Nahuel Pérez Biscayart), employé par un gangster, Sirena (Daniel Giménez Cacho). Son travail est de remporter des courses hippiques pour assurer le profit de son employeur et de ses amis. Il le faisait très bien jusque là et était considéré comme un crack par les turfistes. Le problème, c’est que depuis quelques temps, Rémo traverse une légère crise identitaire, et a adopté un rythme de vie plus proche du disc-jockey que du jockey. Il fréquente les bars de nuit, boit trop et, pour tenir le jour, s’injecte des produits plutôt destinés aux chevaux. Bref, il n’est plus assez lucide pour remporter une course. Ses patrons s’affolent, car ils ont besoin de lui. Ils pourraient se tourner vers les autres jockeys de l’équipe, mais la seule qui peut rivaliser avec lui sur le plan des performances, c’est sa compagne, Abril (Úrsula Corberó). Or celle-ci est enceinte et doit choisir entre garder l’enfant et poursuivre sa carrière. On tranche pour elle. Elle gardera l’enfant et Rémo aura une dernière chance de faire son travail correctement. On le prépare donc pour une course importante, en lui interdisant tout accès à l’alcool ou la drogue. On affrète également un pur-sang japonais très coûteux pour s’assurer de la victoire le jour J. Hélas, la course, bien commencée, finit en catastrophe, pour ne pas dire dans le mur. Sonné, Rémo finit à l’hôpital. Quand il s’en échappe, encore un peu confus, Sirena envoie ses tueurs à ses trousses.

Pourquoi Luis Ortega remporte le tiercé mais pas le quinté plus ?

Sur le papier, le film ressemble à une banale histoire de sportif maudit harcelé par des gangsters, dans la lignée de Nous avons gagné ce soir
Mais à l’instar de la course folle de l’étalon monté par Rémo, Luis Ortega privilégie constamment la sortie de piste, l’accident de parcours. Kill the jockey délaisse vite son enrobage de thriller pour emprunter d’autres chemins, privilégier un autre ton, entre comédie et fantaisie, et raconter une autre histoire, ou du moins, en modifier le centre de gravité. Car en sortant de l’hôpital, Rémo devient soudainement quelqu’un d’autre. Plutôt que sa tenue de jockey, il emprunte à une autre patiente son manteau de fourrure et ses escarpins. Et il adopte l’identité de Dolores. Dans le même temps, sa compagne, Abril, découvre le grand amour auprès d’une autre femme, jockey elle aussi.
Cette rupture dans le récit constitue à la fois le point fort du film de Luis Ortega, puisqu’il l’emmène vers autre chose qu’une pure comédie ou un thriller classique, mais s’avère aussi sa limite car en basculant dans l’abstraction et en éludant soigneusement toute explication, le cinéaste argentin prend le risque de perdre en route beaucoup de spectateurs.

Les péripéties à l’écran ne sont pas déplaisantes, mais assez difficiles à suivre et à comprendre de façon cartésienne. Il faudrait revoir le film et analyser sa structure pour trouver éventuellement des noeuds narratifs exploitables. L’une des hypothèses plausibles est que Rémo est décédé suite à son accident et que son âme erre dans les limbes, entre le monde des morts et des vivants. Pour se réincarner, il doit d’abord trouver sa nouvelle identité, sa nouvelle personnalité, puis “tuer le jockey” qui le maintient dans cet état transitoire. Cela expliquerait l’ultime séquence, qui laisse en suspens le résultat d’une course à laquelle Rémo participe pour se focaliser sur la naissance de sa fille, qui sera élevée par Abril et sa compagne.
Il est aussi possible de penser que le personnage possède de multiples personnalités, en opposition les unes avec les autres, ou que le film décrit l’univers mental tourmenté, embrumé par l’alcool et les psychotropes, de ce jockey farfelu.

Mais pas besoin de se faire des noeuds au cerveau pour apprécier le film de Luis Ortega. On peut aussi accepter de voir le film en l’état, sans chercher à tout comprendre et se satisfaire de ces scènes insolites, qui évoquent les oeuvres de Cipri et Maresco (pour la galerie de personnages improbables, bras cassés et autres trognes patibulaires), d’Aki Kaurismaki (pour les vapeurs d’alcool entourant le héros et la noirceur de l’environnement dans lequel les personnages évoluent, mais aussi pour les images élaborées par l’un des habituels chefs-opérateurs du cinéaste finlandais, Timo Salminen) ou certains films de Pedro Almodovar (pour l’intrigue impliquant une transition de genre, et les étranges ballets érotiques qui décrivent la préparation des jockeys avant d’entrer en piste). Certains dialogues sont également assez savoureux et la performance de Nahuel Pérez Biscayart vaut le détour, aussi bien en jockey mutique et azimuté, avec sa mine impassible à la Buster Keaton, sa démarche élastique et ses excentricités, qu’en femme fatale, entre la Katia du Père Noël est une ordure et la Gloria de Cassavetes.

Si on devait miser sur un prix au palmarès, ce serait bien pour l’acteur franco-argentin. Pour le reste, le film nous semble un peu trop abstrait pour remporter le Lion d’Or. Mais on a déjà vu des outsiders coiffer au poteau les favoris et des grands noms finir aussi dans les balustrades. Alors…

Contrepoints critiques :

”It’s fun, refreshing, and really quite barking mad, but, free of a true story to work from, Ortega can be a little too self-indulgent if left to his own devices”
(Damon Wise – Deadline)

”Si les personnages pouvaient être intéressants, la proposition tombe à plat à cause d’une absence criante de liant entre les scènes, collées bout à bout sans qu’on ressente jamais une idée collective qui aurait pu souder cette histoire en un tout plus cohérent.”
(Florent Boutet – Le Bleu du miroir)

Crédits photos : images fournies par le service presse de La Biennale Cinema – copyright