[Venise 2024] “The room next door” de Pedro Almodovar

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De quoi ça parle ?

D’Ingrid (Julianne Moore), une écrivaine terrifiée par la perspective de la mort, qui accepte malgré tout la demande assez particulière d’une vieille amie, Martha (Tilda Swinton) : l’accompagner dans son ultime voyage.
Martha est en effet atteinte d’un cancer avancé et bientôt incurable. Elle a déjà accepté l’idée de sa mort imminente, se sent prête à partir, mais ne veut pas subir des mois de lente dégradation. Aussi, elle a réussi à se procurer une pilule létale et n’hésitera pas à se l’administrer seule, au moment de son choix et dans le lieu de son choix – une superbe villa, offrant un cadre paisible et fleuri. Cependant, elle ne supporte pas l’idée de mourir isolée, sans personne avec qui partager ses derniers instants. Elle demande juste à Ingrid de passer quelques jours auprès d’elle, jusqu’à son décès. Son amie n’aura même pas besoin d’assister à son suicide ou de la veiller jour et nuit. Elle sera juste son invitée, dans la chambre d’à côté.

Pourquoi le film nous bouleverse?

Aborder un tel sujet à l’écran est loin d’être une mince affaire. Sous la houlette de mauvais cinéastes, cela peut vite tourner au drame facile, dégoulinant de pathos, avec violons tire-larmes et numéros d’acteurs embarrassants. Cela peut aussi donner des films sombres, parfaitement démoralisants. C’est tout le contraire ici. Librement adapté d’un roman de Sigrid Nunez, “ What are you going through”, The Room next door est un film d’une grande douceur, élégant et lumineux, porté par des numéros d’actrices d’une sobriété appréciable.

Déjà, il y a ce décor sublime. Dans ses films, Pedro Almodovar a presque toujours composé des ambiances chaleureuses, avec mobilier design, oeuvres d’art, fleurs et quelques objets colorés ça et là. Il n’allait pas changer d’habitude, même pour un film plus funèbre que les autres. On se laisse séduire par la beauté des lieux, sublimés par les subtils déplacements de la caméra du cinéaste espagnol. Ils constituent un écrin luxueux pour abriter les performances des deux actrices magnifiques choisies par le cinéaste pour porter ce récit aux enjeux minimalistes.

Quelle formidable idée d’associer Julianne Moore et Tilda Swinton ! Ce sont deux comédiennes accomplies, magnifiques, toutes deux capables de faire passer des émotions avec une économie de mots et de gestes, mais aussi des interprètes généreuses, altruistes, capables de tout jouer.
Comme elle l’avait fait avec Natalie Portman pour May December, Julianne Moore accepte de s’effacer au profit de sa partenaire et de se mettre à son service, avec tout le talent qu’on lui connaît. Mais son aura permet aussi d’éviter le déséquilibre entre les deux personnages et d’aider à canaliser le jeu de Tilda Swinton vers l’épure. L’actrice écossaise est une fois de plus formidable dans la peau de cette femme forte, acceptant de regarder sa mort en face. Elle ne recourt jamais aux artifices habituellement utilisés par les acteurs pour incarner des malades ou des mourants – râles d’agonie, convulsions et rictus de douleur. Dans ce registre, Ingmar Bergman avait signé le déchirant Cris et chuchotements. Difficile de le surpasser. Alors on soupçonne Almodovar, grand cinéphile devant l’Eternel, d’avoir juste glissé une ou deux référence au film du maître suédois – la forêt jouxtant la villa évoque en effet beaucoup celle dans laquelle Liv Ullmann et Ingrid Thulin  déambulaient pour s’éloigner un temps de la maison où Harriet Andersson agonisait.

Autre référence plus évidente, celle à Gens de Dublin de John Huston, film lui-même tiré de la nouvelle de James Joyce, “The Dead”. Ce film est le préféré de Martha, qui en connaît par coeur l’épilogue poignant. Elle n’hésite pas à le revoir avant de mourir et Almodovar ne se prive pas d’en diffuser un passage-clé. Il est vrai que le film de John Huston est, on ne le répétera jamais assez, un chef d’oeuvre absolu, reposant sur une construction magistrale. L’essentiel du film est composé de petits moments de vie, lors d’une soirée bourgeoise dans l’Irlande du début du XXème siècle. La caméra de Huston virevolte d’un groupe à l’autre, montre des discussions joyeuses et animés, des chants et des danses, avec beaucoup de fluidité, pour arriver à un dénouement étonnamment grave, profond et bouleversant, empli de mélancolie. Ici la mélancolie est présente dès les premiers plans, mais elle est contrebalancée par la lumière douce qui baigne la villa, les touches de couleur du décor, des costumes – la tenue mortuaire de Martha, ultime provocation, a une allure folle.

Plusieurs films ont été réalisés sur le sujet de l’euthanasie, parfois avec beaucoup de subtilité, comme le très beau Quelques heures de printemps de Stéphane Brizé ou le Mar Adentro d’Alejandro Amenabar, mais jamais une oeuvre sur la fin de vie ne s’était montrée aussi apaisante que ce nouveau film de Pedro Almodovar, qui passe comme une caresse, tout en douceur. Même la sortie de scène de Tilda Swinton intervient de façon impromptue, comme par politesse, pour ne pas déranger. Mais attention, The Room next door  n’est pas une oeuvre dénuée d’émotion. C’est un film bouleversant et puissant. Mais l’émotion qu’il procure est plus contenue, plus vraie, plus pure et naît autant de la beauté de l’oeuvre que de la disparition du personnage principal.

On peut se contenter de cela, mais il est évident que le film recèle plus. Il y a déjà un jeu avec l’idée de film de genre. Pas seulement lié au fait que le suicide assisté est illégal aux Etats-Unis, comme dans bon nombre d’autres pays du monde et qu’Ingrid risque d’être embêtée après la mort de son amie, mais aussi au dispositif du récit – et à l’habitude de films autrement plus tortueux du cinéma espagnol – qui, pendant un bref moment, laisse planer l’idée d’une machination orchestrée par Martha pour piéger une vieille amie et aussi rivale, puisqu’elle lui a “volé” son amant (John Turturro) à une époque.
Il y a aussi, évidemment, le personnage d’Ingrid, qui mérite que l’on s’y attarde. Ce n’est pas un hasard si Martha a demandé à son amie de l’accompagner. Elle connaît parfaitement ses angoisses liées à la mort, qu’elle a exprimées dans plusieurs de ses romans. Aussi, elle a pensé que cet accompagnement pourrait être quelque chose de positif. Et effectivement, Ingrid se retrouve dans l’obligation de surmonter ses peurs, en se plaçant dans la peau de Martha, en fusionnant presque avec elle, comme dans ce plan évoquant Persona, toujours d’Ingmar Bergman.

Le plan peut aussi avoir une autre signification. En choisissant Ingrid comme “accompagnatrice”, Martha sait qu’elle va être écoutée par son amie, partager avec elle quelques souvenirs, quelques goûts personnels, quelques éléments essentiels de sa personnalité. Ingrid va les absorber et les intégrer, portant en elle un peu de l’âme de Martha. Peut-être cette dernière espère-t-elle aussi que l’écrivaine lui consacrera un livre, une façon de passer à la postérité. En quelque sorte, elle se réincarne à travers elle.
En fait, on peut très bien analyser l’oeuvre selon plusieurs approches, ce qui rend cette structure apparemment simple et linéaire beaucoup plus complexe qu’on ne le pensait, tout en conservant une certaine épure.

On peut enfin se laisser porter par la mise en scène remarquable d’Almodovar, au sommet de son art. Jeux de reflets somptueux, surimpressions, travellings au cordeau. Tout est absolument remarquable dans ce nouveau film, qui a assurément l’étoffe d’un beau Lion d’Or. On lui souhaite, car il s’agit assurément d’un film remarquable, nouveau bijou d’une filmographie remarquable.

Contrepoints critiques :

”The Room Next Door isn’t a weighty philosophical work – as mature as it is, it still has glimmers of cheeky humour and campy melodrama. But it develops into a sweetly heartfelt reflection on ageing, dying, and whether or not it’s healthy to find joy in the most desperate of circumstances.”
(Nicholas Barber – BBC)

”The concept is intriguing and the performances are all strong. Almodóvar’s social commentary is also a highlight. Unfortunately, since the setup leaves no real room for surprise, the second half drags on and is rather tedious.”
(Scott Menzel – @ScottDMenzel sur X)

Crédits photos : Images fournies par le service presse de La Biennale Cinema