De quoi ça parle ?
D’une partie de la vie de Laszlo Toth (Adrian Brody) architecte hongrois de confession juive qui, après avoir survécu aux camps de concentration, a décidé de fuir le pays et la menace soviétique, pour tenter de vivre le rêve américain.
Alors que sa femme Erzsébet (Felicity Jones) et sa nièce Zsofia (Raffey Cassidy) sont restée bloquées à la frontière, Toth parvient à rejoindre le pays de l’oncle Sam. Là, il y retrouve un cousin, Attila (Alessandro Nivola), qui l’héberge et l’emploie dans son magasin de meubles. Un jour, ils reçoivent une commande singulière, le réaménagement de la bibliothèque poussiéreuse et sombre d’un riche entrepreneur près de Philadelphie, Harrison Lee Van Buren (Guy Pearce). Toth propose une structure épurée, design et lumineuse, totalement novatrice pour l’époque. La rencontre entre l’architecte et le millionnaire va marquer le début d’une période à la fois pleine d’opportunités mais aussi de déceptions.
Pourquoi on trouve le film en béton?
The Brutalist est très long (3h35, incluant un entracte de 15 mn qui fait partie de l’oeuvre). Mais, contrairement à de nombreux films présentés cette année à la Mostra de Venise, cette durée est justifiée par l’ampleur de l’oeuvre, qui raconte plus de trente ans d’une vie, et la place du temps dans le travail de cet architecte conceptuel. Et finalement, cette durée n’est pas un problème tant on ne s’ennuie pas une seconde, captivé par le récit et ses thématiques.
L’ensemble est bâti comme le biopic d’un célèbre architecte, racontant son ascension et la conception d’un de ses projets les plus fous et ambitieux. Mais inutile de taper le nom de Laszlo Toth sur votre moteur de recherche habituel. L’architecte en question n’existe pas. Tout a été inventé pour les besoins du film, comme c’était le cas pour les précédents longs-métrages du cinéaste. Sans doute s’inspire-t-il de certains architectes de cette mouvance “brutaliste” (c’est-à-dire des bâtiments entièrement construits en béton), comme Le Corbusier, Ludwig Mies van der Rohe ou Ernő Goldfinger et ses travaux sont un mélange de différents bâtiments créés par les chantres du mouvement brutaliste de l’après-guerre 1939-1945. En revanche, si on cherche un Laszlo Toth sur internet, on tombe bien sur une célébrité, d’une certaine façon, puisqu’il s’agit du géologue australien illuminé qui se prenait pour le Christ et avait essayé de saboter La Pietà de Michel-Ange à coups de marteau, à Rome, en 1972. Amusante blague du cinéaste, qui utilise le patronyme d’un vandale pour raconter l’histoire d’un bâtisseur.
Mais ce n’est pas le seul nom du personnage avec lequel il s’amuse. Le cousin de Laszlo se prénomme Attila, comme le souverain des Huns et leader des hordes de barbares qui défiaient l’Empire romain au Vème siècle. Encore un destructeur… La femme de Toth, elle, se prénomme Erzsébet, comme la tristement célèbre Erzsébet Bathory, l’une des plus grandes tueuses en série de l’histoire hongroise, qui tuait des jeunes femmes pour se baigner dans leur sang et conserver ainsi son éternelle jeunesse. Le cinéaste s’ingénie à donner à ces migrants venus de Hongrie des prénoms et noms ayant une connotation négative et associés à la destruction ou à la mort (“Toth”, en allemand). Une façon de les présenter comme une menace pour l’Empire Américain qui accepte de les accueillir.
Il n’y a pas plus de Harrison Lee Van Buren. Mais, de façon assez cocasse, le personnage de millionnaire américain joué par Guy Pearce porte un nom relatif à deux présidents américains qui se sont succédés à la tête du pays au XVIIIème siècle, Martin Van Buren et William Harrison, et qui étaient également tous deux militaires. “Lee” peut également faire référence au Général Lee, le leader des troupes du Sud lors de la Guerre de Sécession.
En clair, le nom du personnage renvoie à une idée de pouvoir et d’ordre.
La rencontre de Van Buren et Toth est donc celle de l’ordre et du chaos, du pouvoir établi contre une menace extérieure. Et elle va évidemment faire des étincelles. La première rencontre est déjà explosive. Alors que l’architecte et son cousin finissent de ranger les livres dans la bibliothèque qu’ils viennent d’achever avec l’aide de Gordon (Isaach de Bankolé), un ami de Laszlo, Van Buren fait irruption dans la pièce, ivre de rage. Son fils, à l’initiative de ce réaménagement ne l’avait pas prévenu et en découvrant le chantier, le millionnaire pète les plombs. On ne sait pas ce qui le dérange le plus : cette surprise ou le fait que le travail soit mené par un groupe d’étrangers. Toujours est-il qu’il congédie les intrus et son fils refuse de payer pour le travail effectué.
Van Buren fait pourtant amende honorable en partant à la recherche de Toth, quelques temps après ce clash. Sa bibliothèque flambant neuve a fait impression auprès de ses amis et des notables. En se renseignant sur Toth, il a découvert son travail d’avant-guerre et se montre très intéressé par ses créations. Il fait tout pour se racheter auprès de l’architecte. Laszlo est invité à déjeuner chez le millionnaire, est choyé, mis en valeur, flatté. Van Buren lui propose de l’engager pour un ambitieux projet de construction à la mémoire de sa mère, un bâtiment colossal qui servirait à la fois de centre communautaire, de salle de spectacle, de bibliothèque et de lieu de culte.
Pour achever de convaincre l’architecte, Van Buren le met en contact avec un avocat capable d’accélérer l’arrivée d’Erzsébet et de Zsofia, qu’il entend accueillir dans sa propriété le temps des travaux.
Toth vit donc parfaitement son rêve américain. Tout semble lui sourire. Arrivé sans un sou, vivant dans la rue comme un moins que rien, le voilà avec un toit, un travail valorisant et presque une famille de substitution, en attendant la réunion avec sa femme et sa nièce.
Après un entracte s’ouvre le second chapitre, plus sombre. Erzsébet, qui est affable, cultivée et parle parfaitement anglais, séduit immédiatement ses hôtes, mais pour Zsofia, l’acclimatation est plus difficile. Elle reste mutique, fermée assez peu avenante, ce qui n’est pas sans susciter les sarcasmes de certains membres du clan Van Buren, hostiles à ce projet pharaonique.
Laszlo découvre que, malgré les apparences, sa famille et lui ne sont pas les bienvenus. Il avait déjà expérimenté ce rejet chez son cousin, quand la femme d’Attila, blonde catholique, lui avait manifesté tout son mépris, donc il n’est pas vraiment surpris. Mais cela n’est pas l’idéal pour créer une ambiance propice au travail, surtout pour mener à bien un projet de telle ampleur. Toth doit faire des compromis, des sacrifices, mais tant qu’il reçoit l’appui de Harrison Lee, il peut continuer à avancer. Mais le millionnaire ne fait que tolérer la présence de Toth. Il envie probablement son talent d’architecte, lui qui a vu cette ambition frustrée, mais, au fond de lui le considère comme un moins que rien. Au fur et à mesure, le masque va se fissurer et définitivement faire passer Toth du rêve au cauchemar.
Il y a un peu, dans cette seconde partie, la tension qui irriguait le There will be blood de Paul Thomas Anderson. Des affrontements d’abord feutrés, policés, mais de plus en plus violents à mesure que les instincts primaires refont surface. Car au fond, Van Buren est, derrière ses grands airs, exactement ce qu’il abhorre. Il déteste les étrangers? Il est lui-même un descendant de migrants (probablement hollandais, au vu du nom), comme la plupart de ces citoyens américains qui refusent l’immigration dans “leur” pays. Il trouve que Toth a l’allure d’un “sauvage”? Mais est-il plus civilisé, avec ses accès de violence verbale et physique?
C’est dans la blancheur des carrières de marbres, à Carrare, que se révèlera enfin sa nature profonde, son besoin de dominer et posséder.
La dernière partie, qui nous propulse à Venise, lors de la première biennale d’architecture, en 1980, nous donne enfin les clés pour comprendre l’idée de Toth lors de sa conception du bâtiment. Et finalement, les péripéties qui ont mené à sa création, les relations complexes avec les Van Buren, viennent parfaitement illustrer une construction destinée à relier le chaos et la création, la civilisation et la barbarie, l’ombre et la lumière.
Architecte, avec son épouse Mona Fastvold, coscénariste du film, Brady Corbet signe ici son oeuvre la plus aboutie, une fresque puissante. Si sa mise en scène n’évite pas certaines afféteries par moments et manque peu être un peu de souffle à d’autres, il s’agit assurément d’une solide proposition de cinéma. Ancien acteur lui-même, Corbet réussit aussi à tirer le meilleur de ses comédiens. Adrian Brody retrouve ici un grand rôle à la mesure de son talent, après plusieurs performances plus discrètes. Guy Pearce est étincelant dans la peau de ce mécène à la fois effrayant et fascinant, archétype du requin capitaliste.
Accueilli plutôt favorablement par les festivaliers, The Brutalist s’impose comme un solide concurrent pour le Lion d’Or, à moins qu’un jury malicieux ne lui propose un Lion de béton…
Contrepoints critiques :
“It is hard to conceive of a director this young and early in his career to be able to deliver a film that comes out of the gates with the confidence and grandeur of a classic. And not a classic in the making, but one already made”
(Rafa Sales Ross – The Playlist) »
”This writer still has no idea what Brady Corbet’s The Brutalist really is. A period drama with recognisable celebs? A film about architecture – and designer furniture? A love story? Is it about trauma, hope, obsession or maybe war? Who cares. It’s pretty damn impressive.”
(Marta Balaga – Cineuropa)
Crédits photos : Images fournies par le service presse de la Biennale Cinema