De quoi ça parle ?
Du périple en Amérique du sud de William Lee, alter-ego de l’écrivain américain William S. Burroughs (Daniel Craig) au début des années 1950, tel que relaté dans son roman “Queer”.
Un périple d’abord assez immobile, constitué de déplacements de bars sordides en clubs queer de Mexico, où l’auteur recherche de nouveaux partenaires sexuels et tente désespérément de séduire Eugene Allerton (Drew Strarkey), jeune étudiant ouvertement hétérosexuel, mais apparemment attiré par de nouvelles expériences. Puis une expédition plus mouvementée au coeur de la jungle pour tester les propriétés uniques du yagé, une plante censée permettre la télépathie.
Pourquoi on plane?
Pour comprendre le contexte de Queer, il faut s’intéresser à la vie ô combien tourmentée de son auteur, William S. Burroughs. Elevé dans une famille bourgeoise, il a suivi le droit chemin jusqu’à son expérience estudiantine d’abord à Harvard, puis à Vienne. Des études qui lui ont appris des rudiments de chimie et de médecine.
Finalement, il a été détective privé et a trempé dans des affaires avec la pègre de New York, a sympathisé avec Jack Kerouac et a commencé à vivre constamment vécu sous substances altérant le jugement (alcool, opiacés, drogues dures…). C’est pour cette raison que, lors d’un voyage au Mexique, il a accidentellement tué sa femme d’un coup de fusil. Après avoir purgé sa peine, il n’a pas renoncé pour autant à sa vie de débauche. Bien au contraire, il a assumé son homosexualité et ses addictions. Une façon de s’autodétruire ou d’oublier ses tourments. Après des mois d’errance, l’homme a entrepris une expédition dans la jungle équatorienne en quête de yagé et à son retour, transcendé par l’expérience, il s’est mis à l’écriture, cultivant ce don tardif jusqu’à sa mort en 1997.
Queer raconte donc un moment-clé de la vie de son personnage, un point de bascule. Cela se produit dès l’apparition d’Eugene Allerton. Immédiatement, Lee en tombe amoureux. Le garçon est séduisant et plutôt timide, correspondant en tout point à ses goûts. Mais il n’est apparemment pas venu seul à Mexico, puisqu’il partage régulièrement sa table avec une jeune femme. Alors, Lee continue sa quête de partenaires, au moins pour la nuit. Il trouve un peu de satisfaction dans le sexe facile et rapide, avec des inconnus, mais reste troublé à chaque fois qu’il croise Allerton. Ce garçon est différent. Il ne peut pas être une simple aventure de passage, un objet de désir éphémère. Il veut nouer avec lui une histoire d’amour, même si la chose semble compliquée. William finit par sympathiser avec le jeune homme et lui dévoile peu à peu ses intentions. Ils finissent par devenir amants, mais Eugene reste constamment en retrait de leur relation. Il entend ne pas se définir comme homosexuel, rester libre de mettre fin à leur relation quand il le désire. Pour Lee, cela est insupportable. Le but de leur voyage au fond de la jungle est déjà de pouvoir passer plus de temps avec ce jeune homme auquel il commence à s’attacher, et ensuite de pouvoir tester le yagé afin de contrôler les pensées d’Allerton, pour en faire son jouet. A défaut, il espère que le yagé lui permettra de savoir ce que le jeune homme pense de lui et de la pérennité de leur histoire, qu’il mettra leurs coeurs à nu, au sens propre comme au figuré.
La fin du scénario ne figure pas dans le livre de Burroughs, inachevé, mais a été inventée par Luca Guadagnino et son coscénariste.
Dans le roman, Lee et Allerton ne pouvaient pas essayer le yagé et il était donc difficile de savoir quel sort allait connaître leur histoire. Dans le film, les personnages ont en revanche l’occasion de tester l’expérience, guidés par une ancienne infirmière convertie au shamanisme ayahuasquero (Lesley Manville, absolument géniale) et son assistant (le cinéaste Lisandro Alonso, pour une fois devant la caméra). Et le film se termine en une longue scène de rêverie ou de trip hallucinatoire, dans la lignée des écrits de Burroughs. Pas les visions horrifiques du Festin nu, que David Cronenberg avait porté à l’écran, mais un voyage assez poétique abolissant le temps et l’espace, en phase avec le récit.
Il n’est jamais réellement dit si Allerton partage vraiment les sentiments de William. Dans l’affirmative, le film devient un film sur une histoire d’amour pure et véritable. Sinon, cela devient le récit d’une blessure amoureuse profonde, de celles qui vous marquent à jamais et qui façonnent les grands écrivains. Mais dans les deux cas, l’important est la trace laissée par cette relation sur le personnage de Lee, qui la hantera jusqu’à sa mort, bien longtemps après, comme le suggère le dernier plan du film, magnifique.
Pour en arriver là, il faut cependant tenir les deux premières parties, menées sur un tempo assez lent et accepter l’idée du trip final. Mais grâce à la mise en scène élégante de Luca Guadagnino et ses jolis plans-séquences (le décor évoque un peu celui du film d’Orson Welles, La Soif du mal et donc son fameux plan-séquence inaugural), à la tonalité douce-amère du récit, qui évoque Call me by your name et à une bande-son anachronique adaptée au récit (Nirvana, Prince, New Order…), on se laisse porter tout le long de ce voyage envoutant.
Il y a aussi les performances des acteurs. Si le jeune Drew Strarkey s’avère finalement assez lisse, Daniel Craig surprend dans le rôle de cet auteur tourmenté, en pleine crise existentielle, partagé entre sa part masculine et sa sensibilité queer. Il s’empare du rôle avec courage, cassant son image de héros macho et viril, façonnée par sa série de James Bond. Il y a aussi, donc, la performance de Lesley Manville, assez irrésistible en medicine-woman perchée.
Tout cela donne l’un des longs-métrages les plus réussis de la filmographie hétéroclite du cinéaste italien.
Contrepoints critiques :
”Considering how unpredictable this narrative is, you couldn’t say the film was boring, exactly, but you couldn’t say it was gripping, either.”
( Nicholas Barber – BBC)
”Malgré Daniel Craig et les scènes de s***, un peu eu du mal à entrer dans Queer, trop chronique pour être attachant”
(Oriane Hurard – @Orianehurard sur X)
Crédits photos : Images fournies par le service presse de La Biennale Cinema – copyright Yannis Drakoulidis