[Venise 2024] “Joker : Folie à deux” de Todd Phillips

Par Boustoune

[Compétition]

De quoi ça parle ?

Du séjour en d’Arthur Fleck (Joaquin Phoenix) dans la prison d’Arkham City, dans l’attente de son procès suite aux évènements du premier épisode (Joker, Lion d’Or en 2015) et de sa rencontre avec Harleen Lee Quinzel (Lady Gaga).

Pourquoi on trouve le film fou ?

Dans l’esprit de son auteur et son interprète principal, Joker  était supposé être un film unique et non, comme souvent dans les univers tirés de comics, le début d’une franchise. Mais le succès de ce long-métrage au box-office a évidemment incité Warner Bros à commander un second épisode aux deux hommes, qui ont accepté, à condition de pouvoir faire quelque chose de radicalement différent, prenant le contrepied des attentes des spectateurs. Disons-le tout de suite, ceux qui s’attendent à un film dans la lignée du premier, en plus spectaculaire, comme le laisse croire la bande-annonce, risquent d’être déçus par ce second opus qui part sur d’autres terrains de jeux.

Déjà, le film commence par un cartoon à l’ancienne (signé Sylvain Chomet, l’auteur des Triplettes de Belleville) résumant le parcours du Joker dans le film précédent, et montrant surtout la lutte permanente entre Arthur Fleck, pauvre type ignoré par les autres, malmené et humilié toute sa vie, et son double maléfique, une entité à l’existence autonome, prompte à commettre des crimes.

C’est justement tout l’enjeu du procès qui doit prochainement se tenir au tribunal de Gotham. Arthur Fleck souffre-t-il de troubles de la personnalité ayant pu altérer son jugement ou était-il pénalement responsable au moment de son expédition criminelle? Est-il schizophrène ou est-ce que le maquillage du Joker a servi à révéler sa vraie nature?
En tout cas, le personnage du Joker a permis au timide et discret Arthur Fleck d’être enfin visible aux yeux des autres et même plus que cela. Il est devenu célèbre. L’assassinat en direct d’un présentateur de talk-show a évidement marqué les esprits, mais il y a aussi eu, comme expliqué dans le récit, l’adaptation de cette histoire dans un film au cinéma. Il est ainsi devenu une icône pour des milliers de personnes rebelles à l’autorité ou en quête d’un gourou.

Mais en a-t-il vraiment conscience, dans cette unité psychiatrique où, à coups de médicaments, on étouffe complètement cette partie problématique de sa personnalité? Cela fait des mois qu’on l’assomme avec des anxiolytiques. On le découvre complètement éteint dans la première scène. Il est redevenu ce type terne, quasi-invisible, ne réagissant jamais aux provocations. Le seul moment où son esprit s’anime un peu, c’est quand il passe devant l’espace chorale de l’établissement. Le groupe comporte une jeune femme qui le regarde comme personne d’autre ne l’a jamais regardé, même sa fiancée fantasmée, dans l’épisode précédent. Il en tombe amoureux et la puissance de ce sentiment est la seule chose qui le ramène un peu à la vie.

Fleck s’emballe encore plus quand il découvre que Lee partage ses sentiments. Elle est même complètement en adoration devant lui, a vu vingt fois le film qui lui est consacré et a demandé à être internée pour favoriser leur rencontre. Leur amour provoque en eux une euphorie qui, au cinéma, ne trouve sa pleine expression que dans les comédies musicales.
Joker : Folie à deux est donc… une comédie musicale ! A intervalles réguliers, Lady Gaga et Joaquin Phoenix, seuls ou en duo, chantent de vieux tubes des comédies musicales (“Get Happy”, “Cheek to cheek”, “That’s entertainment!”…) ou des standards (“For once in my life” de Stevie Wonder, “Bewitched”…) qui accompagnent parfaitement l’état d’esprit des personnages.
La surprise, et c’est toute l’audace du cinéaste, c’est que ce n’est que cela. On s’attendrait qu’à un moment, le rythme du film s’emballe, qu’il quitte cet écrin musical pour se mue en un thriller noir, violent et spectaculaire. Mais l’essentiel du film se déroule soit dans cette prison/asile psychiatrique, soit dans la salle d’audience du tribunal et à chaque fois que le scénario lui offre la possibilité d’aller sur ce terrain-là, Todd Phillips reste sur son idée de départ, réaliser un film musical. Or même dans ce domaine, il se cantonne à des scènes assez simples, intimistes, un peu datées. Avec Lady Gaga au casting, le spectateur pouvait s’attendre à quelques chansons plus modernes et plus pop, plus dans l’esprit des tubes de la chanteuse. Et, en restant sur des comédies musicales à l’ancienne, le cinéaste aurait pu composer des ballets ambitieux à la Busby Berkeley ou dans la lignée des séquences oniriques d‘Un américain à Paris, Chantons sous la pluie ou autres chefs d’oeuvres de l’âge d’or hollywoodien. Cela aurait apporté davantage de folie et de démesure à l’oeuvre et aurait sans doute mieux collé à l’idée que le spectateur se fait du Joker.

Mais ici, le personnage central est Arthur Fleck, pas le Joker. C’est Fleck qui est jugé. Le Joker n’est qu’une facette de sa personnalité, et la plus réprimée aujourd’hui. Le personnage a changé, a évolué. Dans le premier film, il recherchait une forme de reconnaissance de la part des autres, et du respect. Il l’avait obtenu en laissant émerger le Joker. Mais depuis qu’il a rencontré Lee, il n’a plus besoin de la reconnaissance des autres. Il a noué avec elle une relation spéciale, exclusive, et a vu s’ajouter à sa personnalité fragmentée une nouvelle facette dominante, celle de l’Amoureux transi, du possible futur père de famille. Ce n’est pas vraiment une folie à deux, mais à trois qui se dessine.
Seulement, Harleen Quinzel est, elle, amoureuse du Joker. Elle attend en vain, comme le spectateur, que Fleck laisse pleinement exulter la sauvagerie et l’humour décapant de son double maléfique. Elle l’encourage, essaie de l’entraîner dans sa propre folie. Aussi, à certains moments, le Joker semble reprendre le dessus, ce qui se traduit par des rires incontrôlés, des tics, des actes imprévisibles. A d’autres, l’Amoureux étouffe complètement le Joker. Et quand le prisonnier est plus loin de Lee, malmené par les matons, humilié, la personnalité qui ressort est celle d’Arthur le Faible, le souffre-douleur. Il y a constamment une lutte entre les différentes facettes de cette personnalité de Fleck, avec une domination de la facette de l’Amoureux. C’est ce qui donne cette impression étrange d’atonie du récit. Mais plus le procès avance, plus le prévenu est contraint d’affronter son passé douloureux, d’assumer ses actes criminels et leurs conséquences. Il réalise qu’en donnant libre cours à la folie du Joker, il a aussi le lien avec les rares personnes qui le respectaient, comme Gary Puddles. Et cela le ramène vers sa personnalité profonde, sa facette la moins valorisante. Il se met à douter, d’autant plus que Lee, réalisant que Fleck n’est finalement pas l’homme dont elle est tombée amoureuse, semble de plus en plus distante.

Finalement, les choix du cinéaste s’avèrent totalement cohérents par rapport au concept initial du film Joker. L’idée était de ne surtout pas livrer un blockbuster d’action classique, ni de débuter une franchise de films dédiés aux supers-vilains, ni même de composer un film noir. Joker était avant tout un drame, le portrait d’un homme brisé sombrant dans la folie. Joker folie à deux évolue lui aussi dans ce registre, resserrant encore un peu plus l’étau autour du personnage.

Il est certain que le film de Todd Phillips va dérouter la plupart des spectateurs, et fortement diviser. C’est justement ce qui fait toute l’audace du projet et son originalité. Il fallait oser produire un film totalement différent, à contre-pied des attentes  des spectateurs, refusant toutes les facilités scénaristiques. Il fallait oser aller au bout de la démarche et risquer de mettre en péril une potentielle franchise autour des personnages ou un crossover avec les films de super-héros DC. Il est certain que, pour Todd Phillips, cette possibilité n’a jamais été envisagée. Pour Warner Bros., cela dépendra probablement des scores au box-office. Et un film autour du personnage d’Harley Quinn est évidemment une possibilité.

Quoi qu’il en soit, Joker : folie à deux  mérite assurément sa place en compétition sur le Lido. Il s’agit d’une oeuvre dense, originale, mise en scène de façon très élégante, avec de longs plans-séquences, des jeux de lumière sublimes et des performances d’acteurs solides. C’est un peu long, c’est vrai, comme la plupart des films en compétition, qui auraient gagné à être un peu plus finement redécoupés. Mais c’est quand même une proposition de cinéma étonnante.

Contrepoints critiques :

”Rien de la folie promise n’est présent à l’écran, les scènes musicales s’enchaînant plus sages les unes que les autres, réduisant le personnage de Lady Gaga à peau de chagrin, comme la psychologie de celui de Joaquin Phœnix à un ponctuel rire mécanique, qui n’a plus rien d’inquiétant.”
(Olivier Bachelard – Abus de ciné)

”Le discours de Phillips est à ce titre assez flou et il est bien difficile après plus de deux heures de film de savoir véritablement quel point de vue est soutenu par son auteur.”
(Florent Boutet – Le Bleu du Miroir)

Crédits photos : Images fournies par le service presse de La Biennale Cinema – copyright Niko Tavernise 2024 Warner Bros. Entertainment Inc