De quoi ça parle ?
Nina (Ia Sukhitashvili), gynécologue-obstétricienne dans une clinique dans l’est de la Géorgie, se retrouve dans la tourmente suite à un accouchement compliqué, ayant mené à la mort du nourrisson. Elle a fait ce qu’elle a pu pour sauver l’enfant, en vain. Elle n’a commis aucune faute professionnelle, mais comme le père de l’enfant, furieux, demande des comptes au directeur de la clinique, ce-dernier ne peut faire autrement que d’ouvrir une enquête interne sur sa collaboratrice. Ceci risque de révéler une autre activité de Nina, illégale celle-ci : la pratique d’avortements sur des femmes dans des zones rurales excentrées.
Pourquoi on aime (lentement mais sûrement) ?
Autant le préciser tout de suite, April n’est pas un film facile. Avec sa durée conséquente (2h14), son tempo très lent et ses scènes étirées jusqu’au malaise, il peut même s’avérer une épreuve redoutable, y compris pour les cinéphiles les plus aguerris. D’autant qu’il contient son lot de séquences éprouvantes – un accouchement en gros plan, qui ne nous épargne aucun détail, puis, plus tard, un avortement en temps réel, quelques scènes de sexe pas vraiment émoustillantes… – et des moments étranges qu’il conviendra au spectateur d’interpréter, à l’instar de la scène d’ouverture, fascinante.
On y voit une créature humanoïde ayant le corps nu d’une femme d’âge mûr, mais pas de visage, sinon un amas de boue ou de terre glaise, marcher sur une étendue d’eau, dans une profonde obscurité. En fond sonore, on entend une respiration, un halètement. Le plan suivant dépeint une forte averse, toujours avec une respiration intense en fond sonore, mélangé avec le bruit de la pluie. Enfin, une vue de dessus nous montre l’accouchement en question, où d’autres fluides viennent submerger l’image.
On reverra à plusieurs reprises cette créature sans visage, et on pourra être tenté de l’associer au personnage principal, Nina.
Le film est essentiellement centré autour de ce personnage énigmatique, qui traîne sa solitude et son mal-être entre la clinique, un domicile froid et austère et les champs qu’elle longe en voiture, la nuit, pour se rendre chez d’éventuelles patientes. On nous la présente comme quelqu’un de compétent, et même comme la meilleure gynécologue de la clinique. C’est probablement le cas. Elle est professionnelle et connaît son travail. Elle accompagne sans juger, guide et conseille les autres.
Il y a en elle une forme de douceur, mais aussi de douleur, en phase avec sa double vie. Le jour, elle donne la vie à des nourrissons. La nuit, elle met en secret un terme à la grossesse de jeunes femmes paumées, souvent mineures, qui ne sont pas prises en charge à la clinique. En Géorgie, l’avortement n’est pas illégal, à condition de respecter les délais consentis. En revanche, dans ces zones rurales, la pratique n’est pas forcément bien vue, et les grossesses inattendues peuvent avoir des conséquences fâcheuses. Dans ces cas-là, il est plus prudent, pour les femmes enceintes, de procéder en secret à l’intervention. Nina rend ce service aux femmes qui en ont besoin, par compassion et par solidarité féminine.
La cinéaste nous fait aussi découvrir d’autres facettes plus intimes du personnage. On comprend qu’elle a été en couple avec le collègue chargé d’enquêter sur elle, mais qu’elle est aujourd’hui célibataire, sans enfants et assez indépendante. Il lui arrive pourtant de coucher avec des inconnus croisés au bord de la route. Peut-être est-ce pour elle une façon de se sentir encore un peu humaine après des heures passées dans la peau d’une praticienne très mécanique et impassible. Ou peut-être cherche-t-elle à satisfaire sexuellement ces hommes seulement pour éviter qu’ils n’abusent de leurs épouses, leurs filles ou leurs nièces une fois rentrés chez eux. Chacun tirera sa propre conclusion.
Il est certain, en tout cas, que le véritable thème du film est la difficulté d’être une femme dans une société patriarcale, conçue par les hommes et pour les hommes.
Cela se ressent dans chacun des plans constitués par Dea Kulumbegashvili, formidablement composés. Les femmes, et notamment l’héroïne, sont souvent reléguées hors champ, ou à la limite, dans la marge. Leurs corps ou leurs visages sont tronqués. Et quand on les voit à l’écran, il y a souvent un homme dont la position, dans le cadre, vient donner une impression de domination, d’écrasement.
C’est notamment prégnant dans la première scène de confrontation entre Nina, le père de l’enfant décédé et le chef de la clinique. Le visage de Nina est au premier plan, sur le côté gauche de l’image. Au second plan, sur la droite et un peu surélevé, le mari, qui vitupère et la regarde de façon hostile. Plus haut, le collègue de Nina, observateur de la scène. Et enfin le chef de service, qui supervise la réunion, plus loin dans le champ, et tout en haut de l’image. Nina est le personnage le plus important dans cette composition. Son visage paraît énorme au regard de ceux de ses interlocuteurs mais pourtant, elle semble étouffée par les autres personnages.
Et chaque plan du film est comme cela. A chaque fois, le personnage semble dominé, réprimé par des figures masculines.
La domination patriarcale est également personnifiée par l’un des villageois chez qui Nina se réfugie, un soir d’orage. Le type domine le centre de l’image comme il est l’élément dominant de la famille. Il parle sèchement à son épouse et à ses enfants et dégage une certaine rudesse. Il semble presque menaçant, derrière son apparente hospitalité.
Cette impression de danger, de présence toxique, trouvera encore un écho dans le dénouement, qui relate un fait divers sordide.
La compréhension de l’oeuvre repose beaucoup sur le ressenti du spectateur, les idées qui naissent de la composition des plans, des associations d’images. Le film alterne moments de douleur et d’angoisse, scènes d’orage dantesques et plans emplis de tension. Il dégage aussi beaucoup de mélancolie. Pour autant, le dernier plan, où l’on revoit une dernière fois la mystérieuse créature sans visage, dégage une grande douceur et une lueur d’espoir dans les ténèbres.
Mais qu’est-elle exactement? Elle est évidemment associée à la féminité, puisqu’elle évolue dans un univers aqueux, utérin. On peut la voir comme une projection de Nina, une créature de chair et de boue qui absorberait et filtrerait tous les malheurs et la douleur du monde. Une sorte de figure sainte. Ou bien le symbole de la condition féminine à l’épreuve du patriarcat. La créature est réduite à un simple corps, fait pour le sexe et l’enfantement, mais ne possède pas de visage. Elle se déplace péniblement, dans l’obscurité la plus noire, mais progresse jusqu’à entrevoir la lumière.
Le titre du film, April incline à penser qu’il s’agit d’une incarnation de la déesse Vénus, puisque, dans l’antiquité romaine, le mois d’avril était dédié au culte de Vénus (ou Aphrodite, chez les Grecs), déesse de l’amour, de la beauté féminine et de la fertilité (des humains et des sols).
Dans tous les cas, ce long-métrage troublant s’impose comme une ode aux femmes, à leur beauté et leur importance dans la marche du monde. Et c’est d’ailleurs une femme qui l’a réalisé : Dea Kulumbegashvili.
La cinéaste géorgienne s’impose, quatre ans après Au commencement, comme une auteure passionnante. Son cinéma radical et éprouvant ne plaira pas à tout le monde, mais son talent est indéniable.
On lui souhaite de trouver sa place au palmarès de cette 81ème Mostra de Venise. Un prix de la mise en scène serait amplement mérité.
Contrepoints critiques :
”The surreal bolt-on doesn’t work all that well, but the limpid cinematography and more quotidian dramatic elements are impactful and striking enough to distinguish this as one of the stronger films to emerge this fall festival season.”
( Leslie Felperin – The Hollywood reporter)
”April is a ghostly film that beats with life at its most fragile, contrasted with shots of natural landscapes in ways that suggest (and force) a deeper reflection on the body and spirit.”
(Siddhant Adlakha– Mashable)
Crédits photos : Images fournies par le service presse de La Biennale Cinema – copyright Arseni Khachaturan)