[Giornate degli autori]
De quoi ça parle ?
De la fin d’une histoire amoureuse, puis de ses prémisses, dans le même lieu, une petite cité balnéaire sur l’île d’Izu ō-shima, mais deux temporalités différentes, en 2018 et 2023.
Pourquoi on est super happy ?
Le film s’ouvre sur une vue sur l’Océan Pacifique. Une étendue d’eau aussi immense que la peine de Sano (Hiroki Sano), inconsolable depuis que son épouse Nagi (Nairu Yamamoto) l’a quitté.
Ce trentenaire fatigué n’arrive pas à l’oublier et, pour pouvoir avancer, a décidé de revenir en pèlerinage sur le lieu de leur première rencontre. C’est en effet dans le hall d’un hôtel en bord de plage que son regard a croisé celui de Nagi, cinq ans auparavant. Sano était alors en vacances avec son ami Miyata (Yoshinori Miyata). Pour que le retour en arrière soit parfait, il a demandé à ce-dernier de l’accompagner à nouveau. Il a réservé la même chambre d’hôtel et effectue les mêmes promenades qu’à l’époque, repassant devant des lieux qui semblent avoir compté pour eux, comme ce restaurant pourtant médiocre où les poke bowls n’avaient aucun goût.
Le jeune homme part également en quête d’une casquette rouge perdue à l’époque, symbolisant sa relation avec Nagi. En vain, évidemment…
Le reste du temps, il traîne son spleen et se montre assez détestable avec celles et ceux qui s’approchent de lui. Miyata l’agace, avec sa constante joie de vivre, qu’il tire d’un séminaire de bien-être auquel il a assisté, intitulé « Super happy forever ». Le nom en lui-même lui semble insupportable à Sano et on comprendra plus tard pourquoi. Il est plutôt dans un mood “Super unhappy forever”, tantôt apathique, tantôt grognon et agressif, surtout après avoir tenté de diluer son chagrin dans l’alcool. Le pauvre Miyata fait ce qu’il peut, tente de lui remonter le moral, l’inciter à se reprendre et aller de l’avant. Il va même jusqu’à lui présenter deux filles avec qui il a sympathisé un peu plus tôt, qui ont assisté au même séminaire que lui. Hélas, Sano plombe très vite l’ambiance et il devient même odieux lorsque les jeunes femmes essaient de le faire parler de lui et sa relation avec Nagi.
En même temps, sa tête d’enterrement peut se comprendre… Il est rapidement précisé que Nagi ne s’est pas juste séparée de Sano. Elle est en fait décédée brusquement, quelques jours auparavant, sans signes avant-coureur. Le jeune homme a difficilement encaissé le choc. On comprend aussi que leur couple battait de l’aile et sans doute le jeune homme culpabilise-t-il rétroactivement de n’avoir pas su l’aimer quand il le pouvait encore.
La seconde partie débute dans la continuité de la première, dans un même plan-séquence, dans la chambre d’hôtel. Mais on se trouve cette fois-ci en 2018 et le récit est centré sur Nagi. La jeune femme se retrouve seule dans sa chambre d’hôtel après que l’amie qui devait l’accompagner a eu un empêchement. Un évènement anecdotique lui permet de remarquer Sano – et réciproquement. Comme ils ne cessent de se croiser, ils finissent par sympathiser et se rapprocher, au gré de situations où ils se découvrent une tendre complicité.
Si la chanson qui rythme le film est la version anglaise de “La Mer” de Trenet (“Beyond the sea” de Jack Lawrence), on pense davantage à la chanson de Gainsbourg “Ces petits riens” tant cette seconde partie, aussi lumineuse que la première est cafardeuse, met bout à bout des petits moments de vie et de grâce, de ceux qui, s’ils restaient suspendus, feraient se sentir éternellement heureux. Une chanson fredonnée, une séance de shopping, une discussion anodine sur les films d’horreur, un bol de nouilles instantané partagé… Rien d’extraordinaire, a priori, et pourtant des moments qui comportent suffisamment de douceur pour avoir envie de se construire un nid d’amour autour, plus tard, après cette parenthèse estivale.
Dans cette seconde moitié de film, Sano semble véritablement heureux et profondément amoureux de Nagi. Celle-ci constate aussi avec bonheur leurs points communs et leur complicité et est séduite par l’attirance du garçon envers elle. Mais on ne sent pas forcément la même intensité des sentiments. Leur relation est fragile, indécise. On ne sait pas ce qu’il serait advenu de leur histoire d’amour si, cet été-là, Nagi avait effectué d’autres choix, et si le destin ne s’en était mêlé. Car dans le même temps, la jeune femme a aussi sympathisé avec Anh (Hoang Nhu Quynh), une femme de chambre de l’hôtel, d’origine vietnamienne. Une rencontre en forme de coup de foudre amical, ou peut-être davantage, qui aurait sans doute pu contrarier la relation naissante entre Sano et Nagi.
De prime abord aussi fermé et peu aimable que le protagoniste interprété par Hiroki Sano, Super Happy Forever finit par nous charmer par sa finesse, sa délicatesse et les émotions que Korei Igarashi réussit à faire affleurer, lentement mais sûrement.
Cette construction en deux parties est une très belle idée. Déjà, elle permet de montrer deux facettes du personnage principal, l’une sombre et morose, l’autre solaire et joyeuse, et d’offrir à Hiroki Sano l’occasion de montrer toute l’étendue de sa palette de jeu. Elle permet également la belle prouesse de raconter une histoire d’amour sans jamais montrer le mariage, la vie du couple, les scènes de la vie conjugale. Tout est à imaginer entre les lignes, à partir des quelques éléments donnés dans les deux parties. Il est à noter que la partie manquante se situe entre 2018 et 2023, et qu’elle englobe notamment toute la période de la COVID-19, qui a été fatale à bien des commerces. On constate en tout cas les ravages de cette période sur l’économie locale de l’archipel d’Izu. Certains restaurants n’ont pas survécu à la perte de chiffre d’affaires, l’hôtel dans lequel logent les personnages est lui aussi appelé à fermer ses portes et il n’y a pas foule sur les plages. On se croirait hors saison et le lieu semble aussi vide, morose et gris que l’état d’esprit du personnage principal, malgré la beauté des vues sur mer.
La période COVID et le confinement forcé, a aussi été fatale à bien des couples, obligés de cohabiter comme des lions en cage, chaque moitié voyant davantage les défauts de l’autre. On ne sait pas si c’est ce qui a provoqué des turbulences dans l’histoire de Sano et Nagi. Peut-être leur amour n’était-il pas suffisamment armé pour résister à cela. Ou peut-être, au contraire, aurait-il eu une chance de le surmonter, plus tard, avec un peu de patience, en s’appuyant sur leurs souvenirs heureux. A chaque spectateur de se faire sa propre idée, et de combler les vides de l’intrigue.
Le cinéaste ne montre pas non plus la scène au coeur du drame, la mort de Nagi. Elle est juste évoquée, grâce à quelques plans et un élément de dialogue. Mais jamais il ne souhaite appuyer sur cet élément dramatique, qui pourrait tirer le film vers le mélodrame pur et dur. On comprend les choses au fur et à mesure, patiemment, et à peine a-t-on eu le temps de comprendre l’état psychologique de Sano que l’on passe à la seconde partie plus légère, plus vivante. Bien sûr, on regarde la deuxième moitié du film en ayant connaissance du destin de Nagi, ce qui lui imprime une mélancolie tenace, mais on sort de la projection avec l’envie de profiter pleinement de chaque instant, de chaque petit plaisir, chaque moment de grâce et de profiter des gens qu’on aime.
Et même si on ne le connaît pas très bien, on a envie de dire merci à Korei Igarashi pour ce film délicat et sensible. Il s’inscrit discrètement dans la grande lignée des maîtres du cinéma japonais (Ozu, Naruse, Mizoguchi, plus récemment Kore-Eda), qui savaient mieux que quiconque magnifier les petits moments de vie et la beauté des relations humaines, avec pudeur et subtilité.
Une des très belles surprises de la sélection Giornate degli autori de la Mostra 2024.
Contrepoints critiques :
”La casquette rouge sert ainsi de fil rouge entre les deux parties, symbole d’une union (…) Mais le dernier plan du film, intelligent, fait évoluer ce symbole, de vestige d’un passé qui n’est plus, vers la possibilité d’une autre femme. Un belle idée pour conclure un film d’une grande pudeur.”
(Olivier Bachelard – Abus de ciné)
”Il y a une grâce subtile dans l’écriture et la construction de ce mélodrame sentimental en sourdine, dont on ne filme jamais les événements mais que l’on ressent comme si on les voyait.”
(Nicolas Bardot – Le Polyester)
Crédits photos : Images fournies par le service presse de La Biennale Cinema