[Orizzonti]
De quoi ça parle ?
De l’histoire assez rocambolesque d’Aya (Fatma Sfar), jeune tunisienne entraînée malgré elle dans un imbroglio politico-judiciaire d’ampleur nationale.
Au début du film, elle est ensablée dans un travail qui ne lui plaît guère, femme de chambre dans un hôtel de luxe pour touristes à Tozeur, aux portes du désert. Sa vie personnelle n’est pas plus épanouissante. Elle entretient une liaison avec un homme marié qui lui a promis de quitter son épouse, mais retarde constamment l’échéance (un grand classique). Et ses parents, lassés de la voir encore célibataire à son âge, commencent à envisager l’option d’un mariage arrangé avec un vieil homme fortuné.
Un concours de circonstances va lui donner l’occasion de démarrer une « nouvelle vie ». Enfin, en quelque sorte, puisque les autorités la déclarent officiellement « décédée » après un accident dont elle est, par miracle, la seule survivante.
Aya, sans rien dire à ses proches, en profite pour disparaître et prendre un nouveau départ. Elle part s’installer à Tunis, ville où elle rêvait de vivre, et endosse l’identité d’Amira.
Elle trouve rapidement une colocation auprès d’une jeune femme de son âge, Lobna (Yasmine Dimassi), qui l’initie vite à la vie nocturne et lui présente des amis influents. Elle semble enfin revivre dans cet univers plus clinquant et plus animé.
Mais très vite, le rêve tourne au cauchemar. Aya/Amira se trouve mêlée malgré elle à une affaire qui la dépasse, une bavure impliquant l’ami de sa colocataire, les vigiles d’un night-club et des officiers de police. En tant que principal témoin, elle est emmenée au poste pour être interrogée. Mais sans identité officielle, sans papiers et isolée, Aya se retrouve dans une position délicate.
Pourquoi on condamne le film au succès ?
Aïcha séduit déjà par son scénario solide, bien écrit. Un récit qui ne suit jamais une trajectoire rectiligne, sort de piste, fait des embardées brusques vers d’autres chemins, mais garde constamment son cap.
Mehdi M. Barsaoui signe avant tout un film sur une métamorphose. Déjà, celle d’Aya en Amira, puis d’Amira en Aïcha. Les prénoms ne sont pas choisi au hasard. Aya est un prénom aux sens multiples, attaché à la fois à quelque chose de concret, tangible (la “preuve”) et quelque chose de plus mystique, évoquant un “miracle” (celui qui va lui permettre de se transformer une première fois). La jeune femme évolue dans un environnement aux dominantes diurnes et solaires qui pourraient sembler chaleureuses, mais la photographie d’Antoine Héberlé donne aux images un aspect tellement brut, tellement cru qu’elles semblent dénuées de relief, presque ternes, paradoxalement, à l’instar de la vie de l’héroïne. Amira signifie “princesse”. Cela correspond bien à la nouvelle vie d’Aya, qui sort habillée dans des vêtements plus sexy, maquillée, pomponnée, comme une princesse des Mille et Une nuits. L’environnement est plus nocturne, mais illuminé par les spotlights des boîtes de nuit.
Le prénom a aussi une connotation élitiste. Il renvoie à une certaine noblesse, un pouvoir, un rang social élevé. Aya était une domestique, une servante. La voilà de l’autre côté de la barrière, fréquentant certaines personnes devenues influentes suite à la révolution. Mais se sent-elle vraiment plus à l’aise dans ce milieu-là? Est-elle vraiment une princesse pour ces hommes qui lui tournent autour ? In fine, elle deviendra Aïcha et trouvera peut-être, enfin, sa véritable identité, portant fièrement ses valeurs, ses croyances et ses convictions. Le prénom signifie “vivante” et fait référence à la troisième épouse du Prophète Mahomet, souvent citée comme un modèle de femme influente et inspirante. Tout ce que devient le personnage, à travers ses choix courageux.
Le film parle aussi de la métamorphose d’un pays, tout juste sorti de plus de cinquante ans de régime autoritaire, sous Habib Bourguiba, puis sous Zine el-Abidine Ben Ali. La Tunisie a d’un coup, sous l’impulsion du Printemps Arabe, redécouvert le pluralisme politique et la démocratie. Des élections libres ont été organisées, et une nouvelle constitution a été adoptée en 2014, garantissant plus de droits pour l’ensemble des citoyens. Mais il est difficile de sortir d’autant d’années d’un pouvoir répressif et corrompu. Parfois, les vieux réflexes reviennent. Toute l’affaire du film repose là-dessus, une bavure, un abus de pouvoir, que leurs auteurs tentent d’étouffer. Le personnage du policier, Farès (Nidhal Saadi) est totalement emblématique des contradictions de ce pays en pleine évolution. Il incarne l’autorité, toujours perçue comme oppressive et corrompue, et en même temps il est aussi un citoyen qui, comme bien d’autres, aspire à une plus grande justice. Il se trouve pris entre deux feux, entre sa hiérarchie qui veut vite classer ce dossier encombrant et ses convictions profondes. C’est un personnage ambigu, qui, lui aussi, se transforme peu à peu sous nos yeux. Il se montre d’abord très dur avec Aya, puis de plus en plus compréhensif et aidant.
A l’inverse, d’autres personnages, d’abord plutôt sympathiques, s’avèrent au contraire des êtres vils et détestables, complètement corrompus. Cela illustre bien, également, les difficultés que la société tunisienne a dû affronter après la révolution. A qui faire confiance? Comment être certain que ceux que l’on a élu sont des personnes intègres? Le film, complexe, montre que la transition d’un régime autoritaire à une démocratie n’est pas seulement une question de changement politique, mais aussi de profondes transformations sociales et morales.
Il est aussi question de l’opposition entre modernité et traditions. Les parents d’Aya incarnent cette société plus traditionnelle, plus provinciale et morne que la jeune femme ne supporte plus. Ils s’opposent à Lobna, la colocataire, et Karim, le patron de night-club, qui représentent une Tunisie contemporaine, plutôt urbaine et délurée. Aya, comme un papillon de nuit, est attirée par les lumières des boules à facettes et les paillettes des tenues de soirée, mais finit par se brûler les ailes et comprendre que tout ce milieu est aussi haïssable, et peut-être même pire, que ce qu’elle essayait de fuir. C’est pourquoi elle décide de se forger sa propre voie, en toute liberté.
Le long-métrage de Mehdi M. Barsaoui aborde enfin la question de la place des femmes dans la société tunisienne. Certes, la Tunisie a longtemps été considéré comme l’un des pays les plus progressistes du Maghreb concernant la place des femmes dans la société, même sous les présidences de Bourguiba et de Ben Ali, et la nouvelle constitution du pays, votée en 2014, a encore amélioré l’égalité entre hommes et femmes. Cependant on est encore loin de la parfaite harmonie. Il persiste des inégalités, notamment au niveau du taux de chômage, plus élevé pour les femmes, et des conditions de vie. Et les femmes sont encore trop souvent victimes d’abus et de violences de la part des hommes.
Dans le film, les femmes semblent n’avoir que très peu d’options pour vivre confortablement et librement. Si elles n’ont pas la chance de suivre des études et d’obtenir le bagage nécessaire pour trouver un travail rémunérateur et épanouissant, elles sont obligées d’occuper des petits jobs mal payés qui ne leur permettent que rarement de garantir leur indépendance. Elles sont alors condamnées à trouver un mari aisé, ce qui veut dire accepter des mariages arrangés avec des vieillards libidineux, de vivre clandestinement leurs histoires avec des hommes mariés ou, pire, de tomber sous la coupe de types qui les considèrent comme de simples objets de désir. Là encore, Aya/Amira/AÏcha finit par trouver sa propre voie, refusant d’être asservie.
La fin du récit la montre enfin prête à tracer sa propre route, forte de ses valeurs, de ses convictions et de sa farouche volonté de contrôler sa propre existence, même si son avenir reste incertain.
Celui de Mehdi M. Barsaoui semble, lui, plein de belles promesses. Après Un fils, remarqué en 2019 dans la section Orizzonti et qui avait valu un prix d’interprétation à Sami Bouajila, Aïcha confirme son talent d’auteur, de metteur en scène et de directeur d’acteurs et on attend avec impatience de découvrir ses prochaines oeuvres.
On souhaite aussi le meilleur à Fatma Sfar, la révélation du film, qui apporte toute son énergie au personnage-titre.
Contrepoints critiques :
”Film festivals are places that often unearth gems. With its fascinating commentary on Tunisian power structures, both of society and of the police, “Aïcha” is the hidden gem of Venice. It’s an exciting character study that shows how women, even in death, are the currency of men and government, no matter their supposed freedom.”
(Connor Lightbody – Next best picture)
”The Tunisian Mehdi Barsaoui sees his second film Aïcha for The Party invited again to Orizzonti #Venezia81, although a heavy-handed naive B movie profiled for a domestic launch in Carthage.”
(Guillaume de Seille – @GdSArizona sur X)
Crédits photos : Images fournies par le service presse de La Biennale Cinema