[Venise 2024] “Il tempo che ci vuole” de Francesca Comencini

Par Boustoune

[Hors Compétition]

De quoi ça parle?

De la relation de la jeune Francesca (Romana Maggiora Vergano) et de son père, Luigi Comencini (Fabrizio Gifuni), le célèbre réalisateur italien, de l’enfance à l’âge adulte.

Le film débute vers la fin des années 1960. La fillette a entre huit et dix ans. Luigi Comencini a beau être un réalisateur important, depuis le succès de Pain, amour et fantaisie, il n’en est pas moins un père attentionné, qui entoure ses filles de l’affection dont elles ont besoin pour grandir sereinement. Le soir, il lit des histoires à sa benjamine avant le coucher, et notamment celle des aventures de Pinocchio, de Carlo Collodi, qu’il s’apprête à adapter en feuilleton télévisé pour la RAI.
Francesca est fascinée par cette histoire initiatique qui nourrit son imaginaire d’enfant.
Mais elle est encore plus émerveillée le jour, quand son père l’emmène dans les coulisses de sa création, lui présentant le pantin grandeur nature, sculpté pour les besoins de son oeuvre, ou qu’il lui permet d’assister au tournage, à condition qu’elle ne reste pas dans le champ de la caméra. La gamine apprend énormément lors de ces moments privilégiés. Elle découvre l’art de la mise en scène, l’artisanat du septième art, mais aussi et surtout l’exercice des relations humaines. Diriger un film, c’est avant tout diriger des collaborateurs, faire en sorte qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes. C’est aussi s’occuper d’acteurs et de figurants, ou traiter avec des personnes extérieures au tournage, acceptant qui de prêter sa maison pour une scène, qui de sortir du cadre le temps de la prise. Comencini prenait soin de traiter tout le monde avec le même respect, la même attention, et ne tolérait pas que ses assistants ne se montrent aussi vertueux.
A cette époque, tout semble extraordinaire à la petite Francesca, qui évolue entourée d’amour et de magie. Pourtant, comme tous les enfants, elle ne peut s’empêcher d’avoir peur des monstres tapis dans l’obscurité. Pour elle, la créature terrifiante est la baleine de Pinocchio, cette gueule gigantesque prête à l’engloutir, comme l’âge adulte est prêt à dévorer son enfance.

Quelques années plus tard, vers la fin des années 1970, Francesca est devenue une jeune femme. La magie de l’enfance s’est dissipée en se heurtant aux “années de plomb”, cette période de troubles politiques importants et d’actes de violence extrêmes qui ont marqué l’Italie entre 1967 et le début des années 1980. Pour elle, comme pour certains de ses camarades étudiants, le sentiment de désillusion et de frustration domine, ce qui les incitent à trouver refuge dans les paradis artificiels procurés par les drogues dures. La petite fille sage, pleine de vie et de curiosité d’esprit, a laissé place à une adolescente rebelle et menteuse, accro à l’héroïne. Ses relations avec son père se tendent peu à peu, jusqu’à ce qu’elle lui avoue son addiction. Et une fois de plus, le cinéaste fait preuve d’une profonde humanité et d’une extrême affection. Il décide de mettre son travail entre parenthèses et d’accompagner sa fille à Paris pour qu’elle puisse se sevrer et entamer une nouvelle vie loin des tentations romaines et de ses camarades junkies. Là encore, il reste fidèle à sa devise “La vie avant le cinéma” (“Prima la vita”, le titre “français” du film). Le plus important, c’est d’entourer Francesca d’amour et de compréhension, de l’aider à remonter la pente, et cela prendra tout le temps nécessaire (“Il tempo che ci vuole”, le titre original du film).

Des années plus tard, Francesca sera là pour son père et l’aider, à son tour, à surmonter les épreuves de la vie. Entretemps, elle aura su trouver sa voie en suivant les pas de son père, mais avec sa propre personnalité, son propre style. Elle collaborera avec lui sur Un enfant de Calabre, dont elle a coécrit le scénario, avant de voler de ses propres ailes, mettant à profit les leçons de cinéma apprises sur les tournages de son père.

Pourquoi on est émerveillé et bouleversé comme un enfant ?

Parce qu’il s’agit assurément d’une des plus belles déclarations d’amour d’une fille pour son père jamais filmées. Francesca Comencini signe un magnifique hommage à celui qui l’a fait naître et renaître, celui qui l’a élevée, l’a fait grandir, lui a inculqué des valeurs humaines essentielles; celui qui l’a accompagnée dans les moments les plus difficiles de sa vie et, surtout, lui a transmis la passion du cinéma et de la création collective.
Luigi est présenté comme un homme profondément bon et intègre, tourné vers les autres, capable d’une profonde empathie et d’une grande tendresse, des qualités qui transparaissent dans la plupart de ses oeuvres. La cinéaste italienne a d’ailleurs choisi d’user d’un style de mise en scène et de direction artistique  évoquant celui de certaines oeuvres de son père, avec des moments feutrés, intimistes et chaleureux, des séquences filmées à hauteur d’enfant, pour rappeler que Luigi Comencini était reconnu comme “l’un des peintres les plus sensibles de l’enfance” et savait mieux que quiconque capter les émotions de cet âge-là, ou d’autres scènes plus poignantes, usant d’effets mélodramatiques très finement dosés – difficile de ne pas penser à L’incompris, chef d’oeuvre du genre. L’ensemble est saisissant de beauté, d’élégance et terriblement émouvant.

Il faut dire que les acteurs sont eux aussi absolument formidables.
Fabrizio Gifuni n’est certes pas un débutant. Il s’était fait remarquer dans Nos meilleures années de Marco Tullio Giordana, Les Opportunistes, de Paolo Virzi  ou, plus récemment, dans le rôle de l’inquisiteur dans L’Enlèvement de Marco Bellocchio. Des second rôles, mais souvent solides, et sous la direction des meilleurs cinéastes transalpins (Bellocchio, Bertollucci, Tullio Giordana, Costanzo, Amelio, Avati,…). Et il a surtout incarné (pour la deuxième fois, après Piazza Fontana), Aldo Moro, le politicien enlevé et assassiné par les Brigades Rouges, dans Esterno Notte, la mini-série de Marco Bellocchio (1), sa plus grande performance… jusqu’au film de Francesca Comencini.
Il est parfait dans la peau de ce cinéaste profondément humain, faisant preuve d’un calme et d’une patience à toute épreuve pour aider sa fille à surmonter ses peurs, ses doutes et ses démons. Il a su capter la posture, le phrasé et les expressions de son modèle et redonne vie à Luigi Comencini, décédé en 2007.

Face à lui, Romana Maggiora Vergano est magnifique et bouleversante. Il suffit qu’elle verse une larme pour qu’on fonde complètement, qu’elle esquisse un sourire timide pour que soudain, l’écran s’éclaire. Mais où diable le cinéma italien réussit-il à dénicher des actrices aussi sublimes et à les cacher aux yeux du monde? Certes on disait cela, récemment, de Paolla Cortellesi, réalisatrice et actrice de Il reste encore demain, révélée sur le tard au public international. Et Romana Maggiora Vergano, il est vrai, était à ses côtés, dans le rôle de sa fille aînée. Mais ici, elle hérite également d’un superbe premier rôle, une jeune femme perdue, complètement démoralisée, ayant l’impression d’avoir déçu ses proches, et, pire que tout, la petite fille espiègle qui s’émerveillait de tout et nourrissait les rêves les plus fous (Anna Mangiocavallo, également parfaite de candeur enfantine).

La cinéaste a pris son temps – tout le temps nécessaire – avant de raconter cette histoire intime, celle de son enfance et de sa jeunesse, celle d’un héritage familial, d’une filiation artistique, d’une relation père-fille pleine de tendresse. Elle n’en est que plus singulière, car nimbée du voile du souvenir et de la nostalgie, ce qui lui ajoute une aura poétique, une étrangeté qui accentue la beauté de l’oeuvre.
Parmi les choses étranges, Francesca Comencini ne montre ni n’évoque les autres membres de sa famille. Elle ne parle pas du tout de sa mère,  Giulia, qui était sûrement plus présente à la maison que le cinéaste, ou de ses soeurs. Cristina n’avait pourtant que cinq ans de plus. La cinéaste a voulu exprimer que, dans ses souvenirs, ces moments-là n’appartenaient qu’à son père et elle, et elle relate aujourd’hui avec la conscience de la force de cette complicité père-fille, qui s’est bâtie sur le même amour de la magie du cinéma, la même résilience face aux épreuves, mental ou corps qui lâchent.

En sortant de la projection, on est heureux d’avoir partagé les émotions des personnages et un peu de leur vie. On a l’impression de faire un peu partie de la famille. Et on aime encore plus le septième art, ce lien qui nous unit, nous meut et nous émeut. Viva il cinema !

(1) : Il a également joué – et je le dis essentiellement pour PaKa M., mon collègue de la Rubirque à Barc, un certain Docteur Matarrese, psychiatre, dans un film appelé La kryptonite nella borsa, sans Superman, mais avec un type qui se prend pour tel… A découvrir, non?


Contrepoints critiques :

“Un commovente lungometraggio autobiografico che mescola privato e pubblico, immaginazione e realtà”
(“Un long-métrage autobiographique émouvant, qui mêle privé et public, imagination et réalité”)
(Paolo Nizza – Sky TG24) 

“A tratti il film fatica a delineare i contorni di un rapporto tanto complicato, specie nella sua parte centrale, ma oltre l’ostacolo si apre una parabola travolgente, d’amore purissimo e passione cinefila.”
(“Le film peine parfois à définir les contours d’une relation aussi compliquée, en particulier dans sa partie centrale, mais au-delà de cet obstacle s’ouvre une vaste parabole de l’amour pur et de la passion cinéphile.”)
(Gabriele Cerrito – Screenworld)

Crédits photos : Images fournies par le service presse de La Biennale Cinema – copyright Valeria Gifuni