Le personnage principal, Emmanuelle donc (Noémie Merlant), est employée par un grand groupe hôtelier de luxe. Son travail est de contrôler la qualité des établissements du groupe. Se faisant passer pour une cliente VIP, elle doit évaluer l’amabilité et les compétences du personnel, la rapidité mise à répondre aux attentes des clients, juger le confort et la propreté des lieux, vérifier que l’eau de la piscine est à la bonne température, au degré près, ou que les plats sortis des cuisines méritent leurs trois étoiles au guide Duchemin. Oui, il y a pire, comme travail… Pour autant, sa tâche est loin d’être facile. Déjà parce qu’elle doit tout évaluer avec des critères d’exigence très élevés, ce qui n’implique aucun relâchement ou aucun jugement approximatif. Et ensuite parce que, quand on l’envoie quelque part, c’est le plus souvent pour chercher la petite bête, le menu détail qui permettra à sa direction de se séparer d’un manager en place.
Dans le film, Emmanuelle est envoyée à Hong Kong pour inspecter le Rosefield Palace, qui vient de passer en deuxième place de la liste des meilleurs hôtels de la ville, et trouver une excuse pour licencier la gérante, Margot (Naomi Watts, curieusement sous-exploitée). Mais sur place, la contrôleuse ne constate aucun problème majeur. L’hôtel est cosy, l’ambiance feutrée et calme, le cadre luxueux, offrant toutes les prestations attendues d’un hôtel de ce genre, en plus d’une vue magnifique sur la ville. Le personnel est courtois, serviable, cherchant toujours à satisfaire rapidement les demandes particulières des clients. Et la directrice se montre irréprochable, menant ses troupes avec autorité et traitant les crises éventuelles avec rapidité et discrétion. Les seuls points problématiques notés sont le comportement d’un des grooms, qui, venu déposer le dîner, a eu l’impudence de la reluquer subrepticement alors qu’elle était dans son bain – sans rien tenter d’inconvenant, toutefois -, et l’étrange manège qui a lieu chaque jour près de la piscine, qui voit une “étudiante en littérature”, Zelda (Chacha Huang), entraîner des clients vers un bungalow pour des parties de jambes en l’air torrides. La jeune femme est en fait une escort, dont la présence est tolérée par l’hôtel, même si son commerce est interdit par le règlement intérieur. Emmanuelle, consciencieusement, va s’assurer que, sur ce point également, le client est satisfait en épiant les ébats de la demoiselle, puis, en grande professionnelle habituée à vérifier la fraîcheur des produits, en testant elle même l’expérience.
Le problème, c’est que l’héroïne est incapable d’apprécier la prestation à sa juste valeur puisqu’elle est désespérément frigide. Elle n’a aucun problème de libido, a fréquemment des fantasmes érotiques et n’a aucune peine pour susciter le désir des autres, flirter ou inviter à l’acte sexuel. Elle est juste moins douée pour atteindre l’orgasme.
Dès les premières minutes de film, dans l’avion l’emmenant à Hong Kong, on la voit user de son jeu de jambes pour éveiller les sens du businessman en face d’elle, se passer du baume sur les lèvres de manière lascive, puis quitter sa place pour se rendre aux toilettes, invitant le type à la rejoindre pour qu’ils puissent tous deux “s’envoyer en l’air”. Mais durant l’acte, son visage reste fermé, vide, comme si elle subissait l’acte plutôt que de l’apprécier.
Même schéma avec le couple coquin croisé au bar de l’hôtel. Elle est partante pour le plan à trois proposé, mais lors de l’acte, elle reste impassible. “Rien qu’un boyau insensible”, aurait dit le personnage incarné par Depardieu dans Les Valseuses (2)
A vrai dire, son incapacité à atteindre l’orgasme l’inquiète davantage que son travail. Emmanuelle fait traîner un peu les choses, non pas pour profiter de la chambre ou du paysage – ce luxe ne semble pas vraiment la combler – mais pour continuer le jeu de séduction qu’elle a entamé avec un mystérieux inconnu, croisé dans l’avion et également client VIP régulier de l’hôtel – même si, étrangement, il n’y dort jamais. Elle use de toutes ses astuces habituelles pour l’émoustiller, l’attirer dans sa chambre, mais l’homme s’ingénie à l’éviter et se refuser à elle. Ceci ne fait que renforcer le désir de la jeune femme et attiser ses fantasmes. Mais cet homme ne serait-il pas son pendant masculin, un type n’éprouvant plus aucun désir sexuel?
Tout le récit ne repose que sur cette rencontre entre une femme frigide et un type impuissant. Pour un film érotique, c’est assez gonflé. Enfin… Façon de parler… Disons plutôt, c’est assez téméraire. Si Audrey Diwan et Rebecca Zlotowski voulaient signer une oeuvre cassant les codes du genre, c’est réussi… On comprend bien l’idée. Il s’agit, ici, de refuser l’idée, véhiculée par la pornographie, d’une sexualité ne reposant que sur la quête du plaisir masculin, avec pénétration et éjaculation obligatoires. Au contraire, la quête du plaisir est ici exclusivement vue du côté de la femme, et le cérébral prend largement le pas sur le charnel. La preuve, même les escort girls sont des expertes en littérature. Certes, Zelda est prisonnière du début des “Hauts de Hurlevents”, qu’elle relit en boucle, constamment dérangée par les clients qui veulent lui brontë le… pardon. Elle devrait lire “Le Petit Chose” d’Alphonse Daudet, ça les calmerait…
Quand Emmanuelle finira enfin par prendre son pied, c’est en assumant totalement la direction des opérations, en donnant ses indications à son partenaire, réduit pour le coup à un simple pantin, pour ne pas dire un vulgaire sextoy.
Le hic, c’est qu’à l’écran, ce qui nous est donné à voir n’est absolument pas stimulant. Les scènes érotiques sont si glaciales qu’elles refroidiraient même les ardeurs d’un obsédé priapique. Elles parviennent à être moins émoustillantes que le déjà très soft 50 nuances de Grey. Et le film entier semble plongé dans une sorte de torpeur, de langueur, qui feraient passer L’Amant pour un film hard survitaminé. La présence de Naomi Watts n’aide pas, car, même si l’actrice ne joue ici dans aucune des scènes “coquines”, elle nous évoque certains passages, autrement plus étourdissants, de Mulholland drive (3), et la comparaison n’est pas du tout en la faveur du film d’Audrey Diwan.
Là encore, on veut bien comprendre l’idée. Faire d’Emmanuelle un film autant anti-érotique que possible, se revendiquant plus d’oeuvres comme Lost in translation de Sofia Coppola, à laquelle fait penser cette rencontre entre deux inconnus dans un hôtel luxueux mais froid. Ou In the mood for love de Wong Kar-Waï, pour le jeu de séduction sophistiqué entre les deux personnages. On pense aussi à Je voyage seule de Maria Sole Tognazzi, dans lequel Margherita Buy exerçait le même métier qu’Emmanuelle et ressentait le même vide existentiel (mais sans les ébats stériles). Celui-ci, pas sûr qu’Audrey Diwan l’ait eu en tête au moment de construire son film, mais avec son passé de critique et sa grande cinéphilie, il est fort possible qu’elle l’ait vu. Dans, ce cas, d’accord, il faut le voir sous le prisme d’un film art et essai plus classique. Sauf que là aussi, le résultat est assez décevant. Les images sont léchées – en tout bien tout honneur – , les mouvements de caméra sont élégants, et on ressent bien le spleen des personnages. Mais il ne se passe pas grand chose et le peu qui pourrait être intéressant, justement, cette relation qui se noue pas à pas entre les deux personnages, est pollué par les scènes érotiques qui n’apportent absolument rien au schmilblick. Par ailleurs, même en essayant de faire abstraction du contexte, la structure est bien celle d’un film érotique et joue avec les mêmes clichés, dans la dernière partie, quand l’héroïne quitte enfin l’hôtel pour aller s’encanailler dans un mystérieux tripot où l’objet de son désir a ses habitudes. Il y a là l’idée que la peur du danger, la transgression d’un interdit, est de nature à exacerber le désir et est la seule façon de pouvoir ressentir le plaisir. Mmm… N’est-ce pas un peu une idée reçue? Doit-on obligatoirement se risquer à fréquenter les quartiers interlopes des grandes villes pour atteindre l’orgasme? Ressentir le grand frisson sous les regards concupiscents de types patibulaires pour pouvoir connaître le grand frisson de plaisir sous les draps (ou dessus, ou bien où vous voulez)? En s’aventurant sur ce terrain-là, le film ne fait que reprendre des clichés de littérature à l’eau de rose, tout sauf modernes.
Reste le personnage principal et le jeu de son interprète, Noémie Merlant. L’actrice fait ce qu’elle peut pour nous entraîner dans les problèmes physiques et métaphysiques d’Emmanuelle. Elle incarne bien à ce personnage, tel que vu par les scénaristes, femme à la fois séduisante et austère, gracile et dure, aussi froide dans le travail que chaude dans le privé, quand elle essaie de combler ses fantasmes. Dans un de ses sketchs, Raymond Devos s’imaginait en téléspectateur zappant entre deux films, Thérèse et Emmanuelle, et finissait par voir le visage de Thérèse (4) sur le corps d’Emmanuelle, le pieux sur l’au pieu. Ici, pas besoin de zapper, on a mis la tête de Noémie, les yeux de merlan frits, sur le corps de sirène de Merlant. En clair l’équilibre parfait entre le cérébral et le charnel. Enfin, parfait… A la longue, comme le film est totalement centré sur elle, son jeu devient un peu répétitif et finit par nous lasser, si l’intrigue ne l’a pas fait avant.
Mais au moins essaie-t-elle de rendre son personnage mystérieux. Face à elle, Will Sharpe n’est pas très tranchant. On a connu des pierres plus expressives que son personnage ténébreux.
Bref, qu’on le prenne pour un remake du film de 1974, pour un film érotique pur et dur ou un film art & essai sensuel et cérébral, Emmanuelle s’avère être une déception, d’autant plus amère qu’il y a beaucoup de talent à l’oeuvre ici. Audrey Diwan est une scénariste et cinéaste douée et l’a prouvé notamment en remportant le Lion d’Or à Venise pour L’Evènement. Sa coscénariste, Rebecca Zlotowski, fait également partie des cinéastes qui comptent dans le paysage cinématographique français. Et Noémie Merlant est aussi devenue une des actrices majeures du septième art hexagonal. Mais à l’écran, l’émotion ne passe pas plus que l’excitation. Seul l’ennui s’installe. Et comme le dit à peu près la chanson “L’ennui est chaud, il est sauvage”(5).
(1) : “Emmanuelle” d’Emmanuelle Arsan – éd. Archipoche
(2) : Je reconnais que citer Gérard Depardieu dans la critique d’un film érotique féminin, scénarisé par des femmes, réalisé par une femme et essayant de proposer une vision de la sexualité plus moderne, éloignée du schéma masculiniste, a un côté un peu provocateur… Je l’assume.
(3) : On va dire qu’on en revient toujours à David Lynch, mais là, désolé, le grand rôle de Naomi Watts, c’est Mullholland drive. Il ne fallait pas la gâcher avec ce second rôle où son talent n’a guère l’occasion de s’exprimer.
(4) : Film d’Alain Cavalier sur Sainte Thérèse de Lisieux, avec Catherine Mouchette dans le rôle-titre. César du Meilleur film en 1987
(5) : Les plus sagaces d’entre vous (“sagaces”, hein, pas “salaces”…) auront la référence à “Nuit sauvage”, la chanson d’un groupe appelé… Les Avions (où il se passe, donc, parfois des choses dans les toilettes…)
Emmanuelle
Emmanuelle
Réalisatrice : Audrey Diwan
Avec : Noémie Merlant, Naomi Watts, Will Sharpe, Jamie Campbell Bower, Chacha Huang, Anthony Wong Chau-sang
Genre : Anti-érotique
Origine : France
Durée : 1h47
Date de sortie France : 25/09/2024
Contrepoints critiques :
”Lente et progressive, la montée de fièvre dépend d’un changement de trajectoire du personnage et d’une transformation. Parfaitement lisible sur le visage de Noémie Merlant (fascinante de bout en bout), plus détendu et lumineux au fil des séquences. Au-delà de l’orgasme, le film vise surtout une autre vie, une renaissance, en nous tenant en haleine.”
(Jacques Morice – Télérama)
”Intéressant dans sa théorie, Emmanuelle est aussi plein de cinéma, totalement minimaliste, ou convoquant la luxuriance des films de Wong Kar-wai et exploitant à plein les décors d’un Hong Kong underground lors d’une escapade nocturne d’une tension sexuelle explosive.”
(Emmanuelle Spadacenta – CinemaTeaser)
”Malgré des décors majestueux et la présence charnelle de Noémie Merlant, la mise en scène glacée et policée génère un ennui poli au lieu de l’envoûtement promis.”
(Isabelle Danel – L’Obs)
Crédits photos : copyright Pathé