De quoi ça parle?
De l’histoire de Souleymane.
Celle, totalement imaginaire, que ce jeune homme sans-papiers, originaire de Guinée Conakry, doit apprendre par coeur pour son audition devant l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides). C’est cet organisme qui décidera, sur la base de cette audition, de l’acceptation ou du refus de sa demande d’asile. Parmi la communauté de réfugiés vivant en France, certaines personnes lui ont conseillé de se faire passer pour un opposant politique persécuté par la police du pays. Ceci augmenterait ses chances de recevoir une réponse favorable de l’OFPRA. Il doit donc apprendre les dates-clés qui l’ont décidé à adhérer au parti d’opposition, puis conduit à sa nomination à un poste important de l’organisation, et finalement à son arrestation. En réalité, Souleymane n’a jamais fait de politique. C’est un homme modeste, qui n’a fait que subir les secousses politiques et sociales de son pays au cours des quinze dernières années et qui n’a quitté la Guinée que pour avoir une chance de mieux gagner sa vie ailleurs.
Celle, également, que vit Souleymane sur le sol français. Celle qui se dessine à travers 72 heures de sa vie. Peu de personnes l’envieraient. En situation irrégulière, le jeune homme ne peut pas travailler officiellement, mais il a besoin d’argent pour survivre et, surtout envoyer un peu d’argent à sa mère malade, restée en Guinée. Alors, il sous-loue une licence de livreur de repas pour une plateforme. Le titulaire du compte, Emmanuel, la lui facture 120 € par semaine, sans rien faire, pendant que Souleymane doit multiplier les courses et accumuler les kilomètres à vélo pour espérer gagner plus que ce que cet accord lui coûte. Du matin au soir, il pédale dans les rues de Paris pour livrer des clients parfois sympathiques, parfois beaucoup moins aimables. Il vit toujours dans la crainte qu’une livraison se passe mal, que la plateforme procède à un contrôle d’identité inopiné qui les mettrait, le titulaire de la licence et lui-même, dans l’embarras, ou qu’il soit obligé de livrer des policiers un peu trop zélés qui risqueraient de l’expulser avant qu’il ait eu la chance de défendre son cas.
A cette situation professionnelle sous-uberisée s’ajoute aussi la nécessité de trouver chaque jour un hébergement. Souleymane se réveille avant les premières lueurs de l’aube pour faire partie des premiers à réserver sa place au centre d’accueil d’urgence, pour le soir même ainsi le dernier bus qui, le soir, le ramènera de Paris jusqu’au dortoir. Là, il devra faire sa lessive à la main, histoire de garder ses vêtements propres, et, bien sûr, apprendre son texte pour l’audition.
Pourquoi on accorde l’asile au film et à son personnage ?
Boris Lojkine a choisi de suivre le personnage de très près, au cours des trois jours les plus intenses de son séjour parisien. Il nous entraîne dans une course haletante contre la montre. Souleymane s’apprête à passer son audition à l’OFPRA, mais ne se sent pas du tout prêt. Il est coaché par un compatriote, Barry, qui aide les sans-papiers à peaufiner leurs entretiens avec les autorités. Cependant, l’homme ne travaille pas gratuitement. Il veut toucher son dû pour les conseils prodigués à Souleymane. Sinon, il ne lui donnera pas les documents nécessaires pour appuyer la version du jeune homme lors de l’audition. Pour le payer, Souleymane doit demander son dû à Emmanuel, qui reçoit sur son compte tous les gains issus des livraison, mais celui-ci ne cesse de reculer l’échéance et finit par ne pas se présenter au rendez-vous. On se demande constamment si Souleymane pourra passer cet entretien qui, de toute façon, ne constitue nullement une garantie de pouvoir rester sur le sol français.
Ce dispositif presque toujours en mouvement traduit bien le tourbillon dans lequel est pris le jeune homme. Les bruits de la rue (coups de klaxon, sirènes d’ambulances, brouhaha des passants…) contribuent à renforcer l’impression de chaos dans laquelle baigne le film. La vie parisienne de Souleymane est un tel cauchemar que l’on se demande si, finalement, il ne serait pas mieux au pays, près de sa mère et de la femme qu’il aime, Kadiatou. Mais on comprend que le voyage a été tellement pénible qu’il n’a pas d’autre choix que de s’accrocher et de se battre pour essayer de gagner sa vie ici. C’est la seule solution pour aider sa mère à être prise en charge décemment et se payer un traitement. Alors il pédale, court, révise…
Le sujet est difficile et Lojkine n’élude aucun des problèmes auxquels le jeune homme est confronté, entre racisme ordinaire, indifférence et mépris, sans compter les escrocs qui tentent d’abuser de sa situation précaire. Cependant, le film se refuse de sombrer dans le misérabilisme, défaut dans lequel s’enlisent beaucoup d’oeuvres pourtant bien intentionnées. Le cinéaste montre aussi le versant plus lumineux de cette histoire. Souleymane n’est pas totalement isolé. Au centre d’hébergement, il peut compter sur l’appui de quelques compatriotes ou de migrants venus d’autres pays, comme cet ivoirien fan de football, livreur comme lui, qui ne cesse de le héler, pour le motiver et lui offrir un peu de fantaisie dans cette vie de galère, ou ce maghrébin avec qui il discute chaque soir avant le coucher, et avec qui il a noué des liens d’amitié. Parfois, il bénéficie de la générosité des restaurateurs auprès de qui il vient chercher les repas à livrer, qui lui offrent un café ou un sandwich. Plus rarement, il reçoit des paroles bienveillantes de la part de clients. Il croise aussi des bénévoles qui lui offrent, en plus d’un repas chaud, quelques mots de réconfort et un peu d’attention. Même son interlocutrice (Nina Meurisse), le jour de l’audition, le regarde avec compassion. Mais là encore, sans que cela garantisse le succès de son entretien.
L’Histoire de Souleymane est donc un film à la fois très sombre, malheureusement très réaliste, décrivant de façon quasi-documentaire la vie de milliers de migrants essayant de trouver leur place en France, et aussi une oeuvre lumineuse, touchante de par son humanisme et sa façon de souligner les petites choses qui permettent de conserver l’espoir. Il oppose une société régie par l’économie à la carte, induisant une forme d’esclavage moderne et creusant le fossé entre les plus riches et les plus précaires, à une société reposant sur le lien humain, la générosité, la solidarité. Il nous entraîne à la rencontre de personnes que l’on ne voit pas beaucoup, qui évoluent en marge de la société, exercent des boulots que peu d’autochtones supporteraient, avec une force de caractère et une résilience admirables. Au premier rang de ces personnages émouvants, il y a évidemment Souleymane. L’homme est admirable. Il est travailleur, respectueux des clients, même si ceux-ci ne lui facilitent que rarement la vie. Il est apprécié par les autres migrants, qui louent son caractère, ses qualités d’écoute, son calme. Comme il parle de surcroît un français impeccable et est plein de bonne volonté, on lui accorderait volonté l’asile si on avait ce pouvoir.
On en ferait autant pour son interprète, Abou Sangaré. Comme le personnage, ce jeune homme de 23 ans vient de Guinée et est sans papiers. Il est arrivé en France il y a six ans, encore mineur, ce qui lui a permis de passer un baccalauréat professionnel pour être mécanicien. A la suite de cela, il a reçu une proposition de CDI dans un garage, dans son département d’adoption, la Somme. Forcément, pour ce rôle, il n’a pas eu à trop de mal à se projeter et à trouver le ton juste. Ce qu’il raconte, c’est quasiment sa propre histoire. Il se nourrit de sa propre situation, de son lien avec ses proches restés en Guinée, de toutes les épreuves qu’il a traversées. Idem pour l’audition face à l’OFPRA. Il connaît bien le processus et la versatilité du verdict rendu.
Il en a fait l’amère existence puisque l’administration, visiblement peu sensible à ce parcours pourtant courageux, a rejeté sa demande de régularisation peu de temps avant le Festival de Cannes.
Voilà donc un homme ayant reçu un prix prestigieux dans la compétition Un Certain Regard, le Prix d’interprétation masculine, une première pour un Africain noir, et qui porte haut les valeurs d’humanité et de fraternité – l’un des piliers de la République française, paraît-il… – qui risque donc d’être expulsé du territoire…
Ceci nous amène à une petite question : puisqu’on donne parfois des médailles honorifiques de Chevalier des Arts & Lettres à des types n’ayant parfois rien fait de notable, que l’on naturalise des footballeurs dont le seul mérite est d’être plus ou moins adroits pour taper dans un ballon, ne pourrait-on pas envisager de régulariser un homme qui vient de briller dans le plus grand festival de cinéma du monde?
L’acteur n’est pas seul à avoir été primé, puisque Boris Lojkine a également reçu le Prix du Jury de la section parallèle cannoise, des mains du jury de Xavier Dolan. Et à en juger de l’applaudimètre au moment de la remise des prix, le public était d’accord avec ces décisions.
Contrepoints critiques :
Nous n’avons pas trouvé de critique négative ou même mitigée du film.
“Tandis que certains films sur l’expérience migratoire se complaisent dans le misérabilisme et torturent à outrance leurs personnages (on pense à Tori et Lokita des frères Dardenne, sorti en 2022, ou Moi, capitaine (Io capitano) de Matteo Garrone, sorti au début de l’année 2024), Boris Lojkine a également fait le choix salvateur d’atténuer, par petites touches, la dureté de son récit.”
(Anaïs Bordages – Slate)
”Avec L’Histoire de Souleymane, Boris Lojkine réussit une fiction aussi haletante que documentée sur les traces d’un livreur à vélo à Paris. Pas de pathos, juste le quotidien tendu d’un clandestin dans les deux jours qui précèdent son audition pour sa demande d’asile”
(Philippe Rouyer – @philippe_rouyer sur X)
Crédits photos : copyright Unité – Images fournies par le Festival de Cannes