De quoi ça parle ?
De l’irrésistible ascension de Donald Trump, à partir du moment où il est pris sous son aile par l’avocat Roy Cohn, ténor du barreau, virtuose de la communication et expert en magouilles, dans les années 1970. Et en parallèle, du déclin de celui-ci, dépassé par son élève, vampirisé par celui qui entend (1) briguer un second mandat comme Président des Etats-Unis.
Pourquoi on vote pour (le film, hein, pas pour Trump) ?
Dans ses discours, Donald Trump insiste toujours sur son parcours de « winner », qui s’est forgé seul, par la seule forte de sa volonté et celle de Dieu. Le grand public sait moins que ce « dieu », en l’occurrence, était Roy Cohn. Enfin, si l’on ose la comparaison, car le bonhomme était plutôt le Diable incarné…
Cohn s’est d’abord fait connaître en tant qu’adjoint au procureur de New York, en 1951. Cette année-là, il a joué un rôle majeur dans la condamnation à mort des époux Rosenberg, accusés d’espionnage contre les Etats-Unis au profit de l’URSS, en arrachant le témoignage à charge de David Greengrass, le frère d’Ethel Rosenberg.
Puis, fort de cet “exploit” controversé, Greengrass étant depuis revenu sur son témoignage, il est devenu le bras droit de Joseph McCarthy alors en pleine “Chasse aux sorcières”. Usant de techniques d’interrogatoire très offensives et de méthodes parfois douteuses, il a été un des acteurs les plus zélés de cette traque d’hypothétiques agents, militants ou sympathisants communistes, mais aussi d’homosexuels. Un comble quand on sait que lui même était plutôt à voile qu’à vapeur, même s’il n’a jamais reconnu publiquement ses préférences sexuelles. En tout cas, le maccarthysme a brisé des milliers de vies et poussé plusieurs personnes à l’exode ou au suicide, et Cohn en a été directement responsable.
Il s’en est bien sorti, survivant à la chute de son mentor et rebondissant comme avocat privé, notamment pour le compte de la mafia new-yorkaise, réussissant souvent à négocier des peines réduites ou faire acquitter ses clients. En parallèle, Roy Cohn s’est frayé un chemin en politique, soutenant notamment les candidats les plus conservateurs et se constituant un carnet d’adresses étoffé qui a bien aidé ses clients dans certaines situations délicates. Là encore, l’homme était un véritable paradoxe sur pattes, puisqu’il se revendiquait plutôt membre du parti démocrate et a essentiellement contribué à faire élire des présidents républicains, sans compter Donald Trump…
Donald Trump a croisé Cohn en 1973, dans un club privé de New York. La rencontre n’a pas été fortuite mais provoquée. Trump a dû batailler pour se faire admettre dans ce lieu très select, en s’appuyant sur le statut d‘homme d’affaires de son père Fred Trump. A l’époque, le jeune Donald n’était pas grand chose. Il était juste l’employé de son père, s’occupant des basses besognes, comme aller réclamer les loyers en retard et il avait du mal à se faire respecter. Il était déjà ambitieux, comme tant d’autres, mais manquait d’assurance, de méthode et de culot. Il a réussi malgré tout à se faire admettre à la table de Cohn, auquel il a pu exposer le problème de l’entreprise familiale. La société immobilière de Fred Trump était en effet accusée, à juste titre, de refuser de louer des logements aux personnes de race noire, ce qui était évidemment illégal. A priori, sur le papier, la Justice américaine n’aurait eu aucun problème pour faire condamner le promoteur et faire fermer sa société. Mais Cohn, conscient du potentiel de Trump ou séduit par ce jeune homme prêt à être pris en main, a finalement accepté d’être son conseiller et a réussi à retourner la situation au bénéfice des Trump. Donald en a profité pour écarter son père et prendre les rênes de l’entreprise familiale, des projets plein la tête. On connaît la suite… Du moins dans les grandes lignes.
Le film d’Ali Abbasi montre que c’est Cohn qui a formé son “apprenti” (2) et en a fait une vraie machine de guerre dans le milieu des affaires, puis indirectement, plus tard, dans le monde politique. Il lui a transmis sa méthode de travail, ses principes, ses techniques de communication agressives (“attaquer”, “ne rien admettre, tout nier”, “toujours revendiquer la victoire et ne jamais reconnaître sa défaite”), ses astuces plus ou moins légales pour faire tomber ceux qui se mettraient sur son chemin (pressions psychologiques, intimidation, chantage…).
Sous la tutelle du serpent des prétoires, le jeune loup des affaires a rapidement pris une autre dimension. Fort de son flair, Trump a tenté des coups immobiliers audacieux qui lui ont permis de construire un véritable empire. Initialement, ceux-ci n’ont pu se concrétiser que grâce aux relations de l’avocat avec des politiciens véreux ou certains de ses amis mafieux, à ses tours de passe-passe financiers et judiciaires qui ont évité plus d’une fois la faillite ou la condamnation de la Trump Organization.
Mais le jeune promoteur a vite appris. Il a mis tout le savoir hérité de Cohn au service de ses ambitions et est devenu incontrôlable, n’écoutant plus les conseils de son entourage. Ayant dépassé le maître, l’élève a ensuite continué sa route seul, avec un certain succès, se construisant l’image d’un “winner” qui a perduré même dans la défaite, lors de l’élection Présidentielle de 2020. Et il est toujours là en 2024…
La force de ce récit, c’est de dresser les portraits croisés de deux figures marquantes et controversées de l’histoire des Etats-Unis, l’un officiant plutôt dans l’ombre – même si plusieurs oeuvres audiovisuelles l’ont mis en avant (3) –, l’autre dans la lumière, sans tomber dans la caricature. Il aurait été facile de signer une fable féroce ne stigmatisant que les mauvais côtés des deux personnages. Ali Abbasi fait le choix de montrer des êtres moins solides qu’il n’y paraît, encore un peu humains derrière cette carapace blindée qu’ils se forgent. Cependant, leur trajectoire est opposée. Au début, Trump est un jeune homme idéaliste – même si on ne partage pas forcément ses idées – assez tendre et naïf, tandis que Cohn est un type froid et dur, difficile à cerner. A la fin, l’avocat s’avère enfin vulnérable, presque terrifié par le monstre qu’il a créé, et laisse percer une humanité qu’on ne lui connaissait pas. Trump, lui, est devenu encore plus glacial que Cohn à son apogée, un type détestable, dévoré par l’ambition et la mégalomanie. Il serait prêt à vendre père, mère, frère et tante pour arriver à ses fins. Il manipule tout le monde, ment, se montre excessif, parfois violent. Il essaie de modeler son physique au- delà du raisonnable, entre implants capillaires, chirurgie plastique et pilules pour maigrir qui lui donnent le teint orangé. Il y a malgré tout quelque chose de pathétique dans ce personnage finalement très solitaire, isolé à cause de son comportement et de sa quête de gloire. Ali Abbasi ne cherche pas à juger ses personnages. Il montre juste comment leur rencontre a infléchi leurs trajectoires respectives et comment le désir de pouvoir peut altérer la personnalité des uns et des autres. En cela, ce n’est pas vraiment un film “à charge”.
Pour autant, on sent bien que le cinéaste n’est pas vraiment en phase avec les idées et les attitudes de ses deux personnages, qui ne sortent pas vraiment grandi du récit. Toute la communication de Donald Trump est mise à mal quand on l’analyse à l’aune de ce que Cohn lui a enseigné. Le bonhomme essaie de vendre l’image d’un homme d’affaires au flair infaillible, droit et vertueux, proche des gens et capable de réconcilier un peuple divisé. Le film dévoile sa vraie nature : un type mégalomane, raciste, misogyne, homophobe, assez bête en dehors de la politique et du business, manipulateur et menteur, infidèle et prêt à trahir ses rares amis. Bref, tout ce que les électeurs américains devraient détester…
bien que le réalisateur et ses producteurs se défendent d’avoir signé un film politique, le fait que sa sortie aux Etats-Unis soit prévue juste avant les élections n’est sans doute pas un hasard…
Cohn, lui, avait déjà l’image d’un type pourri jusqu’à la moëlle. Le film ne fait que conforter cela. Il l’humanise un peu, comme expliqué précédemment, mais pour mieux souligner le paradoxe d’un homme qui a porté toute sa vie des valeurs totalement opposées à ce qu’il était.
En fait, Trump et lui ne font qu’essayer de s’intégrer à un pays lui-même paradoxal, bâti sur des conquêtes violentes et des injustices flagrantes, dont on voit encore les effets, quelques siècles plus tard, mais essayant de faire tenir la façade proprette d’une “American Way of Life” conservatrice, très prude et pieuse. Ils ne sont que les maillons d’un système bien plus vaste qui, sous couvert de liberté économique et politique, permet à une caste d’individus de garder le pouvoir et le contrôle sur leur environnement. Le constat est assez glaçant, d’autant qu’il évoque aussi d’autres montées de mouvements populistes et de politiques radicales un peu partout dans le monde.
The Apprentice séduit sur le fond et brille aussi sur la forme. Esthétiquement, le film mélange plusieurs formats et éclairages pour correspondre aux différentes époques du film : 16 mm pour les années 1970, avec des éclairages plus feutrés, image granuleuse évoquant le VHS et éclairages plus crus pour les années 1980. Ceci lui permet d’accompagner la mue de Trump et de voir basculer le rapport de force entre Cohn et ce-dernier.
La mise en scène joue aussi sur les différences de cadrages, les compositions d’images pour jouer sur l’évolution des relations des deux personnages.
Tout est parfaitement rythmé, même si le film, comme cette critique, aurait gagné à être un peu plus condensé.
Enfin, la direction d’acteurs est formidable. Sebastian Stan est assez bluffant dans la peau de Trump, même s’il est vrai qu’avec une simple moumoute jaune, un autobronzant chargé en DHA et carotène, un plissement des yeux et un pincement de lèvres, le mimétisme est assez facile à atteindre. Mais c’est surtout Jeremy Strong qui tient le film. Il campe un Roy Cohn à la fois fascinant et effrayant, laid et charismatique, comme les deux facettes de l’Amérique.
(1) : [Edit] moins bien, espérons-le, avec son oreille éraflée…
(2) : “The Apprentice” était aussi le nom de l’émission de télé-réalité où Trump repérait des porteurs de projets ambitieux et les aidait à les finaliser.
(3) : Citizen Cohn, un téléfilm avec James Woods, puis Angels in America, la pièce de Tony Kushner adaptée en mini-série par Mike Nichols, ont pour protagoniste principal Roy Cohn.
Contrepoints critiques :
”The Apprentice proposes that Cohn, who many considered equally as monstrous, eventually realised to his horror what he had wrought by unleashing his pupil on the world. But that tepid assertion is hard to buy — just a strained attempt at a dramatic crescendo in a film that presents us with The Donald, but fails to put its stamp on him.”
(Tim Grierson – Screen Daily)
”Jeremy Strong and Sebastian Stan Can’t Save This Donald Trump Origin Story from the Ultimate Banality of Its Subject”
(David Ehrlich – Indie Wire)
”Ali Abassi filme la relation maître élève entre Trump et le diable Roy Cohn comme un pacte faustien, un héritage du mal dans l’Amérique des 80s, contrechamps d’Angels in America Efficace et vener comme une bonne série hbo.”
(Renan Cros @Imnotgenekelly sur X)
Crédits photos : Images fournies par le Festival de Cannes – Copyright Scythia Films