Nosferatu, une symphonie de l’horreur de murnau

Nosferatu, une symphonie de l'horreur (1922) de Murnau

Nosferatu, une symphonie de l'horreur (1922) de Murnau disserte sur la peur et la mort, caractère de notre condition humaine, et traite aussi de forces irrationnelles comme partie prenante de cette même condition. Nosferatu est une figure archétypale de la mort : inévitable, omniprésente et indépassable. Le portrait du comte Orlok, grotesque et repoussant, fait sens aussi. Cette image souligne notre angoisse face à la mort ; notre finitude.

Un désir à jamais insatisfait

Le vampire n'est pas une créature assoiffée de sang. C'est une créature qui souffre d'une soif de possession qui n'aura jamais de terme. C'est une forme d'éternité. Sauf que pour durer, il lui faut se nourrir d'autrui. La mort a pour festin le vivant. La mort s'abreuve sans cesse du vivant mais elle n'aura jamais de plénitude. Comme l'écrivait Saint Augustin, il n'y a rien de pire que la mort qui ne meurt pas.

Le désir est insatiable. On est satisfait quelques temps quand nous possédons l'objet désiré mais on s'en lasse vite. Le vampire est quelque peu apaisé mais très vite, il a de nouveau soif de sang ; un nouveau désir. Ne sommes-nous pas nous-mêmes pris dans ce cycle infernal ? Nous sommes toujours en manque : la jalousie, d'un accomplissement personnel. Dans de nombreuses fictions, le héros ou l'héroïne ont un besoin : quelque chose leur manque, du courage, de la chance, l'amour... heureusement que la fiction se termine sinon le véritable héros serait le manque et non pas le triomphe de soi-même sur soi.

Or, le vampire est enfermé dans son désir. Le vampire, c'est ce qu'il arrive quand le corps devient immortel. Et quand le corps est immortel, l'âme s'efface t-elle ? L'absence de reflet du vampire est une métaphore pour expliquer que le vampire a perdu sa capacité spirituelle ou dit autrement, que l'homme qui se déshumanise n'est plus capable de compassion (ou autrement de bonté), n'est plus en quête de sens de son existence, ni de réflexion sur celle-ci : ainsi, l'incapacité du vampire à se refléter dans un miroir est cette métaphore qu'il n'a plus de spiritualité, plus d'âme. En fait, il n'a plus d'identité à refléter.

L'idée de la figure vampirique porte, paradoxalement, l'affirmation de notre existence en tant que matérielle et d'essence spirituelle. L'immortalité du corps nous vide de notre substance humaine. Certes, il faut être d'accord avec le concept de vie éternelle qui s'oppose à l'idée d'une mort qui ne meurt pas.

Un être sans but

Cela posé, l'inextinguible soif du vampire lui procure une éternelle frustration : toujours désirant, jamais comblé. La prédation repose sur la domination d'autrui, c'est dans sa nature. Or, c'est dans une réciprocité sincère entre l'autre et nous que nous pouvons atteindre une mutuelle plénitude. La prédation satisfait des besoins immédiats sans juger des conséquences ni pour l'autre, ni pour soi-même du moins d'un point de vue spirituel.
Il n'y a pas d'accomplissement à espérer dans la prédation, seulement la survie. Mais sans dimension spirituelle, elle est bien vaine.

L'ombre du comte Orlok

On ne peut juger le vampire sur ses actes. Il est la figure d'un déterminisme de notre propre condition humaine qui échappe à notre volonté. Il est l'expression de nos limitations, de nos imperfections, en un mot de nos souffrances.

Par quel détour tortueux de l'imagination, le vampire en est-il arrivé à représenter notre condition d'être vivant soumis à la maladie, à la mort, à la perte ? Leibniz parlait d'un mal métaphysique pour désigner ces caractéristiques de notre condition humaine. Et il semblerait bien qu'elles soient inscrites dans la structure de notre univers.

Je ne cherche pas à faire l'apologie du vampire mais l'idée du vampirisme est intéressante non seulement pour ce que j'ai exposé plus haut mais parce qu'elle représente notre imperfection. Je m'explique : le vampire est une forme ; nous-mêmes en tant qu'êtres humains sommes une forme parmi la multiplicité des formes possibles dans l'univers. Le vampire n'est pas un être maudit, la contingence a voulu qu'il soit d'une forme singulière avec ses imperfections : l'hypersensibilité au soleil, l'absence d'une âme, le besoin insatiable donc vain de sang.

L'ombre du comte Orlok, plus imposante que lui, démontre que dans un seul être, le mal est plus prononcé que la lumière. S'il n'y avait que la lumière, nous serions incapables de juger. L'ombre du vampire n'est que l'émanation d'un être dépourvu de substance spirituelle. Cette sombre image du vampire n'est que la projection de notre inquiétude et de notre détresse : deux critères qui accompagnent notre vie.

La peste

La peste, cette bête immonde, coïncide avec l'arrivée de Nosferatu. Elle corrompt les âmes. Je ne peux m'empêcher de rapprocher cette idée de celle du contexte politique qu'on trouve dans Docteur Mabuse, le joueur (1922) de Friz Lang. Le Nosferatu de Murnau est de la même année. La peste est ce mal qui se répand sans discrimination. Elle provoque le chaos comme cette république de Weimar dont l'instabilité politique, économique et sociale surtout après l'humiliation du Traité de Versailles révéla la fragilité d'une structure sociale prête à imploser.

Il n'est donc pas étonnant que des sectes extrémistes comme le parti nazi attirèrent l'attention d'une bien vulnérable population. La peste, saisie par un artiste, est donc bien une contagion idéologique. Murnau et Lang témoignent d'une prise de conscience d'une société en pleine déliquescence.

Le vampire, une figure du romantisme

En réaction contre la prétendue toute-puissance de la raison, le romantisme a puisé dans nos pulsions, nos terreurs, notre inconscient. Le désir, la transgression, une quête insensée d'un au-delà de la condition humaine furent les armes les plus dangereuses du romantisme.
Le vampire, cette figure par excellence du romantisme, est bien plus qu'effrayante. C'est de notre angoisse qu'elle s'abreuve et de ce désir fou d'immortalité. Pour une âme perdue, il est un Don Juan mélancolique et terriblement séducteur.

Nous sommes pris entre les mâchoires d'un étau du vivre ensemble. Projection de notre inconscient, cette figure immortelle et sublime n'est pas sans conséquence. Cette liberté absolue à laquelle nous aspirons, c'est vers un abîme de solitude qu'elle tend.

Faisons un aparté sur une notion importante : le besoin de sang du vampire. Dans de nombreuses traditions, le sang est bien plus qu'un fluide corporel : l'âme se meut dans le corps par le sang. Nous avons dit qu'il manque au vampire une dimension spirituelle pour être parfait. Cet insatiable besoin de sang serait alors sa quête désespérée d'atteindre une perfection. Prosaïquement, le sang est cette force vitale qui le maintient en vie.

Lorsque nous imaginons un tel personnage pour un récit d'horreur mais que nous ne souhaitons pas reprendre une figure vampirique, il nous faut lui trouver un moyen d'interagir avec le monde matériel. Samara Morgan, par exemple, de The Ring (2002) est un esprit vengeur qui est, elle aussi, immortelle et son existence, bien que de forme spectrale, se mêle au monde matériel par des moyens technologiques modernes. Les images, les rêves et les visions qu'elle provoque sont sa manifestation dans la réalité de son immatérialité.

Le tourment

Acceptons l'idée que le vampire n'est pas un monstre. Il est angoissé par son existence ; il souffre du poids de son immortalité. Nous-mêmes sommes pris entre notre aspiration au sublime et la triviale réalité de notre quotidien, du vulgaire dans le sens où on l'employait autrefois. Un vulgaire qui nous fait nous demander quel sens peut bien avoir notre vie.

Certes, le Nosferatu de Murnau n'est pas dépeint comme les vampires de John Polidori ou de Sheridan Le Fanu. Il n'est pas ce séducteur qui charme ses victimes avant de les achever. Nous sommes davantage fascinés par le mystère et ce pouvoir destructeur du vampire, ces aspects sombres de notre humanité.

Mais alors, pourquoi la peur et la répulsion ? Nous possédons ce désir d'immortalité. Ce n'est pas l'idée qui fait peur mais sa représentation. La silhouette de Orlok qui se projette sur notre conscience donne à celle-ci un objet qui la terrifie. Et l'expérience de cet objet qui s'impose à notre conscience, c'est de la peur.

Ce qu'on nous démontre est qu'autant l'idée d'une liberté absolue délivrée de sa condition terrestre est fascinante, la représentation qui en est donnée nous avertit du danger d'une telle aspiration.

Le sacrifice

Ellen, la magnifique épouse de Thomas, se sacrifie bien volontiers pour détruire Nosferatu. Kierkegaard voyait dans le sacrifice par le don de soi le seul moyen d'en finir avec le mal. C'est un peu forgé dans le même fer que l'idéologie chrétienne et la question reste entière : le monde peut-il vraiment s'en débarrasser ?

Bien que Thomas soit le personnage principal de ce récit de Murnau, c'est la relation entre Ellen et Nosferatu qui est au cœur de l'intrigue. Les deux figures sont contradictoires : innocence d'un côté, une âme pure, et de l'autre, son prédateur naturel.

Il serait maladroit cependant de considérer une victime et son bourreau. Entre ces deux-là s'exerce une étrange fascination. C'est le moyen qu'à trouver Henrik Galeen, le scénariste, pour amener les thèmes du désir, de la mort et du sacrifice. Nosferatu apparaît à Ellen comme un être qui représente une liberté à laquelle Ellen aspire : Thomas est souvent absent et elle doit se conformer aux contraintes de son milieu.
Et Nosferatu entre dans sa vie : une promesse de liberté, de transgression. Ellen sait-elle déjà que la mort exigera d'elle un ultime sacrifice ? C'est bien plus qu'un pacte faustien.

Ellen ressent Nosferatu avant même qu'il arrive. C'est l'expression du désir inconscient d'Ellen à bouleverser l'ordre qui l'étouffe. Nosferatu est un être qui représente nos passions et nos pulsions : en cela, il est désigné comme le mal par la conscience collective parce que celle-ci refuse de voir en elle ses propres angoisses et désirs.

De son côté, Nosferatu, créature de la nuit, est attiré par la blancheur d'Ellen. Ellen est aussi une promesse pour Nosferatu : chaleur et vie. Tout comme Ellen, c'est une promesse fatale.

Henry James et Bram Stoker sont contemporains et tous deux ont proposé un schéma dans lequel une héroïne s'offre comme bouclier spirituel sacrifiant son corps afin de conserver en soi le mal et le contenir pour protéger les êtres chers et d'éviter la propagation du mal : cette peste qui détruit les âmes.
Certes, faire de la femme la garante de l'ordre répond favorablement aux valeurs de l'époque de Stoker et James. Ce geste héroïque et sacrificiel s'adapte à un récit moderne. Il serait alors davantage considéré comme un renoncement à soi, à son identité, à sa liberté non par devoir mais par la volonté d'accomplir quelque chose de plus grand que soi. Ce n'est pas une résignation ; décidément, la femme est l'avenir de l'homme, affirme Aragon. Par Ellen, Mina ou la gouvernante chez James, on nous apprend que la volonté de la femme est le moyen de la rédemption et du salut, c'est-à-dire une approche totalement opposée à Eve qui s'est totalement laissée influencée par le mal.

La volonté de Ellen d'accepter la mort pour vaincre la mort est cet ultime acte sacrificiel où l'amour et la mort ne sont qu'un.

Quelques conseils

La peur se construit progressivement. Le bal des vampires (1967) de Roman Polanski avec ses éléments de mystère et de menace latente construit lentement la peur qui prend son temps pour s'installer, qui joue sur les attentes et les non-dits. Il est donc important dans l'écriture d'un scénario d'horreur de préserver la montée de l'angoisse par des détails qui recèlent déjà quelque chose d'inquiétant mais qui ne dévoilent pas pleinement la menace. Le Prince des Ténèbres (1987) de John Carpenter joue aussi sur une tension progressive avant que la véritable menace ne se découvre totalement. C'est l'accumulation d'indices. D'abord une présence vague et inexplicable qui peut être surnaturelle ou bien qu'on peut expliquer rationnellement mais il est encore trop tôt pour que la conscience s'en saisisse ; ou bien un mystère réservé à des initiés, pain béni des sectes.

February (2015) de Oz Perkins réussit à laisser planer une ambiguïté entre le surnaturel et le rationnel. C'est de cette incertitude des indices énigmatiques que la peur s'empare de nous. Faites donc en sorte que la peur ne soit pas immédiate.

Un mal moral et un mal métaphysique

Pour nous donner quelques idées, consultons Leibniz. Nous sommes des êtres finis : au bout d'une vie terrestre, il n'y a que la mort. Ce n'est pas la seule imperfection ; notre intelligence a aussi ses limites même si le progrès nous ouvre toujours de nouveaux horizons, à un moment donné est atteint une nouvelle limite.

Selon Leibniz, toute existence créée (par quoi ou par qui ?) est naturellement limitée : c'est ainsi qu'elle est créée. Le raisonnement de Leibniz est simple : Dieu est parfait et infini et dans le meilleur des mondes possibles créé par lui, il ne peut y avoir d'être semblable à Dieu ; d'où notre imperfection. Pour Leibniz, la contingence (on peut exister tout comme on ne peut jamais exister) et notre finitude sont un mal métaphysique. Pour exister, il faut que nous soyons atteints de ce mal métaphysique.

Le mal moral est très humain : ce sont nos fautes parce que des actions et des décisions que nous prenons sont contraires à la morale. Nous possédons un libre-arbitre (d'où qu'il vienne) et nous avons donc la possibilité de faire le bien ou le mal. Leibniz considère que c'est Dieu qui nous a donné la liberté de choisir. Chacun voit la chose comme il le sent, pour moi, Dieu ne peut être le seul à avoir une volonté libre parce que si nous entendons Leibniz, ce libre-arbitre ne vient pas de notre nature humaine.

Cette liberté donnée par Dieu est utile car elle permet de discerner le bien authentique. Si nous avons le choix, et que nous décidions le bien, c'est que celui-ci est vrai et non pas contraint. Si nous favorisons toujours notre ego sans compassion pour celui des autres, moralement c'est mal. Et si nous sommes injustes, c'est parce que nous l'avons voulu. Selon Leibniz, le coupable est notre liberté car c'est elle qui nous autorise à être injuste. Certes, Leibniz dit qu'il vaut mieux avoir un libre-arbitre capable d'actes mauvais que pas de libre-arbitre du tout.

Monstres ou pas, dans l'écriture de l'horreur entre forcément le mal. Le mal métaphysique sera représenté par une force qui dépasse la volonté des personnages. Ils ne peuvent ni la contrôler ni la vaincre, du moins totalement. Un virus, par exemple, dont l'origine nous échappe encore si tant est que notre raison est capable de la comprendre ou bien un mal naturel dans le monde qu'habitent les personnages. The Addiction (1995) de Nicholas St. John à l'écriture et Abel Ferrara se sert du vampirisme comme une allégorie de l'addiction (quelle qu'en soit la substance) contre laquelle, malgré leurs efforts et diverses tentatives, les personnages ne peuvent résister.

Dans The Mist (2007) de Frank Darabont, ce mal métaphysique s'incarne dans le brouillard qui recouvre la ville. Les créatures qui se cachent dans le brouillard sont une métaphore de nos peurs ancestrales que nous ne pouvons saisir pleinement. Lutter contre elles est incertain et probablement orgueilleux car cette vanité est inéluctablement tragique.

Le mal moral interroge le lecteur/spectateur. Comment juge t-il le sacrifice d'Ellen dans le Nosferatu de Murnau ?