“Lee Miller” d’Ellen Kuras

Par Boustoune

Eté 1937, à Mougins, dans le sud de la France. Un groupe d’amis se prélasse au soleil, en toute insouciance. Ce sont presque tous des personnalités mondaines ou des figures des arts et des lettres, liées au mouvement surréaliste : le peintre Pablo Picasso (Enrique Arce), le photographe  Man Ray (Sean Duggan) et sa nouvelle muse Ady Fidelin (Zita Hanrot), Paul Eluard (Vincent Colombe) et sa femme Nusch (Noémie Merlant), Jean et Solange D’Ayen (Patrick Mille et Marion Cotillard), le peintre et poète Roland Penrose (Alexander Skarsgård),…  Le cercle compte aussi parmi ses membres Elizabeth “Lee” Miller (Kate Winslet), une américaine de trente ans qui s’est fait connaître en tant que mannequin, au milieu des années 1920, avant de devenir l’égérie et la maîtresse de Man Ray en 1929. Grâce à cette rencontre, Lee s’est prise de passion pour la photographie et est devenue l’assistante de son mentor pendant deux ans, avant de reprendre sa liberté. Depuis, tout en continuant le mannequinat, elle prend des photos pour son propre studio et sert de muse à ses amis surréalistes (1). A priori, tout la prédestine plutôt à une carrière entre mode et art, même quand elle accepte de s’installer avec Penrose à Londres.

Seulement, en Allemagne, Adolf Hitler a renoncé, lui, à une carrière de peintre. Il s’est emparé du pouvoir et se prépare à la guerre, ainsi qu’à un plan d’extermination de masse dont personne n’a conscience à cette époque.
Quand la guerre éclate, Lee Miller est bloquée en Angleterre et doit s’adapter pour continuer à travailler. Ayant échoué à se faire engager comme photographe de mode pour le British Vogue, elle propose ses services comme photographe de presse, avec pour idée de sensibiliser le lectorat féminin à l’effort de guerre, mais aussi de montrer le quotidien de la population britannique à cette époque. Engagée par Audrey Withers (Andrea Riseborough), elle s’intéresse peu à peu à la vie des unités militaires, dans les bases et les camps médicaux et trouve enfin sa véritable vocation. Lee va devenir une photographe de presse respectée, et l’une des rares correspondantes de guerre évoluant aussi loin sur la ligne de front. Elle va être l’une des seules photographes présentes lors de la libération des camps de Dachau et Buchenwald, et ses clichés aideront le monde à réaliser l’étendue de la barbarie du régime nazi.

Longtemps directrice de la photographie (2), Ellen Kuras a probablement été marquée par le travail de Lee Miller, qui a été redécouvert et exposé durant les années 1990. Elle a probablement apprécié le style artistique singulier que celle-ci appliquait aussi bien à ses clichés de mode – même si encore sous l’influence de Man Ray – qu’à ses photos de presse, parfois avec des mises en scènes déconcertantes.
Après être passée à la réalisation avec un film documentaire remarqué évoquant la Guerre Civile Laotienne (3),  Ellen Kuras a assez logiquement choisi Lee Miller pour être le sujet de son premier long-métrage de “fiction”, les guillemets étant de rigueur pour un biopic prenant probablement assez peu de libertés par rapport à l’histoire réelle.

La cinéaste a choisi de se concentrer quasiment uniquement sur la période 1940-1945, car c’est là que Lee Miller a vraiment découvert sa voie et a le plus affirmé sa personnalité. Elle possédait déjà un caractère fort, comme en témoigne sa première rencontre avec Roland Penrose, marquée par une joute verbale pleine d’esprit et de provocation. Mais durant la guerre, elle a du redoubler d’efforts pour s’imposer en tant que reporter, faire face à la misogynie des militaires, qui n’autorisaient aucune présence féminine lors de leurs meetings, s’opposer à Penrose, qui la pressait de rentrer à la maison plutôt que de partir en expédition au fin fond de l’Europe, et a surtout dû apprendre à encaisser les chocs, les images insoutenables de la guerre et ses conséquences. Celles des blessés amputés, des combats violents, des charniers, mais aussi celles des survivants sonnés, des enfants traumatisés, des collabos tondus par une population haineuse.
Lee Miller n’étant pas très connue du grand public, ce biopic s’avère utile pour découvrir une artiste douée, au parcours assez incroyable, qui a fréquenté les artistes les plus passionnants de son temps et côtoyé les pires horreurs.
C’est aussi un drame historique poignant et un film de guerre puissant, ce qui permet au spectateur de ne pas voir passer les deux heures du récit.

C’est enfin un très beau portrait de femme, inspirante et forte, porté par une Kate Winslet impeccable, qui s’inscrit illico parmi la liste des prétendantes à la statuette de la Meilleure Actrice aux prochains Oscars. L’actrice britannique brille avec une intensité rare incarnant avec une authenticité saisissante cette femme aux multiples facettes. Elle est aussi crédible en muse des surréalistes, sensuelle et mutine (4), qu’en photographe de guerre plongée en pleine tourmente (5) . Winslet réussit à traduire à l’écran la complexité et la force intérieure de Miller, rendant hommage à son courage et à son esprit indomptable. Elle réussit aussi bien à être crédible en muse sensuelle de 30 ans—20 ans de moins que son âge réel—qu’en reporter de guerre encaissant les horreurs du conflit 1939-1945, aussi à l’aise dans les dialogues en anglais, où elle se force à adopter un accent yankee, qu’en français dans le texte, aussi impressionnante dans l’action que dans l’émotion.
Elle n’a besoin que de quelques gestes, quelques marques de trouble, pour évoquer les facettes moins glorieuses du personnage, notamment l’addiction à l’alcool, aux somnifères et aux amphétamines que la véritable Lee Miller a développée durant la guerre, sans doute pour supporter toutes les atrocités saisies par son appareil photo et de vieilles blessures d’enfance mal refermées.
Ce rôle est assurément l’un des sommets de sa carrière, déjà riche en rôles marquants (on pense moins à son personnage dans Titanic qu’à ses performances dans Les Noces rebelles, The Reader, Ammonite, ou, à la télévision, dans Mildred Pierce et Mare of Eastown).

Pour l’épauler, Ellen Kuras a choisi un casting impressionnant, d’Alexander Skarsgård à Andy Samberg, en passant par la toujours remarquable Andrea Riseborough. Cette dernière incarne elle aussi une personnalité féminine forte, Audrey Withers, qui a mené la rédaction du British Vogue de main de maître pendant près de vingt ans, changeant la ligne éditoriale pour donner plus de place aux sujets de société et aux photographies.
Elle offre aussi de petits rôles à Zita Henrot, Noémie Merlant – qui a besoin de moins de cinq minute pour dévoiler sa poitrine, certes charmante – et Marion Cotillard – qui réussit, en moins de cinq minutes, à émouvoir.
Tous ses acteurs sont évidemment magnifiquement mis en valeur. On ne s’attendait pas à moins de la part d’une cinéaste au passé de chef opératrice, même si ici, elle a décidé d’être épaulée par un autre grand nom du métier, Pawel Edelman, collaborateur attitré d’Andrzej Wajda et de Roman Polanski, dont il a signé l’image du Pianiste.

Ellen Kuras signe une oeuvre puissante, aux qualités nombreuses qui rend hommage au métier de photographe de guerre (6), difficile, dangereux mais essentiel, et rend surtout justice à Lee Miller, modèle et artiste, femme-modèle, que beaucoup vont pouvoir (re)découvrir grâce à ce biopic en course pour les Oscars 2024.

(1) : Cet été là, elle a photographié Picasso en Minotaure et lui a servi de modèle pour “L’Arlésienne”.
(2) : On lui doit notamment la mise en lumière de films de Spike Lee
(He got game, Summer of Sam), Michel Gondry (Eternal Sunshine of the spotless mind, Soyez sympas rembobinez) ou Sam Mendes (Away we go).
(3) : The Betrayal – Nerakhoon nommé à l’Oscar du Meilleur Documentaire 2009.
(4) : Alors qu’elle a, pardon de cette indélicatesse, près de vingt ans de plus que la Lee Miller de 1937.
(5) : Elle s’est tellement investie qu’elle s’est blessée sur le tournage, heureusement sans conséquences.
(6) : Comme le film d’anticipation d’Alex Garland, Civil War, sorti en avril dernier. Le personnage principal, une reporter de guerre, se prénommait justement Lee en honneur de Lee Miller et était incarné par Kirsten Dunst, qui a un petit air de ressemblance avec la photographe.


Lee Miller
Lee

Réalisatrice : Ellen Kuras
Avec : Kate Winslet, Alexander Skarsgård, Andy Samberg, Andrea Riseborough, Marion Cotillard, Noémie Merlant, Zita Henrot, Patrick Mille, Vincent Colombe, Sean Duggan, Enrique Arce
Genre : Biopic, film de guerre, drame historique et portrait de femme pudique et sensible
Origine : Royaume-Uni
Durée : 1h54
Date de sortie France : 09/10/2024

Contrepoints critiques :

”Le film réussit l’exploit triple de rendre médiocres de bon·nes acteur·ices, de nous ennuyer avec un sujet aussi riche, et enfin de passer complètement à côté de son thème principal, à savoir la photographie de guerre, jamais vraiment interrogée et reléguée au rang de simple activité.”
(Maud Tenda – Les Inrockuptibles)

”Sans révolutionner le genre mais avec un souffle épique et une émotion contenue, ce film historique atteint son but, dignement.”
(Jérémie Couston – Télérama)

”Comme toujours époustouflante, Kate Winslet fait merveille dans ce rôle d’une féministe qui a su lutter contre la volonté des hommes pour accomplir sa destinée…”
(Renaud Baronian – Le Parisien)

Crédits photos : copyright SKY UK