ENTRETIEN AVEC CLAUDE BARRAS : « J’espère que le film porte un espoir ».

Par Cliffhanger @cliffhangertwit

C'est en toute simplicité que nous retrouvons Claude Barras, pour nous parler de son film Sauvages, avec une passion intacte dans ses yeux, celle des artistes, des passionnés, des aventuriers. Les enfants qui ont aimé Ma vie Courgette en 2016 seront 8 ans plus tard comme jeunes adultes d'autant plus touchés par le sujet de la déforestation traité dans Sauvages, même si clairement son humanité et sa générosité en font un film pour pour tous les âges !! Rencontre :

Claude, quelques mots sur ton parcours, de l'illustration pour enfants à Emile Cohl, l'anthropologie et images numériques à l'Université Lumière de Lyon et à l'infographie 3D à l'école cantonale d'art de Lausanne, les premiers courts métrages avec Hélium films, le succès avec Ma vie de courgettes et le César, pour en arriver à aujourd'hui ?

Je suis enfant, petit enfant et arrière petit enfant de paysan de montagne et je pense que ce film-là il vient aussi de ces racines et du monde paysan qui a beaucoup changé. Il reste 2 % de paysans, et ils sont soit en colère, soit en dépression. Le bouleversement du monde paysan et de l'argent qu'on met dans ce qu'on mange, donc notre rapport au monde avec seulement 7% du budget que l'on consacre à ce qu'on mange. Ce n'est pas pour rien car cette idée de baisser les prix ce n'est pas pour le consommateur, c'est une main basse sur les ressources et il y a toujours quelque chose qui se cache derrière.

A ce propos j'ai lu que tu disais que pour la sortie, vous alliez mener une campagne d'impact avec Greenpeace et plusieurs associations sur l'idée du commerce équitable, de la consommation, de la réintroduction des orangs outangs tu peux nous en parler ?

J'ai essayé de faire ce film avec une sujet profond, complet et vaste car ça parle de la modernité, de notre rapport au monde vivant et des difficultés de sortir des aspects destructifs de la modernité. C'est pas quelque chose que j'ai pu traiter de manière fine et complexe dans le film. Par contre, je montre à travers les yeux de ces enfants les enjeux pour les gens qui habitent là-bas. Le mieux c'est de passer le relais aux associations qui travaillent sur ces questions. Avec mes productrices qui sont très engagées sur ces sujets, on a fait une prospection et les associations qui ont trouvé que c'était un bon outil pour entrer en matière, on leur a donné le relais aujourd'hui, ils vont projeter le film et essayer de toucher des journalistes en parlant des sujets du film plutôt que du film et essayer de faire aussi des dossiers pédagogiques et des conférences.

" La terre ne nous appartient pas. Nous l'empruntons à nos enfants. " C'est le préambule du film qui reprend ce que disait Antoine de Saint Exupéry. C'est le message principal du film ?

C'est entre la phrase de Saint Exupéry qui vient d'une forme de sagesse traditionnelle et ce que j'ai trouvé et en Afrique et Asie et dans les ressources ethnographiques des Amérindiens d'Amérique du Nord des phrases similaires sur les générations qui viennent et que c'est à eux que l'on doit des comptes. J'ai donc fait un résumé de cette idée que j'ai laissé comme une phrase d'impact plus qu'une citation de quelqu'un de précis.

Le combat de Kéria dans le film est inspiré d'une véritable lutte d'un activiste suisse des années 80 : Bruno Manser, qui a vécu avec les Penan, une communauté de chasseurs-cueilleurs, installée depuis des siècles sur l'île de Bornéo, lieu où se déroule l'action de Sauvages. Tu peux nous en dire plus ?

Bruno Manser c'était un gars un peu comme moi qui venait des montagnes, il était fromager dans un alpage. Pour moi c'est comme un père spirituel et quelqu'un qui a traversé tout le projet car les gens que j'ai rencontrés à Bornéo soit l'avaient connu ou en tout cas était une figure inspirante pour eux, qu'ils soient Pénan ou pas Pénan. Ce qui a créée des liens très forts entre tous les gens qui ont travaillé sur le film. Il a laissé une fondation, parce que sa tête a été mise à prix et il disparu dans les années 2000. Sa fondation m'a mis en lien avec la communauté Pénan et accompagne le film dans la campagne d'impact et c'était un idéaliste qui voulait vivre dans un monde sans argent. Se disant que l'argent corrompait le monde. Il est parti un peu comme un Robinson Crusoé en quittant toute la civilisation pour aller vivre en autonomie dans la forêt. Là il a rencontré les Pénan qu'ils l'ont bien aidé, car un peu compliqué de se débrouiller seul dans une forêt !! Après quelques années, est arrivée une première route et les premières coupes rases pour l'industrie tropicale et ensuite pour l'huile de palme. Très vite, il a essayé de fédérer ces tribus qui n'étaient pas forcément amies ni conscientes de ce qui leur arrivait. Lui, il s'est posé en tant que syndicaliste, médiateur. Il a médiatisé ce combat, a pris de plus en plus de risques, jusqu'à sa tête mise à prix. Certains Pénans qui combattaient avec lui ont dû s'exiler. C'est une histoire qui m'a beaucoup habité quand j'étais enfant car c'était quelqu'un d'assez médiatisé en Suisse. J'avais tout ça enfoui dans un coin de mon cerveau. Et quand j'ai eu envie de travailler autour des Orangs Outangs, je me suis rendu compte que c'était la même forêt, le même combat et c'est ce qui a fait mon film.

Dans Ma vie de courgette (2016), il était déjà furieusement question de filiation, de rencontres qui font tout basculer et de comment faire famille, ces questions universelles et existentielles te passionnent également ?

Oui, car assez vite je me suis rendu compte que l'aspect politique devait être profond mais pas au premier plan car il s'agit d'enfants. Bien sur leur parcours est politique mais je ne devais pas trop me perdre dans cet aspect là pour justement être plongé émotionnellement dans cette matière et pour qu'ensuite les spectateurs aient envie de prendre position politiquement mais pas en le leur imposant avec le film. Et pour ça, il fallait faire entrer le spectateur dans la forêt. Au début, j'avais imaginé que c'était un enfant Européen qui était en vacances, et puis ça marchait plus ou moins. Et avec la scénariste, on s'est dit il faudrait que ça soit la même famille et assez vite, je me suis rappelé de Wes Anderson avec Fantastic Mr Fox (2009) que j'ai beaucoup aimé avec ce petit cousin qui vient et tout ce que ça peut faire dans un film. Du coup, on a resserré tout le scénario autour d'une famille où on a pu mettre et la modernité et la tradition et différents aspects de la vie, qu'on pourrait transposer aujourd'hui.

L'animé aura duré je crois 7 ans de travail. 15 plateaux qui tournent en même temps, 1 minute 30 à 2 minutes par jour. Quand le bébé singe Oshi cligne des yeux, c'est nous tous qui fondons en émotions. Tu t'es je crois archi documenté sur les orangs outangs pour en capter les moindres mouvements et attitudes ? Tout a nécessité une folle minutie ?

Oui, c'est un mélange de documentation et de mise en scène. Il faut aussi que les marionnettes soient bien designées pour pouvoir permettre une animation fine des yeux, qui soit pas trop compliquée non plus à mettre en place. Pour le citer à nouveau, je sais que chez les marionnettes de Wes Anderson, les têtes sont très petites, les paupières très petites et faire passer des émotions fines, c'est du coup assez galère. Du coup, j'ai pris un peu le contrepied de ça, avec des grandes têtes et des grands yeux et c'est ensuite très simple aux animateurs de donner des expressions assez marquées. Il y a un alphabet qui s'est crée entre ce qui est réel mais que l'on ne capte pas complètement. Par exemple, l'Orang-Outang il marche avec deux doigts par terre et avec nos marionnettes, c'était trop compliqué à animer, donc on leur a fait mettre les deux mains par terre, comme les chimpanzés même si c'est pas la réalité. L'autre grand écart, c'est la langue car l'indonésien et les autres dialectes, on les a tous mis en Français pour que les enfants puissent suivre le film et on a juste gardé le Pénan pour garder l'aspect documenté et ethnographique du film.

C'est aussi une ode à la jeunesse ? C'est ici une jeune de 11 ans qui ouvre la voix. Jeunesse, écologie, pour lutter contre le productivisme et le néo-libéralisme, c'est l'avenir pour toi ?

Ha oui !! J'y crois encore et j'espère que ça va reprendre de la force !! Mais je me rappelle qu'en 2018/2019 à Genève on descendait dans la rue et avec beaucoup de jeunes, d'étudiants, des grands parents, des gens d'extinction rébellion, des médecins, des scientifiques. Et j'ai l'impression que tous les jours aux infos, on parlait de ce monde qui allait changer. Et après, y'a eu cette grande vague catastrophique du COVID, des grandes peurs, mais aussi avec peut-être l'espoir qu'on allait pouvoir changer le modèle économique. Et après ça, j'ai l'impression que beaucoup de jeunes ont sombré dans la dépression et l'éco anxiété et n'avaient même plus la force de retourner dans la rue. Le gens se sont rués ensuite sur les avions et la consommation comme pour combler l'anxiété qui avait été causée. J'ai l'impression que quand on a peur de l'avenir, on se réfugie un peu derrière la consommation instantanée et dans l'idéalisation du passé, comme on peut voir avec tous ces extrêmes qui montent. J'espère que le film porte un espoir à accélérer les mutations.

Les futurs projets de Claude Barras, c'est quoi ?

Y'a surtout un producteur qui veut adapter la bande dessinée de Fabien Toulmé Ce n'est pas toi que j'attendais qui m'a contacté il y a 3 ans dans une phase où Sauvages était en financement, donc j'avais un peu temps. Et là ce film-là est en financement, donc c'est un projet qui va s'enchaîner peut-être assez rapidement et qui j'espère d'ici 4/5 ans sera terminé.

Quelque chose que l'on n'a pas dit, qui semble important pour le film, un message ou autre ?

Ce qui me semble important pour moi dans mon travail, c'est pas tant le résultat, ou ce qu'il y a dans le film que le chemin que je fais avec les équipes et j'ai l'impression que les trois doivent être alignés pour que j'ai du plaisir sur les 6 ou 7 ans que ça prend. Et que le film puisse aussi porter un message qui soit fort !

Propos recueillis par JM Aubert

Merci à France Davoigneau et Stéphanie Jaunay du Théâtre National de Bretagne (TNB) de Rennes d'avoir pu permettre cette rencontre