[Compétition Officielle]
De quoi ça parle ?
De la rencontre de deux adolescents, Clotaire et Jacqueline, dans le nord de la France, au début des années 1980, puis de leur histoire d’amour tumultueuse, pendant plus de quinze ans.
A première vue, ils n’ont pourtant rien en commun. Clotaire (Malik Frikah) est issu d’un milieu populaire et vit dans un appartement minuscule avec ses frères et soeurs et ses parents (Elodie Bouchez et Karim Leklou). La promiscuité et les conditions de vie difficiles génèrent souvent quelques frictions avec ses frères, et, en conséquence, les colères terribles du père de famille, qui n’hésite jamais à user de violence verbale et physique pour les faire rentrer dans le rang. Sans grande perspective d’un avenir meilleur que celui de ses parents, Clotaire cultive une rage intérieure qui va, à un moment, l’entraîner sur la mauvaise pente. Mais, au début du film, il est juste un sale gosse qui, avec sa bande de potes, s’amuse à terroriser et insulter les collégiens du quartier.
Jacqueline (Mallory Wanecque), elle, est fille unique et vit dans une maison bourgeoise auprès d’un père aimant et protecteur (Alain Chabat). Ils viennent tout juste de s’installer dans le nord, pour débuter une nouvelle vie. Quand Clotaire la croise pour la première fois, il se moque d’elle, de son prénom de grand-mère et de sa tenue BCBG, comme il se moque des autres élèves. Mais d’habitude, ceux-ci n’osent pas moufter en retour. Jacqueline, si. Non seulement elle ne se laisse pas impressionner, mais en plus elle lui tient tête et ose même répliquer, avec un sens de la répartie assez efficace. Au premier regard, on ne peut pas parler d’amour ouf entre les deux, juste de l’amour vache. Mais il y a quand même, dans cette rencontre électrique, une sorte de coup de foudre. Clotaire est impressionné par le côté calme et posé de Jackie, sa capacité à se défendre sans violence, par les mots. Jackie, elle, envie à l’adolescent son côté punk provocateur, bad boy dont elle perçoit, sous la carapace, un coeur d’artichaut.
Après plusieurs échanges houleux, ces deux là vont apprendre à se connaître, s’apprécier puis tomber amoureux.
Seulement voilà, ils ont à peine commencé à se fréquenter que, déjà, le destin les sépare. Jackie est invitée par son père à se focaliser davantage sur ses études plutôt que de passer du temps avec Clotaire, qui assume avec ferveur son prénom de cancre, que Sempé et Goscinny n’auraient pas renié (1). De toute façon, l’adolescent a décidé de troquer l’école de la République contre l’école de la rue. Il finit par devenir un petit délinquant, mais suffisamment intrépide pour attirer l’attention de La Brosse (Benoît Poelvoorde), qui fait plus dans le grand banditisme. Le truand le prend sous son aile et le place sur une pente forcément dangereuse en lui confiant des plans de plus en plus risqués.
On arrête là pour ne pas gâcher au spectateur la découverte de l’intrigue, mais en même temps, le dénouement nous est donné dans les cinq premières minutes du film. Nous sommes alors à la fin des années 1990. Clotaire et son clan affrontent un gang rival. Plusieurs coups de feu mettent un terme brutal à la rixe, laissant probablement Jackie désemparée face à la tragédie que son prénom semblait augurer (2)…
(1) : Clotaire est le prénom du cancre de la classe, dans “Le Petit Nicolas” de Jean-Jacques Sempé et René Goscinny.
(2) : Le prénom fait probablement écho à Jackie Kennedy
Pourquoi on aime un peu mais pas du tout à la folie ?
Déjà, précisons qu’on aime un peu, tout de même. En tout cas, plus que certains confrères très virulents en sortie de projection de presse sur la Croisette.
On aime un peu parce que, justement, il y a cette construction à rebours, cosignée par Gilles Lellouche, Audrey Diwan, Julien Lambroschini et Ahmed Hamidi, qui commence par une scène choc, brutale pour raconter ensuite une histoire d’amour. Une histoire certes heurtée, compliquée, chahutée par le destin que les protagonistes se choisissent, à l’adolescence, puis à l’âge adulte (les rôles étant repris par François Civil et Adèle Exarchopoulos). Mais une vraie romance.
On n’est clairement pas, ici, dans une comédie romantique à l’eau de rose, comme ne l’était pas non plus le roman de Neville Thompson (3) dont est tiré le film de Gilles Lellouche. La bluette programmée est perturbée par de nombreuses scènes qui évoquent plus un film de gangsters à la De Palma ou Scorsese, ou un film noir désespéré ou un drame intimiste, façon Blue Valentine pour la partie construite autour de Jackie adulte. A moins que ce ne soit l’inverse, que la romance irrigue progressivement un récit cafardeux très codifié et prenne finalement le dessus, que l’amour unissant Clotaire et Jackie soit si irrationnel et déraisonné qu’il devienne “fou”, et si puissant qu’il devienne “ouf”, infléchissant la trajectoire de l’intrigue.
Cela expliquerait ce final assez inattendu, où, in fine, la noirceur semble se dissiper miraculeusement, ou du moins s’éclipser suffisamment longtemps pour donner l’impression de félicité. Ou alors, les scénaristes sont eux aussi devenus “oufs” et n’en ont fait qu’à leur tête. Au vu de leur carrière, ce serait assez surprenant… En tout cas, cette façon de bousculer le récit jusqu’à le faire sortir de ses rails s’avère une initiative audacieuse et appréciable.
On aime moins, en revanche, la durée-fleuve de ce (trop) long-métrage. D’accord, il fallait raconter plus de quinze ans d’une relation amoureuse, des destins parallèles, des sous-intrigues nécessaires pour construire le drame et mieux le déconstruire, mais quand même, rien ne justifie ces 2h45 de métrage. Rien, sinon la générosité de Gilles Lellouche en termes d’effets de mise en scène, de morceaux de bravoure cinématographiques, d’expérimentations visuelles.
On a l’impression que le cinéaste s’est mis dans la même position que son protagoniste principal, qui, durant sa séparation avec Jackie, a dressé la liste de tous les mots que lui inspirait l’élue de son coeur. Pour déclarer sa flamme à l’art cinématographique, Lellouche semble avoir listé tout ce qu’il aimait en tant que spectateur, et tout ce qu’il avait envie d’essayer à l’écran en tant que réalisateur. Alors il s’amuse à mixer les genres : thriller, comédie, drame, film social et même comédie musicale. Il se fait plaisir en empilant les morceaux musicaux sur sa bande-son comme un ado des 80s sur une playlist de K7 audio. Et il essaie tous les plans, tous les effets de mise en scène ou de montage dont il a rêvé, sans limites.
Parfois, ses expérimentations séduisent, comme le moment-clé du braquage du fourgon blindé, où la musique cesse pour la première – et probablement seule – fois du film, ou ce plan en split-screen réunissant deux fois deux personnages et deux époques en un même mouvement, durant une éclipse solaire. Mais à d’autres, elles agacent. Ce plan-séquence où la caméra zoome sur chaque visage de façon grotesque n’est pas des plus heureux. On aurait pu se passer de la succession de couchers de soleil, qui voulait sans doute contrebalancer la noirceur de la scène inaugurale, mais s’avère un peu trop kitsch. Idem pour ce plan “ouf” d’un chewing-gum collé au mur qui palpite comme un coeur (beurk! Bonjour la fraîcheur de vivre!).
Comme on dit, c’est une proposition de cinéma. Chacun est libre d’y adhérer ou non. Sur la Croisette, en sortie de projection, les avis étaient loin d’être unanimes…
Ce qui est dommage, c’est que le temps passé à mettre en place ces effets visuels plus ou moins inspirés aurait pu être mis mieux à profit en développant davantage les protagonistes. La plupart des personnages secondaires sont trop peu exploités, même si leurs interprètes n’ont pas besoin de beaucoup de temps pour exister à l’écran (Elodie Bouchez, émouvante comme toujours, Alain Chabat, parfait en père compréhensif et philosophe, Benoît Poelvoorde, intense en parrain de quartier…). Gilles Lellouche aurait pu mieux valoriser les acolytes de Clotaire (Raphael Quénard, Jean-Pascal Zadi) ou le compagnon de Jackie dans la seconde partie du film (Vincent Lacoste) Mais les personnages principaux auraient pu aussi profiter d’un surcroît d’attention. On aurait aimé, par exemple, que Jackie adulte bénéficie du même traitement que Clotaire, pour pouvoir rendre plus crédible le lien qui l’unit à son homme. Quand on a un Stradivarius comme Adèle Exarchopoulos, qui a déjà prouvé à quel point elle pouvait être convaincante en femme folle amoureuse (La Vie d’Adèle, évidemment), c’est une hérésie de ne pas lui donner davantage de scènes, surtout quand la durée du film le permettait…
Bref, L’Amour ouf est un film imposant par sa durée, son trop plein d’effets visuels, de morceaux musicaux, son empilement de genres et de sous-intrigues. Certains diront “boursouflé”. Nous préférerons le terme “généreux”, à l’image de son cinéaste, qui semble animé par une passion sincère pour le Septième Art, même si l’expression de ses sentiments est parfois un peu gauche. Mais finalement, tout cela colle assez bien au sujet du film, l’amour fou, déraisonné, déraisonnable.
Au début d’une relation amoureuse, et probablement encore plus dans le cas des émois d’adolescents, le sentiment semble souvent irrationnel, envahissant les vies des amants et les poussant à des comportements parfois naïfs ou exagérément généreux. Il a ce pouvoir de leur faire perdre la tête, de les rendre un peu idiots et excessivement dévoués. Cette folie douce est aussi ce qui rend l’amour si enivrant et inoubliable et qui peut transformer une existence banale en un récit flamboyant en cinémascope, comme dans un grand film hollywoodien. De ce point de vue-là, L’Amour ouf est une oeuvre cohérente et intéressante. Mais on peut aussi trouver l’expérience inconfortable et ne pas adhérer à la mise en scène de Gilles Lellouche sur ce film, préférant se replonger avec plus de douceur dans Le Grand bain.
A chacun de se forger sa propre opinion.
(3) : “L’Amour ouf” de Neville Thompson – éd. 10/18 (titre original : “Jackie Loves Johnser OK?”)
Contrepoints critiques :
”Malheureusement, si le film ne démarre pas si mal avec la virée d’une bande bien décidée à en découdre, tournant vite à la fusillade hors champs, seules les silhouettes apparaissant sur le mur derrière la voiture laissée vide, la suite du métrage s’avérera bancale et maladroite, offrant autant de moments risibles que de beaux essais formels de mise en scène.”
(Olivier Bachelard – Abus de Ciné)
”Lellouche veut faire à la fois du Paul Thomas Anderson, du Martin Scorsese (pour l’extrême violence des règlements de comptes entre truands), du John Woo (pour la chorégraphie des combats et des fusillades) et, tant qu’à faire, du Jacques Demy (dans une séquence de comédie musicale pour le moins incongrue). C’est beaucoup pour un seul film, même s’il dure près de trois heures, surtout quand on n’a pas encore le talent ni des uns ni des autres, et que sa vision très fleur bleue de l’amour est celle d’un éternel ado.”
(Samuel Douhaire – Télérama)
”Gilles Lellouche revient avec un film de tous les superlatifs: qu’il s’agisse du casting, de la durée, de la mise en scène ou du budget (…). La mise en scène est fougueuse, grandiloquente même, empruntant aux codes du cinéma américain. (…) Too much? Honnêtement, quand on a les moyens, pourquoi ne pas profiter de toute l’étendue du terrain de jeu pour s’amuser?”
(Marine Guillain – Cineman)
Crédits photos : images fournies par le Festival de Cannes – copyright StudioCanal