L’expérience sensorielle

L'expérience sensorielle d'une scène est essentielle. La vue et l'ouïe sont évidents et tous deux sont des langages bien distincts mais l'évocation éveillera aussi le toucher, le goût et l'odorat. Le travail de l'autrice et de l'auteur est de prendre le lecteur et la lectrice par les sens pour qu'ils vivent la scène à travers eux. Les sens sont les intermédiaires qui mènent à nos émotions. Lorsque Forrest Gump est dans la jungle, toute la séquence est pensée pour que nous ressentions l'expérience de la guerre. L'incessant vacarme des hélicoptères, la pluie battante qui frappe le sol boueux : l'ouïe nous fait entendre le danger. La pluie avec son eau qui s'infiltre dans chaque recoin, qui colle les vêtements à la peau et rend difficile le moindre mouvement renvoie une sensation tactile. Tout est fait pour que nous n'observions pas la scène mais pour que nous la vivions de l'intérieur selon l'expérience de Forrest.

L'effet recherché est celui du ressenti. Et tous les sens y participent. Faites en sorte que notre imagination construise mentalement ce que ressent physiquement le personnage. Rêves Sanglants (1982) de Roger Christian fait un très bon usage des perceptions sensorielles. Lorsque le héros subit des électrochocs, notre imagination nous fait sentir la pression des sangles, le froid métal et jusqu'à l'électricité qui traverse son corps ne serait-ce que par l'expression du personnage par le moyen de son corps et de son visage.
L'horreur de la situation n'est possible que parce que l'imagination produit ce que la vue et l'ouïe ne nous procurent pas.

Le détail

Les détails ne sont pas gratuits. Par association, ils communiquent l'état psychologique du personnage. Dans une scène, le personnage est dominé par une émotion. Il faut la transmettre. Ce qu'on montre dans la scène devrait réussir à nous faire parvenir ce qu'il se passe à l'intérieur du personnage. Si vous vous contentez de l'objectivité (un mur de briques par exemple), vous échouerez à nous faire comprendre que pour tel personnage dans telle scène ce mur de briques est un refuge et pour tel autre dans une autre scène, ce sera une sensation d'enfermement. Ce qui est visé est l'intériorité des personnages, un état d'âme.

Un personnage perçoit et ressent les détails de son environnement. Tenons donc compte alors de son inconscient et de ses mécanismes de défense. Un simple grincement du plancher par exemple traduit un sentiment de vulnérabilité avec un besoin de contrôle si la scène s'y prête. Il faut parvenir à amplifier les sensations qu'il perçoit comme par exemple convoquer un mécanisme de protection contre une menace qu'il croit réelle ou bien qui l'est vraiment. Dans The Machinist (2003) de Brad Anderson, lors d'une séquence, Trevor traverse un long couloir qui longe des machines. L'atmosphère du lieu est pensée afin d'intensifier le malaise de Trevor jusqu'aux ombres qui se dessinent et nourrissent sa paranoïa. Cette séquence est indispensable afin que nous ressentions l'état de fatigue extrême du personnage. Ou, dit autrement, nous pénétrons en lui.

Le détail est pertinent dans la réminiscence, c'est-à-dire lorsqu'une sensation actuelle éveille un souvenir qu'il soit douloureux ou heureux. La mémoire est un élément constitutif d'un personnage et par le détail, elle remonte à la conscience. La séquence du cloître dans Sueurs Froides (1958) de Alfred Hitchcock est conçue pour faire ressurgir en Scottie le souvenir de la perte tragique de Madeleine.
L'idée ici est que nous interprétions les sensations de Scottie comme un échec et une culpabilité. De nouveau, c'est la subjectivité du personnage fortement marquée par son vécu que nous renvoient les détails et non la simple description d'un lieu dépourvu de toute la chaleur humaine qu'un être acquiert de sa vie même.

Le point de vue du personnage

Lors d'un événement, l'état psychologique du personnage mêlé à ses expériences passées, à ses désirs actuels, à ses peurs ancestrales ou récentes interviennent dans la compréhension de ce qu'il lui arrive. Ce processus est fait de sensations authentiques parce que subjectives.

Saint Maud (2019) de Rose Glass, lors d'une séquence particulièrement éprouvante autant pour nous que pour le personnage, Maud a une expérience quasi mystique lorsqu'elle croit ressentir une présence divine. Ses pieds nus sur le sol froid et rugueux, sa respiration qui s'intensifie au fur et à mesure que sa conviction monte en elle, ses mains qui se crispent sur son ventre lorsqu'elle se persuade d'être traversée par une vague de chaleur et même la lumière vacillante des bougies, tous ces détails distincts s'assemblent en un tout pour nous dire de manière sensorielle la sacralité du moment.
Toutes ces sensations traduisent le besoin actuel et incoercible de Maud de ressentir la présence de Dieu et son désir de rédemption (son passé).

Lorsque nous écrivons une scène, il nous faut prendre conscience des émotions qui agitent un personnage à ce moment précis. Comme nous ne saurions pénétrer dans l'intériorité du personnage, c'est par l'impression sensorielle que nous imaginerons et interpréterons ce qu'il est en train de vivre. Oublions de notre mémoire notre ego et imprégnons-nous de cet autre même s'il est fictif. Il nous faut devenir subjectif. Détachons notre ego de sa position égocentrique et posons-le au-dessus de cet arbre des sens aux multiples ramifications dont les feuilles effleurent cet autre arbre à la ramure non moins infinie : l'imagination.

Le sens du détail forme la subjectivité en l'amplifiant. Certes, cette intensité est rarement atteinte dans la vraie vie mais la fiction sublime les moments de notre quotidien. Il est bon de brouiller la frontière entre la réalité et l'illusion. Dans une séquence de Fight Club (1999) de David Fincher, le narrateur assiste à une réunion. Toute la séquence se construit sur ses perceptions déformées : les odeurs, l'étreinte collective, la moiteur de sa transpiration ; tout contribue à sa souffrance. C'en est presque trop réel car le génie de la fiction est de prendre dans le quotidien des moments et de les élever jusqu'à ce qui constitue leur essence ; ici, ce sera le désarroi du narrateur autrement invisible.