[Compétition Officielle]
De quoi ça parle ?
D’Anora (Mikey Madison), une “Pretty Woman” d’aujourd’hui. Cette jeune femme d’une vingtaine d’années officie comme danseuse/entraîneuse/escort dans un strip club. Son rôle est de séduire les clients pour les pousser à la consommation d’alcool, la commande de danses privées ou de moments plus intimes, moyennant finance. Elle met du coeur à l’ouvrage pour glaner quelques pourboires et économiser pour pouvoir changer de vie un jour. Surtout, elle ne désespère pas de tomber un jour sur un client aisé qui sera tellement fou d’elle qu’il l’épousera et la traitera comme une princesse. Après tout, elle vit aux Etats-Unis, le pays de la liberté et des rêves devenant réalité.
Elle pense toucher le bon numéro avec Ivan (Mark Eydelshteyn), fils d’un puissant oligarque russe. Certes, à première vue, il n’est encore qu’un ado attardé, un enfant trop gâté qui ne pense qu’à faire la fête et copuler. Mais c’est le propre de tous ses clients, qui viennent dans ce club pour s’encanailler. Lui au moins est plutôt beau gosse, amusant et enthousiaste. Il est aussi plein aux as et plutôt généreux. C’est toujours mieux que de twerker sur de vieux dégueulasses qui lâchent à grand peine les biftons. Aussi, quand il lui propose de passer toute une semaine avec lui dans le manoir familial, de Brighton Beach, en échange d’une belle liasse de Franklin, elle n’hésite pas un instant. Et quand Ivan lui propose, sur un coup de tête, de l’épouser à Las Vegas, elle ne se fait pas prier très longtemps, même si elle se demande si le jeune homme est sérieux.
Le problème, c’est qu’Ivan n’a pas du tout fait part de ce projet à ses parents, ni à son chaperon américain, Toros (Karren Karagulian), un prêtre orthodoxe au comportement qui l’est assez peu. Tout ce beau monde n’est pas spécialement ravi des rumeurs qui parlent du mariage du fils chéri, héritier programmé des affaires de papa, avec une vulgaire prostituée. Il faut donc annuler le mariage au plus vite avant que tout ceci ne s’ébruite davantage. Toros envoie donc deux gros bras (Vache Tovmasyan et Yuri Borisov) pour régler le problème…
Pourquoi on dit Да (Da) ?
Avec un tel pitch, on ne peut s’empêcher d’imaginer le pire pour l’héroïne. Les gorilles venus pour l’exfiltrer sont de type mafieux et n’ont pas l’air de plaisanter. Ils pourraient bien la balancer dans l’Hudson les pieds coulés dans le ciment ou l’éparpiller façon puzzle aux quatre coins de la Big Apple… Mais, contre toute attente, les deux tourtereaux ne se laissent pas facilement raisonner et le film vire plutôt à la comédie burlesque. Les deux gros costauds peinent à maîtriser Anora, accrochée à son rêve de princesse, et Ivan en profite pour leur fausser compagnie, avec en tête on ne sait quelle bêtise. Commence alors une longue course-poursuite dans la ville, à la recherche du mari fugitif, ivre et imprévisible.
Mais là encore, le film change de ton, progressivement, pour virer à plus d’amertume. Car la vie aux Etats-Unis n’est pas un conte de fées pour tout le monde, ni une comédie romantique hollywoodienne…
On est bien dans un film de Sean Baker, qui s’attache, depuis ses débuts, à filmer le côté obscur du rêve américain, s’intéressant aux classes les plus défavorisées, aux exclus de la société, aux “losers” magnifiques, aux “misfits”, aux invisibles. Son long-métrage le plus emblématique est probablement The Florida Project qui se déroulait dans un motel miteux de Floride. Là, à deux pas de Disneyworld et des hordes de touristes venus passer un séjour “magique” et coloré, plusieurs personnages étaient, eux, confrontés à la dure réalité et la grisaille du quotidien, essayant de joindre les deux bouts pour ne pas devenir sans abri.
Ses personnages sont souvent des paumés, des marginaux. La plupart sont des travailleurs du sexe ou des stripteaseuses, des prostituées transgenre de Tangerine à l’acteur porno sur le déclin de Red Rocket, en passant par les actrices X de Starlet. D’autres sont des migrants (comme dans Take Out ou Prince of Broadway), venus aux Etats-Unis avec l’idée de réussir à s’intégrer rapidement, devenir riche, éventuellement célèbres, en tout cas de vivre heureux, puisque le pays est vanté comme un modèle, un symbole de réussite et de liberté, mais sont finalement obligés de se contenter de survivre en espérant un avenir meilleur pour eux ou, à défaut, pour leurs enfants.
Anora s’inscrit parfaitement dans cette lignée. Elle est américaine, mais d’origine ouzbek, immigrée de la deuxième ou troisième génération, ce qui explique qu’elle soit russophone et soit donc choisie par son patron pour s’occuper d’Ivan. Elle est issue d’un milieu populaire et n’a pas eu l’opportunité de suivre les études qui lui auraient permis de s’élever socialement. Tout le contraire d’Ivan, enfant ultra-gâté qui peut, grâce à l’argent de papa, être admis dans une des facultés les plus prestigieuses du pays sans s’intéresser une seconde à ses études ou ses résultats, puisque son avenir est assuré et tout tracé. Alors, la jeune femme, faute de pouvoir s’élever socialement par le biais de l’éducation ou de son pedigree, a décidé de miser sur son seul atout, son corps, pour espérer trouver l’homme qui l’emmènera loin de cette vie précaire.
Elle pense l’avoir trouvé en Ivan, mais, au cours de cette nuit mouvementée qui l’oblige à parcourir la ville, de Manhattan à Cooney Island, Anora voit ses certitudes se fissurer. Elle réalise que si l’argent ouvre bien des portes, il ne permet pas forcément de changer de classe sociale. Même en réussissant à rester l’épouse d’Ivan, elle serait toujours vue comme une parvenue, une vulgaire stripteaseuse. Et avec le temps, elle deviendrait peut-être une femme aussi détestable que Galina, la mère d’Ivan. Ces gens-là, malgré leur fortune et leur vie luxueuse, sont-ils vraiment plus heureux ? N’ont-ils pas l’âme noircie par le pouvoir et l’argent sale ? Anora, tout d’abord perçue comme une jeune femme radieuse, appréciée de tous (sauf de sa collègue, jalouse de son succès), se montre sous un jour moins glorieux à partir du moment où elle est mariée : vulgaire, colérique et bagarreuse.
Finalement, l’annulation du mariage pourrait être une bonne chose pour elle, l’opportunité de trouver un chemin de vie plus serein et plus heureux. Comme lui dit Igor (Borisov), l’un des gros bras, “Croyez-moi , Mademoiselle, vous n’avez pas envie de faire partie de cette famille là”. Le gros dur révèle finalement un coeur tendre et un esprit plus subtil que sa fonction ne laissait paraître. Il n’est finalement pas si différent d’Anora. Tous deux ont des professions mal vues, où leur corps est leur outil de travail. Tous deux font ce qu’ils peuvent pour survivre, dissimulant leurs failles et leur sensibilité. La fin, superbe, possède la beauté du dénouement d’un grand roman russe. Anora finit par tomber le masque et exposer sa fragilité, peut-être prête à un destin différent, mais plus conforme à sa personnalité.
Anora est une oeuvre séduisante et pleine d’énergie, à l’image de son actrice principale, Mikey Madison, qui crève l’écran dans ce rôle aux multiples facettes. Même si le film souffre de quelques longueurs et pourra dérouter certains spectateurs avec ses changements de rythme, de ton, ses revirements narratifs, il permet au cinéaste de développer ses thématiques habituelles et d’affiner son style singulier, entre comédie férocement drôle et drame poignant et réussit à emporter les spectateurs dans son sillage. Sur la Croisette, ce road-trip newyorkais a en tout cas enthousiasmé les festivaliers, qui ont définitivement accepté Sean Baker comme un membre de la famille, le petit fiancé du Palais des Festivals.
Contrepoints critiques :
“Le cinéma new-yorkais des années 70 n’est pas loin non plus, pour cette manière dont la très belle photo du chef op’ Drew Daniels capte la froideur de l’hiver, ce sentiment de morsure qui perce même dans les moments les plus comiques et déjantés du film.”
(Frédéric Foubert – Première)
”Taken alone, “Anora” is a profane kick. But seen in the context of Baker’s recurring fixations — from “Starlet” to “Red Rocket” — it stresses his belief that sex work is real work, that it’s more central to society than society wants to admit, and that by identifying with those we typically objectify, we can’t help but love them.”
(Peter Debruge – Variety)
Crédits photos : Images fournies par la service presse du Festival de Cannes – Copyright FilmNation Entertainment