Le personnage : syd field & blake snyder

Par William Potillion @scenarmag

point d'ancrage dramatique qui se détermine par un désir, des situations conflictuelles et un arc dramatique. Illustrons cette proposition avec Héléna, l'héroïne de Les Couleurs du mal : Rouge (2024) de Adrian Panek. Quel est le désir d'Héléna ? Découvrir la vérité sur le meurtre de sa fille malgré l'aveuglement ou la corruption des autorités (cette idée se renforce par son activité professionnelle de juge). Elle décide donc de s'engager corps et âme dans l'enquête auprès du procureur Léopold Bilski. Quant à ses conflits, ils frappent à la fois en interne alors qu'elle se confronte à sa douleur et à sa propre culpabilité de s'être éloignée de sa fille ; et de l'extérieur essentiellement par la trahison.

L'arc d'Héléna peut sembler figé mais c'est parce qu'il est terriblement simple : elle parvient enfin à faire son deuil. Appliquons une analyse semblable au procureur Bilski. Léopold est animé par un idéal de justice dans une société gangrenée par la corruption et un crime organisé très sûr de son intouchabilité. Une certaine idée de la justice est quelque chose qui n'est, néanmoins, pas très tangible. Chez Léopold, elle relève davantage du besoin, car Bilski porte en lui l'héritage de son père, un homme qui a donné sa vie pour le devoir. Cet héritage nourrit ce besoin de prouver qu'il est à la hauteur de l'idéal de justice que son père lui-même incarnait.

Le manque qui caractérise Léopold se manifeste par son sentiment d'impuissance. L'échec de son mariage, le manque de soutien de sa hiérarchie explicitent cet abattement. Son arc est tout aussi subtil que celui d'Héléna : l'hésitation des compromis face à la corruption ou à la peur devient le prix du devoir et de l'intégrité.

Des points de pivot

Syd Field distingue trois moments :

  1. Le passage dans l'acte Deux
  2. Le point médian
  3. Le passage dans l'acte Trois.

L'Art du mensonge (2019) de Bill Condon. L'articulation entre l'exposition des personnages et l'intrigue se situe au moment où Ray emménage chez Betty. Roy se persuade ainsi qu'il peut manipuler Betty et c'est là son erreur que nous commençons à percevoir car il y a dans le comportement de Betty un petit rien qui nous fait douter qu'elle n'est peut-être pas aussi naïve qu'elle le paraît.

Le point médian est un retournement de situation. Grâce à Stephen, des pans du passé de Roy s'éclairent. Ses sentiments envers Betty le troublent aussi. A ce moment du récit, Betty n'est plus une cible mais un adversaire potentiel pour Roy alors que celui-ci n'a jamais été aussi vulnérable. Et alors que nous comprenons que le jeu de dupes s'inverse, nous ignorons encore les motivations exactes de Betty.

Le passage dans l'acte Trois débute avec le climax : c'est l'ultime confrontation pour Roy qui subit de plein fouet le tragique de son arc ; il se retrouve totalement impuissant devant Betty qui le surpasse en tous points. Ce tragique narratif répond au principe que les personnages subissent les conséquences de leurs propres actes surtout dans le cas d'une faute morale. Alors Roy est puni et Betty est triomphante.

L'évolution d'un personnage, comme le décrit Syd Field à travers les trois moments du passage dans l'Acte Deux, du point médian et du passage dans l'Acte Trois, illustre le processus par lequel un personnage évolue de la négation à la transformation. Ce schéma met en lumière les étapes dans lesquelles le personnage est confronté à des choix décisifs qui défient ses croyances initiales et le poussent vers un changement profond. Ainsi, la négation représente souvent une forme de résistance interne face à des vérités inconfortables, tandis que la transformation signale une réconciliation avec ces vérités, traduite par une évolution morale, émotionnelle ou psychologique. Ces étapes ne sont pas seulement des repères structurels pour l'intrigue, mais elles constituent également un élan essentiel pour le développement émotionnel et narratif.


Prenons le méchant de notre histoire. Le lecteur/spectateur sait qui il est et bien que nous désapprouvons ce qu'il fait, nous comprenons qu'il adore les chats et les protège. Cela crée aussitôt un lien avec nous. C'est un petit geste mais suffisant pour provoquer en nous une émotion qui nous fait porter un regard différent sur cet antagoniste.

Joker (2019) de Todd Phillips, Arthur commet des actions vraiment répréhensibles. Et pourtant, c'est un homme solitaire et marginalisé, qui souffre manifestement de troubles mentaux et qui, de surcroît, est pauvre. Une scène qui nous introduit au personnage a lieu dans un bus alors qu'il fait des grimaces pour amuser un gosse. Il cherche simplement à donner de la joie ; c'est un tout petit geste mais que nous reconnaissons. Et les injustices qu'il subit, le trouble attachement à sa mère ; c'est à un besoin d'amour et d'appartenance que l'on nous convie, quelque chose qui nous parle et nous touche malgré la violence dont fera preuve plus tard Arthur.

Blake Snyder identifie deux autres moments qui achèvent de nous introduire au personnage : Catalyst et Fun and Games. Lorsque Roy ( L'Art du mensonge) décide de cibler Betty, c'est précisément ce moment du Catalyst car cette décision pose les bases de son plan. Dans le même coup, sa personnalité nous est suggérée : il est charmant, calculateur et surtout opportuniste. Parallèlement, nous découvrons que Vincent et lui prépare une nouvelle escroquerie. Nous réprouvons cette habileté dont il fait preuve mais, paradoxalement, elle nous attire. Peut-être qu'envers cette morale que nous impose le vivre ensemble, nous nous rebellons parfois et ici, de manière fictive, rêvée aussi, nous l'enfreignons sans crainte des conséquences.

Quant au Fun and Games, Snyder le pense comme l'effort du personnage à persévérer dans son être, pour paraphraser Spinoza. Le plan de Roy est de gagner la confiance de Betty. Par exemple lorsqu'il feint un genou fragile qui l'oblige à se servir d'une canne : cette mise en scène est prévue pour susciter l'empathie de Betty pour qu'elle l'invite à rester en sa demeure en plain-pied.

Mais en persévérant ainsi en son être, suivant sa nature, Roy est aveugle aux indices qui auraient dû éveiller ses instincts envers la naïveté tout aussi feinte de Betty. Autre analyse : The Batman (2022) de Matt Reeves. Le Catalyst, dont on peut dire aussi plus facilement qu'il est l'incident déclencheur, est l'assassinat par le riddler du maire de Gotham City. L'engagement de Bruce Wayne nous est alors démontré par son sens de la justice, sa détermination à protéger Gotham City des malfaisants, sa volonté de confronter les ténèbres tant à l'extérieur qu'à l'intérieur de lui-même.
Le Fun and Games déploie ensuite les compétences du justicier masqué. Blake Snyder considère en outre un point de bascule majeur du récit qui se produit lorsque le héros ou l'héroïne se confrontent avec leurs valeurs fondamentales. La situation est telle que tout semble épuisé ; partant, les croyances, les valeurs, les motivations ne font plus sens.

Kong: Skull Island (2017) de Jordan Vogt-Roberts se consume par un désir de vengeance contre la créature qui a décimé ses hommes. Le All is Lost, tel que conçu par Snyder, consiste dans le choix moral que Packard doit faire entre mener au bout sa vendetta personnelle mais sacrifier encore des vies ou bien accepter que Kong n'est pas l'ennemi ; une force dévastatrice, certes, mais protectrice de l'île. En effet, le sens du devoir et de la justice, tels que se les représentent Packard, ne tiennent pas devant la vérité : Kong n'est pas un ennemi gratuit, il répond à l'invasion de son territoire.

Le moment du All is Lost est celui d'une révélation personnelle. Le personnage est dans la négation, il est face au néant des choses humaines comme le voit Jean-Jacques Rousseau, c'est-à-dire qu'il prend conscience de la vanité de ses actes, de leur absurdité dans un monde qui lui paraît comme sans aucune signification.
De cette épreuve cependant, il tire une force qui le pousse à dépasser cet état initial, il réévalue ses priorités et se décide pour un bien plus grand ou plus noble. La souffrance qu'il connaît agit comme un révélateur : maintenant, il est lui-même, ce qu'il s'apprête à faire est maintenant en adéquation avec ce pour quoi il existe. Dans Dunkerque (2017) de Christopher Nolan, Tommy incarne ce temps de la désespérance lorsque ses efforts répétés pour fuir la plage échouent, alors que chaque tentative semble le rapprocher davantage de la mort. Encerclé par l'ennemi, témoin impuissant de la souffrance et de la mort, Tommy est confronté à l'apparente absurdité de ses actions : courir, se cacher, survivre, et toujours être ramené à l'implacable réalité de la guerre.

L'horreur brutale de la guerre et l'impuissance de l'homme face aux forces qui le dépassent soulignent la vanité des actes individuels dans un univers sans signification apparente. Tommy, comme les autres soldats, est face au néant, un vide existentiel qui le dépouille de toute illusion sur le sens de la guerre ou de l'héroïsme.