La Cache est l’adaptation du roman-éponyme autobiographique de Christophe Boltanski (1).
Il s’agit d’une chronique familiale se déroulant en mai 1968, en plein pendant les manifestations étudiantes. C’est la raison pour laquelle “Papa” (Adrien Barazzone) et “Maman” (Larisa Faber), engagés dans le mouvement révolutionnaire, confient “Le Garçon” (Ethan Chimienti), âgé de neuf ans, à ses grands-parents. Dans leur immeuble de la rue de Grenelle, à Paris, “Père-Grand” (Michel Blanc, dans son dernier rôle) y possède son cabinet médical. “Mère-Grand” (Dominique Reymond), elle, passe beaucoup de temps dans sa voiture pour mener des interviews de gens modestes, de prolétaires, de mères au foyer qu’elle entend compiler dans un livre (2).
Dans le même immeuble vivent aussi “Petit-Oncle” (Aurélien Gabrielli), artiste-plasticien (3) qui vient d’exposer ses premières oeuvres dans une galerie et possède son atelier également dans l’immeuble, “Grand-Oncle” (William Lebghil), linguiste spécialisé dans la parole politique, forcément importante à l’époque (4), et “L’Arrière-Pays” (Liliane Rovère), la matriarche du clan, qui a quitté Odessa au début du XXème siècle par amour ou, peut-être, pour fuir les pogroms antisémites. En fait, les parents du garçon sont les seuls à s’être émancipés de ce clan très soudé, qui passe beaucoup de temps dans le même espace, comme pour rester groupé face à un danger hypothétique rôdant en permanence hors des murs.
Leur mode de vie est assez folklorique. Ils lisent beaucoup, discutent constamment des choses de la vie, de la situation politique, partagent leurs repas – des boîtes de conserve de thon, sardines ou maquereaux qu’ils agrémentent parfois de crème Chantilly – ou dansent frénétiquement sur des chansons diffusées à fond les ballons (“Alléluia garanti” de Jean Yanne (5)), pour faire enrager les voisins, bourgeois catholiques coincés qui, en d’autres temps, les auraient dénoncés aux autorités.
Le garçon se sent à l’aise dans ce cocon familial, navigue d’une pièce à l’autre, d’un personnage à l’autre en toute innocence, sans vraiment comprendre l’agitation extérieure au logement.
Mais ces troubles se manifestent aussi à l’intérieur des murs. Un changement est en train de se produire, imperceptiblement, comme la société française est en train d’évoluer. Il va être accéléré par une succession d’évènements improbables qui vont réveiller le passé, expliciter le fonctionnement atypique de cette famille et provoquer un bouleversement au sein du foyer et des vies de ses occupants.
Le changement n’est pas vraiment politique. L’Arrière-Pays est un peu hors-jeu. Elle n’a toujours pas intégré que le Maréchal Pétain était décédé depuis un bon moment. Les grands-parents, bien que d’origine bourgeoise et respectueuse du Général de Gaulle, pour son rôle historique dans la libération de la France, sont beaucoup plus progressistes au niveau des idées et sont en accord avec les doléances des manifestants, qui militent pour plus de justice sociale et de modernité.
Quand aux enfants, ils sont clairement en phase avec les idées portées par la gauche, et donc plutôt favorables à la révolution en cours. les évènements de mai 1968 ne sont donc pas de nature à bouleverser leur vie, sinon de façon favorable.
Non, le bouleversement vient surtout de la découverte d’une cache sous l’escalier, qui a jadis permis à Père-Grand d’échapper aux nazis durant les rafles. Cet épisode de l’histoire familiale a profondément marqué les grands-parents, qui vivent depuis dans la crainte du moindre trouble, du moindre bruit d’explosion. C’est pour cela que Père-Grand se réfugie sous la table du restaurant où il déjeune avec des confrères médecins, lorsque le bruit d’une bombe artisanale se fait entendre non loin de là. Ou pour cela qu’il refuse de postuler à l’Académie de Médecine pour remplacer l’un des membres fraîchement décédé. Il ne veut pas s’exposer, pas s’éloigner trop longtemps du foyer, le seul endroit où il se sent à l’abri.
Mère-Grand a aussi vécu avec angoisse cette période. Elle aussi vit recluse, ne quittant généralement l’appartement que pour entrer dans sa Simca 1000 rouge vif, qui est comme un second domicile. Elle y mène ses interviews, y joue les agents artistiques pour son fils cadet. Tant qu’elle est assise, elle ne risque pas grand chose. Mais quand elle sort de l’habitacle, c’est une autre paire de manches. Son handicap physique est exposé et elle risque d’être bousculée par des personnes peu tolérantes ou insensibles au malheur des autres. Alors elle privilégie aussi ce mode de vie autarcique.
Les enfants se sont habitués eux aussi à cette existence confinée. Ils peuvent librement exercer leurs occupations artistiques ou intellectuelles, mais n’évoluent plus vraiment. Et leurs vies personnelles ne peuvent pas s’épanouir non plus, comme étouffée par le poids de ce passé dont ils ignorent les détails.
La découverte de cette cache et les circonstances de cette révélation agissent comme un catalyseur du changement. Désormais libérés du secret familial, et de cette mémoire enfouie, les membres de la famille peuvent enfin s’émanciper et prendre leur envol. Les grands-parents se libèrent d’un poids en transmettant leur histoire et leurs valeurs aux jeunes générations. Les enfants, eux, découvrent qu’il y a d’autres futurs possibles hors du cocon de la rue de Grenelle. C’est grâce à cela que Grand-Oncle trouvera sa voie et réussira à séduire, par son talent et ses connaissances, sa future compagne. Petit-Oncle, lui, changera complètement de voie artistique et deviendra célèbre. Le véritable Petit-Oncle, Christian Boltanski, a effectivement entamé en 1968 une thématique artistique très personnelle et récurrente, tournant autour de la mémoire, l’enfance et la mort – des thématiques évidemment liées aux péripéties évoquées dans ce film – et questionnant la frontière entre absence et présence, pour mieux mettre en évidence l’absence et dénoncer certaines horreurs de l’histoire (la Shoah, notamment). Ce concept d’absence/présence fait écho à la quête du petit garçon dans l’appartement, cherchant un chat (imaginaire) sous l’escalier, où se situe la cache (réelle). Ses parents effectuent le parallèle entre sa quête et l’histoire du chat de Schrödinger (6), à la fois absent et présent dans sa boîte, mort et vivant ou les deux à la fois.
L’artiste a aussi consacré une partie de son oeuvre à recréer sa jeunesse à l’aide d’objets ne lui ayant pas appartenu, mais présentés comme tels, et d’un mélange de souvenirs réels et imaginaires, pour montrer comment la mémoire collective vient se mêler aux souvenirs individuels.
C’est justement ce procédé qu’utilise Lionel Baier pour sa mise en scène. Il le revendique dès le départ, en expliquant que le récit de Christophe Boltanski lui a rappelé sa propre histoire familiale, ses propres fantômes, et que cette adaptation n’est pas réaliste, mais s’appuie sur l’imaginaire, des souvenirs d’époque imparfaits, des associations d’idées, comme d’ailleurs le roman d’origine (7). Cela se traduit par des split-screens qui viennent morceler l’écran, des images qui sautent, des décalages entre l’avant-plan et l’arrière-plan, des plans qui évoquent les bandes-dessinées de Franquin, que lit justement l’un des fils dans l’appartement. Tout est potentiellement sujet à caution, mais ce qui est véhiculé reste toujours très cohérent, très compréhensible. Peu importe que l’on croie tout ou partie de ce qui nous est proposé à l’écran. Il s’agit d’une fiction, d’une reconstruction fondée sur des évènements réels, d’autres issus de l’imaginaire. Ce qui est important, c’est ce qui est exprimé en arrière-plan : les valeurs humanistes, le devoir de mémoire collectif par rapport aux pires périodes de l’Histoire et celui de vigilance par rapport à celles à venir.
C’est cela que, finalement, Père-Grand transmet à son petit-fils, et c’est aussi cela que Lionel Baier entend communiquer à ses spectateurs. Il y parvient avec brio et intelligence. Ce nouveau long-métrage est non seulement fidèle, dans l’esprit, au texte original, mais il s’inscrit aussi parfaitement dans la lignée de ses films précédents (Les grandes ondes (à l’ouest), La dérive des continents (au sud), Comme des voleurs (à l’est)). On ne le cache pas : pour nous, le cinéaste suisse s’impose définitivement comme l’un des grands noms de la cinématographie mondiale.
(1) : “La Cache” de Christophe Boltanski – éd. Folio, Prix Fémina 2015
(2) : Elle a publié plusieurs livres sous le pseudonyme d’Annie Lauran.
(3) : Christian Boltanski, décédé en 2021, est devenu l’un des artistes français contemporains les plus reconnus.
(4) : Jean-Elie Boltanski est devenu un linguiste réputé et auteur de plusieurs livres de référence sur la linguistique.
(5) : L’utilisation est pertinente mais anachronique puisque le titre, issu de la bande-originale de Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil est sorti en 1972.
(6) : L’expérience de Schrödinger est une expérience de pensée illustrant le paradoxe de la superposition quantique. Elle met en scène un chat enfermé dans une boîte avec un dispositif létal lié à une particule quantique : tant que l’observation n’a pas lieu, le chat peut être vivant, mort ou les deux en même temps, illustrant ainsi l’étrangeté de la mécanique quantique et le rôle de l’observateur dans l’effondrement de l’état quantique.
(7) : Christophe Boltanski n’avait que 5 ans lors des évènements de mai 1968, pas 9. Il n’a jamais connu son arrière grand-mère, décédée avant cela. Il y a donc beaucoup de choses inventées, déjà, dans le roman. Le contexte de mai 1968 a, lui, été fixé par le cinéaste, car la collision de deux conceptions différentes de la société et les troubles de l’époque se prêtaient bien à ce récit de mutation et d’émancipation.
La Cache
The Safe House
Réalisateur : Lionel Baier
Avec : Michel Blanc, Dominique Reymond, Liliane Rovère, Ethan Chimienti, William Lebghil, Aurélien Gabrielli, Adrien Barazzone, Larisa Faber
Genre : Chronique familiale entre réel et imaginaire
Origine : Suisse, Luxembourg, France
Durée : 1h25
Date de sortie France : 19/03/2025
Contrepoints critiques :
”Dans La Cache , Lionel Baier adapte le roman éponyme de Christophe Boltanski, mise tout ou presque sur la fantaisie et dirige Michel Blanc dans le dernier rôle de sa carrière. Les admirateurs inconditionnels du comédien applaudiront ces adieux. Les lecteurs de Boltanski, eux, risquent d’être déçus.”
(Olivier De Bruyn – Marianne)
”La Cache est une réussite formelle étonnante, Lionel Baier ayant déconstruit le récit du livre, composé sur le modèle de La Vie mode d’emploi de Perec, pour l’éclater d’une autre manière, en usant à bon escient de split screens malicieux – un choix risqué, ici redoutablement efficace et d’une grande intelligence d’écriture.”
(Jean-Baptiste Morain – Les Inrockuptibles)
Crédits photos : Copyright Les Films du Losange