Qu’un cinéaste américain réalise un film sur le sport, cela n’a rien d’extraordinaire. Les studios hollywoodiens en sortent assez régulièrement et ont abordé à peu près toutes les disciplines individuelles, de l’athlétisme au patinage artistique, en passant par les arts martiaux, ou collectives, baseball et football américain en tête. On trouve même des œuvres traitant de sports futuristes souvent violents, et des jeux plus fantaisistes comme la balle au prisonnier, le bowling et le bras de fer…
En revanche, qu’un cinéaste américain parle de rugby, pas franchement le sport le plus pratiqué outre-Atlantique, c’est déjà moins banal… Et si en plus, il parle de la victoire d’un pays étranger et aussi lointain que l’Afrique du Sud, c’est carrément hors normes.
C’est le cas d’Invictus (1), qui raconte l’épopée victorieuse des Springboks d’Afrique du Sud, lors de la coupe du monde de rugby de 1995. Mais il faut reconnaître que ce long-métrage n’est pas à proprement parler un film sportif. Si le point culminant de l’œuvre est bien le match final, serré à souhait, la compétition et les affrontements virils en mêlée s’effacent pour laisser place à l’aspect politique et humaniste du récit, louant la fin de l’apartheid et la réconciliation nationale. Des thèmes qui ne pouvaient que séduire Clint Eastwood, qui signe, avec cette adaptation du roman biographique de John Carlin (2) son trentième film en tant que réalisateur.
Le film s’ouvre le jour de la libération de Nelson Mandela, le leader de l’ANC, après vingt-sept années d’emprisonnement. Le cortège le raccompagnant chez lui passe par une petite route bordée de deux terrains. Sur le premier, des jeunes blancs s’entraînent au rugby. De l’autre, des enfants noirs jouent au football. Chacun de son côté, blancs et noirs, riches et pauvres, puissants et sans grades… C’est la loi de l’apartheid. Mais de toute façon, personne n’irait faire un pas vers l’autre. La haine est trop forte entre les deux communautés, résultat de plusieurs décennies d’injustices et de rebellions sanglantes.
Les blancs détiennent le pouvoir, les richesses, et n’ont pas envie de partager avec ceux qu’ils considèrent comme des sauvages impossibles à civiliser.
Les noirs rêvent de vengeance, et attendent avec impatience le jour où cette minorité colonisatrice devra quitter leur terre. Ils exècrent le rugby, ce sport de blancs bourgeois, et tout ce qu’il représente.
Par la grâce de la caméra d’Eastwood, le convoi de Mandela vient servir de jonction à ces deux clans séparés, fend symboliquement ce clivage absurde. Et l’emmène vers sa destinée : L’homme symbole de la lutte du peuple noir en Afrique du Sud est élu, en 1994, Président de la République Sud-africaine.
Son objectif est d’en finir avec ces années de conflits et de faire l’Afrique du Sud une nation multiraciale, une nation « arc-en-ciel ». Mais il se heurte d’une part à l’hostilité de la minorité blanche, et d’autre part à l’incompréhension de ses propres troupes, qui voient d’un très mauvais œil cette ouverture à l’ancien ennemi blanc.
Mais Mandela est obstiné. Il a une vision très noble de sa fonction, et une idée très précise de ce qu’il doit accomplir pendant son mandat. Il doit redresser l’économie du pays, faire régner l’ordre et la justice, montrer au monde que l’Afrique du Sud est redevenue une nation fréquentable. Il faut réussir la réconciliation nationale.
L’organisation de la Coupe du Monde de rugby va lui donner l’occasion de réaliser ce rêve. Contre l’avis de ses conseillers et de son ministre des sports, il va conserver tous les signes identitaires de la sélection nationale, de la couleur du maillot au surnom de « springboks », et s’appuyer sur les joueurs en place –très majoritairement blancs, dont le capitaine François Pienaar. En contrepartie, il va exiger des joueurs qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes pendant la compétition et qu’ils partent en tournée dans tout le pays à la rencontre de la population noire qui leur était hostile.
Nelson Mandela va ainsi réussir à faire comprendre aux rugbymen l’importance de cette coupe du monde pour la restauration de la cohésion nationale, et leur insuffler l’envie de gagner, de dépasser ses limites pour remporter la victoire de tout un peuple…
On sent ce qui a intéressé Clint Eastwood dans ce récit. Depuis toujours, mais plus encore depuis quelques films (le diptyque Iwo Jima, Gran Torino), celui à qui l’on a abusivement collé l’image d’un conservateur un peu facho et raciste propose au contraire des œuvres fortement humanistes, portant haut les valeurs de justice, d’égalité, de fraternité et prônant la réconciliation des peuples. Avec Invictus, il signe une belle ode à la tolérance, au brassage des ethnies, au partage des mêmes émotions.
Il aime aussi mettre en avant des figures héroïques humbles et discrètes. Les personnages de Nelson Mandela, de François Pienaar et des autres membres de l’équipe s’inscrivent dans la continuité des autres personnages d’Eastwood. On retrouve d’ailleurs chez Mandela l’aspect sacrificiel qui caractérisait certains de ses rôles. Le président sud-africain a dû délaisser sa famille pour obtenir le pouvoir et insuffler au pays une nouvelle dynamique, et il a dépensé beaucoup d’énergie à sa tâche, au point de mettre en péril sa santé.
L’hommage à cette figure historique, qui a obtenu le prix Nobel de la Paix pour son action, est totalement mérité et fort louable. Néanmoins, il tire le film vers l’hagiographie un peu simpliste. Que Mandela ait réussi à réformer son pays en profondeur est un fait. Que la victoire de l’Afrique du Sud lors de la coupe du monde ait généré une liesse populaire qui a aidé à la réconciliation nationale en est un autre – on ressent cette effervescence lors de chaque grande compétition. Mais que l’homme ait pu, comme semble le suggérer le film, transcender par son simple charisme les quinze springboks laisse en revanche plus dubitatif (3)… Là, Eastwood s’écarte de la véracité historique pour lui communiquer un souffle romanesque.
Par intermittence, on voit un peu trop les grosses ficelles du récit. Comme toute la partie centrée sur les gardes du corps de Mandela, qui appuie un peu maladroitement – et inutilement – le message du film.
Ce n’est d’ailleurs pas la seule des parties du film à venir encombrer le récit. Plusieurs petites histoires se mettent en place avant d’être un peu délaissées par le réalisateur. Ainsi, on regrettera que ne soient pas plus exploitées les relations de Mandela et de sa famille, ou celles de Pienaar et sa famille… Certes, ce ne sont que de petites pièces du puzzle, juste destinées à apporter une petite touche d’émotion supplémentaire au film, mais elles auraient pu apporter beaucoup plus. A commencer par cette petite touche d’ombre qui aurait pu conférer au film une autre dimension, un peu plus grave.
Ici, Eastwood privilégie pleinement un humanisme flamboyant, mais plein de naïveté. Ceci constitue à la fois un atout et un handicap. Atout parce qu’on se laisse toucher par cette belle histoire de fraternité. Handicap parce qu’on ne peut s’empêcher de déplorer l’absence de réflexion sur la situation actuelle en Afrique du Sud et les problèmes raciaux qui y subsistent…
Heureusement, l’ensemble fonctionne correctement. Grâce à trois éléments majeurs :
Les acteurs, déjà, tous impeccables. Matt Damon, qui prête sa carrure au capitaine des Boks, est bien dans son rôle, charismatique sur le terrain et effacé face à la stature de Mandela. Morgan Freeman est plus que convaincant dans la peau de l’ex-leader de l’ANC. Ce n’est pas pour rien que Nelson Mandela, le vrai, a affirmé qu’il serait l’acteur idéal pour l’incarner à l’écran. A leurs côtés, les seconds rôles livrent des performances discrètes mais efficaces.
La musique, ensuite. Comme dans tous les films d’Eastwood, elle est extrêmement importante. Elle donne ici de l’ampleur au récit, gagne en intensité au fil des minutes pour nous emporter avec la liesse populaire qui clôt le film. Du grand art, signé une fois de plus par Kyle Eastwood, le fils du cinéaste.
Enfin, la mise en scène d’Eastwood, sobre, classique, élégante. Le rythme est plus nerveux que d’ordinaire chez le cinéaste, sport oblige, mais les cadrages portent indubitablement la patte du cinéaste, reconnaissable entre mille.
Le plus époustouflant, c’est probablement toute la dernière partie. Alors que l’on s’attendait à ce que ce soit le point faible de l’œuvre… Eastwood réussit à rendre passionnante la finale entre les sud-africains et les All-blacks de Jonah Lomu, pourtant l’une des finales les plus ternes et les plus chiches en beau jeu de toute la (courte) histoire de la coupe du monde, et dont l’issue est connue dès le début… Il reprend alors une construction de film sportif classique, avec le point culminant de l’œuvre centré sur le dernier match, la dernière marche avant la victoire. Mais sans le pathos qui y est usuellement associé, remplacé par la subtile portée humaniste de l’œuvre, patiemment mise en place…
Invictus s’élève donc très nettement au-dessus de la mêlée des films sportifs hollywoodiens, et s’inscrit parfaitement dans l’œuvre de Clint Eastwood, reprenant les thèmes chers au cinéaste et ses habituelles figures héroïques. Mais sans vouloir faire la fine bouche, il s’agit cependant – une nouvelle fois – d’un opus « mineur » dans la filmographie conséquente du cinéaste. A quand un nouveau film de la trempe de Million dollar baby ?
(1) : « Invictus » signifie « invincible » en latin et est le titre du poème de William Ernest Henley qui aida Mandela à tenir pendant ses années de détention.
(2) : « Déjouer l’ennemi : Nelson Mandela et le jeu qui a sauvé une nation » de John Carlin – éd. Alterre
(3) : D’autant que des rumeurs de tricherie et de corruption ont longtemps entouré cette improbable victoire. Lors de la demi-finale contre la France, l’arbitre gallois, Mr Brevan, refusa deux essais parfaitement valables aux tricolores, et en accorda un autre, invalide, aux sud-africains, entre autres décisions contestables. Et avant la finale, les joueurs néozélandais furent étrangement atteints d’une intoxication alimentaire qui les handicapa lors du match décisif. Evidemment, même si cela a été le cas, cela reste pour la bonne cause puisque cela a aidé les ethnies à se rapprocher. Mais la légende en prend un sacré coup…
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Invictus
Réalisateur : Clint Eastwood
Avec : Morgan Freeman, Matt Damon, Robert Hobbs, Tony Kgoroge, Adjoa Andoh, Scott Eastwood
Origine : Etats-Unis
Genre : film sportif humaniste
Durée : 2h12
Date de sortie France : 20/01/2010
Note pour ce film : ˜˜˜˜˜™
contrepoints critique chez : Les blogs du diplo
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