En 1565, Ivan le Terrible, tsar de Russie, subit une cuisante défaite face à l’armée polonaise, avec laquelle il est en guerre depuis des années. Paranoïaque, il est persuadé d’être victime de trahisons opérées de l’intérieur.
Il manoeuvre pour obtenir les pleins pouvoirs et de mener à bien des purges contre tous ceux qui s’élèvent contre lui. Le clergé et les influents marchands de la ville, craignant le chaos en cas d’abdication du tsar, lui accordent toute autorité pour faire appliquer sa justice. Il s’entoure alors d’un groupe de féroces soldats, les opritchniki ou « chiens du tsar », qui s’en vont mugir dans les campagnes et y éliminer tous les traîtres ou assimilés comme tels, plongeant le pays dans un bain de sang.
Afin d’obtenir une caution religieuse à ses exactions, Ivan nomme un de ses amis d’enfance, Théodore Stephanovich Kolychev, au poste vacant de Métropolite de Moscou. Mais celui-ci, loin d’appuyer le tyran, prend au contraire ses distances, d’abord de manière prudente, raisonnée, puis de plus en plus frontalement…
Evocation conjointe de la vie d’Ivan le Terrible, l’une des figures historiques russes les plus connues, et de Saint Philippe de Moscou, Tsar est le premier film historique de Pavel Lounguine, un genre plutôt inhabituel pour ce cinéaste généralement ancré dans le monde contemporain. Et pour une première, il a fait les choses en grand. Le budget de 15 M$, imposant pour le cinéma russe, se voit à l’écran, dans les reconstitutions de scènes de batailles épiques, comme le massacre de Novgorod, ou la description de ce lieu étrange, décadent, mis en place pour le loisir du souverain : un parc d’attractions composé d’engins de tortures.
Mais si le film ne manque pas de séquences spectaculaire, c’est avant tout un film intimiste, qui repose principalement sur l’affrontement entre ces deux personnages forts, qui s’attirent et se haïssent simultanément, sur les joutes verbales entre le tsar illuminé, persuadé qu’il est devenu l’égal de Dieu, ou du moins son seul représentant valable sur terre, et l’homme d’église discret obligé de lui faire face, qui tente vainement de lui faire comprendre qu’il fait fausse route.
Pour les incarner à l’écran, Lounguine a eu la bonne idée de confier les rôles à deux immenses acteurs russes, Piotr Mamonov et Oleg Iankovski. Le premier, véritablement habité par son personnage, est impressionnant en Ivan le Terrible. Grâce à un jeu très physique, très nerveux, qui s’appuie sur les regards, les gestes, les mimiques, il communique toute la folie de ce souverain capable de passer en un instant d’une écoute tolérante et humble à une rage haineuse. Le second, dont ce fut le dernier film – il est décédé en mai 2009, au moment où Tsar était présenté à Cannes – est également excellent, passant d’un jeu hermétique, qui sied très bien à ce rôle de sage ecclésiastique, à quelque chose de plus irradiant, accompagnant la transformation progressive du personnage en figure sacrificielle, en martyr.
Le cinéaste s’appuie sur cet extraordinaire duo pour donner à son œuvre une dimension très théâtrale. La confrontation est d’abord feutrée, puis de plus en plus frontale, avec de bien funestes conséquences, laissant les personnages seuls face à leur destin. Le métropolite plongé dans la méditation et les prières, attendant la mort. Le tsar en proie à une immense solitude et une grande détresse, contemplant, dans un accès de lucidité tout le mal qu’il a causé à son peuple. Une conclusion toute shakespearienne…
Le cinéaste lorgne aussi du côté des maîtres du cinéma russe.
Sergueï Eisenstein, déjà, dont le triptyque sur Ivan le Terrible, grande fresque nationaliste initialement réalisée pour exalter les troupes lors de la seconde guerre mondiale, ne put être achevé, victime de la censure de Staline qui jugeait le sous-texte de l’œuvre trop critique vis-à-vis de sa propre politique de « purges ». Lounguine, lui, a pu aller au bout de son projet, et livre en filigrane, subtilement, une critique du pouvoir dans son pays, souvent confié à des hommes belliqueux aux égos surdimensionnés, avides de gloire, de conquêtes, de prestige national…
Andreï Tarkovski, ensuite. Car l’aspect politique, bien que prégnant, s’efface au profit d’une thématique mystique et philosophique que n’aurait pas désavouée l’auteur du Sacrifice. Avec Tsar, Pavel Lounguine confirme le virage pris par son œuvre depuis L’île, en 2008. Après avoir parlé des mutations de la société russe dans des films contemporains, de genres très variés, de la comédie au film noir, le cinéaste russe traite désormais du thème de la religion, évoquant la force de la spiritualité et de la foi dans un monde livré à la barbarie et à la folie des hommes. Il montre ici comment la foi est manipulée par les hommes de pouvoir pour avaliser leurs crimes abjects, mais aussi comment elle transcende les êtres, leur permet justement de s’opposer à l’horreur et de croire que la spiritualité est plus forte que les violences physiques…
Evidemment, Pavel Lounguine ne possède pas le génie des deux grands auteurs précités, et son Tsar manque parfois un peu d’intensité dramatique. Mais le film n’en demeure pas moins intéressant, porté par l’interprétation magistrale des deux comédiens principaux.
On attend désormais de voir si le cinéaste va continuer de développer sa thématique autour de la religion et du pouvoir, et quelle forme elle va prendre…
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Tzar
Réalisateur : Pavel Lounguine
Avec : Piotr Mamonov, Oleg Iankovski, Youri Kuznetzov, Alexandre Domogarov, Ramilia Iskander
Origine : Russie
Genre : steak tsar-tsar et foi de dévot
Durée : 1h56
Date de sortie France : 13/01/2010
Note pour ce film : ●●●●○○
contrepoint critique chez : Orthodoxie
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