Lorsque l’on voit l’affiche de Gainsbourg, en quatre par trois, avec cette belle volute de fumée s’échappant de la bouche de l’homme à la tête de chou, on se dit que l’on va avoir droit à une énième biographie sur un chanteur disparu, la classe en plus. Après tout, depuis le triomphe de la Môme, les grandes personnalités défuntes ont presque toutes eu droit à leur célébration posthume : Sagan, Coluche, Mesrine, en attendant Becaud et Montand. Mais si l’on regarde d’un peu plus près, on voit l’appellation « un conte de Joann Sfar ». Le spectateur se trouve soudainement intrigué. Serait-ce une vie rêvée du grand Serge ? Un fantasme géant projeté sur pellicule ? La vérité est ailleurs, et pourtant.
Joann Sfar, auteur de bande dessinée reconnu qui passe pour la première fois à la case cinéma, n’a pas voulu faire comme tout le monde. Et la première partie de son film lui donne entièrement raison. C’est le Gainsbourg crayonné puis animé qui apparaît, laissant place au jeune Lucien obligé de porter l’étoile jaune, fasciné par la gente féminine et convaincu de son talent de peintre. Puis on le retrouve étudiant aux beaux arts, cherchant vainement sa voie . C’est alors qu’intervient la grande idée de Sfarr : son double, surnommé « La Gueule », sorte de faux ange gardien qui va le suivre partout, dans ses pérégrinations nocturnes comme dans le lit de ses conquêtes. Ce personnage donne au film une formidable inventivité formelle et narrative et le chanteur-poète revit miraculeusement sous nos yeux. Grâce à cette tentative risquée mais payante, Sfar nous transporte dans un autre monde où naît le génie d’un homme curieusement passif, peu sûr de lui mais doté déjà d’un charme et d’une présence singulières qu’Eric Elmosnino portent à un très haut degré d’incarnation.
Eric Elmosnino et Laetitia Casta
On se souviendra longtemps de cette rencontre impromptue avec Juliette Gréco (belle présence d’Anna Mouglalis) ou de celle des Frères Jacques, qui, accompagnés de Boris Vian, vont pousser le chanteur à présenter son poinçonneur des lilas. Cette magie trouve son point d’orgue avec l’apparition fracassante de Brigitte Bardot, jouée par une Laetitia Casta d’une beauté sidérante bien qu’elle ne se détache jamais vraiment de son modèle. Cette histoire d’amour fou entre ces deux êtres fait résonner en nous de bien belles choses. Après la rupture, Jane Birkin (Lucy Gordon, tragiquement disparue) entrera en scène lors d’un rendez-vous enivrant et enivré, un pur moment de grâce.
Mais Sfar finit par tomber dans le piège qu’il avait jusqu’ici adroitement su éviter : le classique biopic. Tous les évènements de la vie du chanteur se mettent à défiler et l’enthousiasme du début laisse place à un récit convenu, fait de passages obligés (La Marseillaise, Bambou, la crise cardiaque), auxquels les reconstitutions n’apportent rien, si ce n’est d’être moins intéressantes que les évènements eux-mêmes. Comme si le réalisateur, soudainement écrasé par l’enjeu (et les demandes des producteurs ?) avait fini par se faire bouffer par Gainsbarre qui ne devient plus alors que l’image connue et rebattue.
Pour autant, il est impossible de terminer sur cette note. Même si le cinéaste n’est pas allé jusqu’au bout de sa folie, il n’en n’est pas moins l’auteur d’un projet hors norme, si rare dans notre cinéma hexagonal trop frileux, et il faut donc saluer la démarche artistique et personnelle d’un homme vénérant cet immense monsieur qu’était Gainsbourg, en ne trahissant, à aucun moment, ni son âme ni sa musique (admirables arrangements d’Olivier Daviaud). Serge Gainsbourg a rejoint depuis longtemps Melody Nelson et sa valse éphémère. Et il nous manque. Sfar nous le rappelle à sa manière. Aux armes… et caetera.