[Avertissement : Le film se prêtant au débat et à l’analyse, nous sommes obligés d’expliciter des éléments-clés de l’intrigue. Nous vous conseillons donc de la lire uniquement après avoir vu le film. D’ailleurs, allez-y vite, c’est un petit bijou…]
Prologue – Nous sommes dans un shetl d’Europe de l’Est, au XIXème siècle. Un brave paysan rentre chez lui après un accident de carriole. Comme il a été aidé par une de leurs vieilles connaissances, Reb Groshkover, il a invité ce dernier à souper. Mais quand il annonce tout cela à sa femme, celle-ci se raidit. Selon elle, le bonhomme est décédé depuis trois ans, et par conséquent, ne peut être qu’un dibbouk, un esprit malin occupant indûment le corps de leur vieil ami… Quand Groshkover arrive, elle lui manifeste tout de suite son hostilité. Il essaie de s’expliquer, de rassurer le couple, mais la femme le poignarde et il emporte le secret dans sa tombe. Etait-il un véritable démon profitant de la faiblesse de ses hôtes ? Ou bien une pauvre victime innocente ? Et dans ce cas, quelle est la morale de ce conte yiddish (totalement inventé) ? Qu’aider les autres peut conduire à sa propre perte ? Que les croyances imbéciles peuvent mener au drame ?
Pas le temps de vraiment y réfléchir que déjà commence la véritable intrigue d’A serious man, le nouveau film des frères Coen. Nous sommes cette fois en 1967, dans une petite ville du Midwest américain. On y fait la connaissance de Larry Gopnik, l’« homme sérieux » du titre, un professeur d’université discret et timide, qui obéit scrupuleusement à la morale imposée par la religion juive. Un père de famille qui tente de faire de son mieux, mais qui est un peu dans son monde, peu concerné par les problèmes du quotidien.
Et voilà qu’il se retrouve confronté à une succession de problèmes plus épineux les uns que les autres. Sa femme demande le divorce pour vivre avec une de leurs connaissances, Sy Abelman. Bien que la rupture soit totalement de son fait, elle demande à Larry d’aller s’installer à l’hôtel, et d’embarquer avec lui son frangin, qui squatte sur le canapé depuis des mois, dans un état quasi dépressif et plongé dans la rédaction d’une méthode de calcul infaillible pour gagner au jeu. Larry, dépité, ne trouve guère de réconfort auprès de ses enfants, deux sales gosses égoïstes. La fille aînée lui vole de l’argent pour se financer une opération de chirurgie esthétique du nez. Le cadet vole de l’argent à sa sœur pour payer le dealer à qui il achète de la marijuana et il est plus préoccupé par la mauvaise réception de l’antenne de télévision que par la préparation de sa bar-mitsvah…
Niveau professionnel, cela ne se passe guère mieux pour Larry. Un des ses étudiants, d’origine coréenne, déboule dans son bureau et lui demande de « modifier » sa note aux examens, en échange d’une très grosse somme d’argent. Pas spécialement au meilleur moment pour Larry, en lice pour un poste prestigieux de professeur titulaire, mais dont la candidature est menacée par des lettres anonymes mettant en cause son intégrité… Alors que, évidemment, il est totalement honnête et même outré de cette tentative de corruption. Et pourtant, il aurait bien besoin de cet argent, vu que sa femme s’ingénie à vider leur compte joint…
Pour couronner le tout, il y a aussi la présence perturbante de ses voisins. D’un côté, un type du genre facho, un peu comme le Walt Kowalski de Gran Torino, empiète sur sa propriété et envisage d’y construire un hangar à bateaux… De quoi faire intervenir un avocat…
De l’autre, une créature plantureuse qui aime prendre des bains de soleil nue et ne semble pas très farouche. De quoi faire monter le désir chez un Larry de plus en plus déboussolé.
Alors, pour tenter de surmonter ces épreuves, il cherche à obtenir l’aide éclairée des rabbins de la communauté. Il en verra trois. Autant de grands moments philosophico-ésotériques comiques, où les conseils ne sont livrés que par le biais de métaphores – une histoire de parking et une histoire de dentiste – qui embrument encore davantage le cerveau de notre pauvre héros…
Larry cherche à comprendre le sens de tous ses malheurs. Pourquoi Hachem (Dieu) le persécute-t-il ainsi ? Comment surmonter toutes ces épreuves qui lui sont infligées à lui, un honnête homme ? Sont-elles des manifestations divines ? Si oui, comment comprendre les signes qu’il envoie ? Pourquoi ? Comment ?…
Que de questions qui tourbillonnent dans sa tête ! Mais il faut dire que tout ce qui arrive à ce pauvre homme n’est franchement pas juste. Lui, si droit, si intègre, si prompt à se laisser marcher sur les pieds par peur de heurter ses interlocuteurs, fussent-ils ses pires ennemis, accumule les emmerdements tandis que son entourage, une bande d’individus égoïstes, trompeurs, manipulateurs et menaçants, s’en tire (à peu près) à bon compte… Il faut voir comme il accède sans ciller aux demandes de sa future ex-épouse et au nouveau compagnon de celle-ci, un type insupportablement mielleux et paternaliste qui ne cesse de lui répéter que « tout va bien se passer »…
Tu parles… En fait, rien ne va bien se passer… Au contraire, plus le film avance, plus la situation devient inextricable pour Larry, englué dans les dilemmes moraux, les problèmes financiers, les frasques familiales…
Les frères Coen lui font subir les pires catastrophes, les épreuves les plus lourdes possibles, avec une « intolérable cruauté » à la fois effrayante, car elle touche à des choses essentielles, universelles, et irrésistiblement drôle.
Pour les juifs, l’humour a toujours été une façon d’affronter les drames de l’existence, de supporter l’horreur de certaines situations, d’aborder leur propre condition humaine.
Certes, les deux cinéastes n’ont jamais clairement clamé leur appartenance à la communauté juive, mais c’est bien dans ce milieu et cette religion qu’ils ont grandi, d’ailleurs à la même époque et dans un environnement similaire à celui décrit dans le film, et il est donc tout à fait normal que l’humour soit l’une des caractéristiques majeures de leur filmographie, présent même dans leurs œuvres les plus noires.
Ici, il faut bien cela pour supporter le catalogue de malheurs présenté à l’écran. Tous les problèmes auxquels on peut être confronté au cours d’une vie sont exposés : problèmes de couple, problème d’éducation des enfants, stress professionnel, chômage, querelles de voisinage, accident de la route, situation financière difficile, crise de foie ou de foi, deuil et pour finir, la mort, dernière étape de notre vie terrestre ou de notre vie tout court, selon les croyances… Elle est abordée dans les dernières séquences, conclusion surprenante qui ne manquera pas de faire couler beaucoup d’encre et alimentera probablement les forums de discussion sur internet…
Larry, apparemment sur la pente ascendante après être tombé au fond du gouffre, remonte la pente doucement, mais est criblé de dettes. Alors il finit par accepter le pot de vin de son étudiant coréen. Dans l’instant où il commet cet impair, il reçoit un appel de son médecin, lui annonçant que les résultats de ses examens ne sont pas bons et qu’il veut le voir au plus vite, ce qui laisse à penser qu’il est gravement malade, voire condamné… Au même moment, son fils règle la dette qu’il avait contractée auprès de son dealer, et une tornade fonce vers lui et ses camarades de classe…
Quelle est la signification de cette fin étrange, encore plus cruelle que tout ce qui s’est mis en place jusque-là ?
On peut éventuellement la trouver dans Le livre de Job, dont semblent s’être inspiré les frères Coen pour mieux le détourner. La structure de ce passage de l’Ancien Testament (1) et celle du scénario du film ont bien des points communs : Comme Larry, le vertueux Job est mis à l’épreuve par Dieu et endure bien des souffrances. Trois de ses amis, soit le même nombre que les rabbins dans le film, sont là pour le soutenir et le conseiller. Mais ils considèrent que, Dieu étant par essence juste et bon, si Job est puni, c’est qu’il a forcément commis un péché.
Un quatrième personnage lui explique que Dieu est miséricordieux et qu’il n’existe pas de choses telles que la justice divine, que Job doit garder la foi et endurer les épreuves qui lui sont proposées. Au final, Dieu apparaît sous la forme d’une tempête (tiens, tiens…), pour donner des explications à Job, qui lui est resté fidèle jusqu’au bout, et restaurer sa fortune et sa vie d’autrefois…
Sauf qu’ici, on a plutôt l’impression que c’est bien la colère divine qui s’abat sur Larry, qui, lui, a fini par faire un écart de conduite morale, corrompu par l’argent de son étudiant.
Petite faute, grandes conséquences…
Mais on n’est pas obligé d’aborder le film par l’angle religieux. Le cinéma des frères Coen n’a jamais versé dans le prosélytisme et il n’est d’ailleurs même pas certain qu’ils soient particulièrement croyants…
En se débarrassant de toute considération religieuse, on peut voir A serious man comme le portrait d’une société en train de perdre le sens des valeurs morales, avec au cœur des perturbations, l’argent, qui corrompt tout le système. Tous les personnages sont d’une façon ou d’une autre obsédés par l’argent : Larry, suite à tous ses problèmes, est quasiment ruiné, ce qui le pousse à accepter le « cadeau » de son étudiant ; sa femme vide le compte en banque pour pouvoir financer les avocats du divorce, avec en jeu, évidemment, tous les biens du couple, et elle le sollicite pour financer les obsèques de son meilleur ennemi ; son frère est un véritable parasite qui s’incruste au sein de la famille et ne cause que des ennuis, il se concentre exclusivement sur sa méthode infaillible pour gagner au casino. L’argent, toujours l’argent… Enfin, les enfants volent ou se volent de l’argent pour financer des choses futiles (un acte de chirurgie esthétique de pure vanité), ou illicites (l’achat de drogue), et préfigurent la mutation de la société américaine à la fin du XXème siècle.
Le film se passe en 1967 et marque la fin d’une époque dorée, celle de l’American way of life idéalisée des années 1950. L’Amérique vient de se lancer dans la guerre du Vietnam. La crise pétrolière est pour bientôt, et le règne des traders et des magouilles financières arrive… (toute ressemblance avec la société américaine actuelle n’est peut-être pas fortuite…)
Ce déclin annoncé de l’Empire Américain pourrait être symbolisé par le brave Larry, puritain rongé par la maladie ou par cette tempête en approche sur la ville, et explique cette phrase curieuse prononcée en toute fin de film : « le drapeau [américain] va tomber… ».
On peut encore analyser le film selon l’angle de vue de Danny, le fils de Larry. Après tout, c’est avec lui que l’intrigue commence. La caméra, d’un mouvement élégant qui rappelle ceux utilisés dans Barton Fink, sort de son conduit auditif alors qu’il écoute une chanson de Jefferson Airplane (2) plutôt que son professeur de religion, qui annone platement sa leçon.
Dans le film, il est sur le point de faire sa bar-mitsvah, cérémonie rituelle de passage à l’âge adulte. Cette maturité va s’acquérir dans la douleur, la tornade s’abattant sur lui pouvant être assimilée à la mort de son père – événement perturbant qui rappelle à chacun la fragilité de la vie humaine – et aux responsabilités qui désormais vont peser sur lui. Là encore, les frères Coen ayant à peu près eu l’âge du garçon à cette époque-là, on peut se demander s’il n’y a pas une part d’autobiographie là-dedans…
Alors, où se situe la vérité ? Où trouver la clé du film ? Nulle part, partout…
Que veulent signifier les frères Coen ? Rien… Et tout en même temps.
Il ne sert à rien de chercher à tout analyser.
Le film aborde les grandes questions existentielles, mais ne prétend pas en donner les réponses. Quel est le sens de la vie ? Dieu existe-t-il ? On ne peut pas savoir…
Tout le film repose sur ce principe d’incertitude exposé par Larry à ses élèves. Ni les mathématiques, ni la religion ne permettent de répondre avec exactitude à ces questions cruciales. Toutes les petites histoires contenues dans le scénario, du prologue, aux récits des rabbins – une histoire de parking et une histoire de dentiste – semblent converger vers la même morale : il est vain de chercher à comprendre certaines choses qui nous échappent. Il faut vivre avec, et essayer de leur faire face avec ses propres moyens.
La véritable clé du film se situe sans doute dans la citation qui sert de préambule à l’œuvre : « Accepte avec simplicité ce qui t’arrive »
Alors acceptons avec simplicité les belles performances de ces acteurs inconnus, mais tous très justes et très drôles. Acceptons avec simplicité cette fable sur le sens de la vie, sur le rôle de la morale. Acceptons avec simplicité ce petit bijou d’humour noir et d’intelligence que nous offrent les frères Coen. Acceptons avec simplicité cette belle leçon de cinéma et ce qui est probablement leur meilleur film depuis Barton Fink.
Bref, A serious man est un chef d’œuvre…
(1) : Le Livre de Job est présent dans le Tanakh, la Bible Hebraïque et l’Ancien Testament. Le personnage de Job est évoqué dans tous les principaux ouvrages religieux – Bible, Coran et Torah.
(2) : « Somebody to love », dont voici un extrait des paroles, en rapport avec le propos du film, reprises plus tard par le rabbin le plus expérimenté :
« When the truth is found to be lies
and all the joys within you dies
don’t you want somebody to love
don’t you need somebody to love
wouldn’t you love somebody to love
you better find somebody to love »
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A serious man
Réalisateurs : Ethan & Joel Coen
Avec : Michael Stuhlbarg, Sari Lennick, Richard Kind, Fred Melamed, Aaron Wolff, Adam Arkin, George Wyner
Origine : Etats-Unis
Genre : comédie métaphysique/existentielle
Durée : 1h45
Date de sortie France : 20/01/2010
Note pour ce film : ●●●●●●
contrepoint critique chez : Studio/Ciné Live
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